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Allen Ginsberg

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Dubrovnik, par Allen Ginsberg

DUBROVNIK
Colonnes de marbre blanc dans la cour du Rectorat
au bout d'une rue marbrée de blanc dans la citadelle de Dubrovnik-
Toutes les flottes coulées, les empires déchus, les Doges tous rangés en squelette et les Turcs évanouis en poussière
Guerres mondiales passées au pilonnage du canon au gaz moutarde et en Führers remontés aux amphétamines -
Le roulement de tambour de Beethoven batte de nouveau entre les murs de pierre
Vestes blanches et cravates noires, les créateurs de coups de tonnerre dissonant se concentrent sur leur partition
S'inclinant, le joueur de timbale tend l'oreille à l'héroïque vibration de son tympanon de cuivre de concert-
Les contrebassistes, barbus avec des lunettes d'écaille, jeunes ou vieux, pincent de leur majeur de minces cordes animales-
Les joueurs de basson pressent leurs lèvres sur de creux roseaux de bois,
Exaltés, les violonistes manient leur archet- Le premier violon
à la barbe réfractaire (à son pupitre avec une jeune fille en robe de soirée noire) attend patiemment que l'orchestre s'accorde en do-
Le chef d'orchestre remue sa baguette et ses coudes pour faire rebondir le grand tempo beethovénien
Transpirant dans l'air frais de l'Adriatique à dix heures et quart, un col blanc autour du cou, une queue de pie noire et des manchettes en celluloïd, des chaussures noires à hauts talons il tourne la page du Premier Mouvement sur papier glacé-
Les cuivres sonnent, les trompettes soufflent, les cors résonnent pour Napoléon!
Le chef d'orchestre fait monter le ton au crescendo! Bam! Bam! Bamb!
Mais Beethoven est dégoûté de Napoléon et raya le nom de son héros de la page des dédicaces-
Maintenant la Marche Funèbre! J'avais l'habitude de l'écouter à la radio pendant la Guerre d'Espagne à Paterson-
Enfin je sais que ce sont les bassons, ils portent des hullulements de haute élégie
enfin je vois les violoncellistes inclinés dans leurs chaises, les violoncellistes se ployant vers l'avant, les contrebassistes debout au regard triste
comme tous s'inclinent ensemble devant les lugubres lamentations et la marche funéraire pour l'Europe
La fin de la liberté de Dubrovnik, le cri imbécile: Sur Moscou en avant Marche!
Les musiciens de Dubrovnik prennent leur revanche sur Napoléon,
en jouant les accords héroïques de Beethoven dans un château nocturne au bord de mer-
Les globes électriques sur les pupitres de fer forgé illuminent l'année 1980 (et l'empereur Napoléon et Beethoven tous les deux ne sont que crânes ronflants)
dans le bâtiment reconstruit du Rectorat, une salle de concert pour touristes
le coeur de Beethoven palpite dans les percussions, sa respiration se fait haletante, la violoncelliste à la robe noire et le chef d'orchestre barbu agitent leurs bras.
La fugue funèbre commence! La mort des Rois, le hurlement des multitudes révolutionnaires
et le Moyen-Age s'effondre devant la Révolution industrielle
un clairon mystérieux! Une large respiration cuivrée!
des rangées sereines de villes insulaires dans la langue des violons,
tissé dans l'aller et retour des violons aux bassons-
Le tambour rythme le pas sourd des Porteurs du Cercueil-
au-delà des toits l'air d'une triste mélodie émerge,
pas de chat silencieux sur les tuiles rouges, les cordes montent plus triste-
une gueule brisée de lion se détache sur la fontaine murale de la cour en stuc blanc
Maintenant rats et lions se font la chasse autour de l'orchestre des cordes violonnées au staccato des basses en boyau de chat-
L'écho des cors de chasse s'épanouit contre les blocs de marbre de l'escalier-
Napoléon s'est fait couronner empereur par le Pape!
Incroyable! Les bombes atomiques tombent sur le Japon! Hitler attaque la Pologne! Les Alliés bombardent au phosphore Dresde vivante ! L'Amérique s'en va t'en guerre-
Maintenant violons et bois s'élèvent en contrepoint vers un bombardement tonnant! timbales, guerroyez! Boum, Boum! fin du Scherzo!
Le final- Marchant sur la pointe des pieds au long de l'Histoire, Pizzicato aux violoncelles et violons à mesure que la marche du temps avance.
Courant le long des veines, mélodie de la Victoire, la Libération de l'homme de l'état!
C'est une grande danse, un festival, chaque instrument se mêlant pour le grand Oui!
Qui ne serait heureux de rencontrer Beethoven à Iéna en 1812 ou en 1980! C'est un monde bien petit, qui se tient debout pour chanter comme seul un grand coeur qui bat!
Se préparant pour l'extatique danse européenne! Nous voilà qui partons sur une oreille puis sur l'autre, à pas de titan au travers de l'Europe centrale-
Puis une valse pour calmer la joie, Mais la grande danse reviendra comme l'éternité, comme Dieu comme
un ouragan un tremblement de terre une création beethovénienne
une Europe nouvelle! Un nouveau monde de Liberté d'il y a presque 200ans
Prophétisé au travers de cuivres et de boyaux de chat, archets de bois et souffle
Battement de coeur gigantesque du sourd désir lancinant de Beethoven-
La prophétie d'une Europe enfin solide heureuse pacifique et juste-
Grande comme les trompettes de la 3ème Symphonie.
L'unification de la planète! Le triomphe de la Lune! L'Humanité libérée par la musique!
Assez pour vous faire pleurer au beau milieu du Rectorat en pensant à la
bombe d'Einstein explosant au-dessus de sa tête-
Au milieu d'une note, une interruption! Une averse!
Le chef d'orchestre s'essuie la tête et s'enfuit,
contrebasses et violoncelles quittent leurs instruments et disparaissent dans les loges
Cors, Bois, Violons et Bassons jettent un oeil à la saucée et s'éparpillent sous les balcons
au milieu d'une note, au milieu d'un grand Pas de Satyre,
Pouf! La pluie remplit tout le ciel!
Les musiciens et le public s'enfuient sur le sol pierreux de la cour
Allen Ginsberg, Dubrovnik, 14 octobre 1980 (Traduction de Patrick Hutchinson)

Copyright © Allen Ginsberg / La République des Lettres, mardi 01 mars 1994

 

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Paris, mercredi 19 novembre 2008