Allen Ginsberg
Ode au Plutonium, par Allen Ginsberg
ODE AU PLUTONIUM
I.
Quel nouvel élément est-il surgi devant nous que la nature
n'a pas conçu ? Se peut- il qu'il y ait quelque chose
de nouveau sous le soleil ?
Enfin, Whitman, de curiosité transi, enfin voilà pour toi
une épopée moderne, détonnante et scientifique
Tout d'abord dans l'inconscience, par le Docteur Seaborg,
d'une main toxique, nommé d'après la planète de la mort
à travers la mer d'au delà d'Uranus
Dont le minerai chtonien a engendré ce Seigneur de Hadès,
géniteur de furies vengeresses, roi de l'Enfer
multimilliardaire, autrefois adoré
Avec du sang de mouton noir, égorgé par un prêtre
à la face détournée devant les mystères souterrains
dans ce temple unique, celui d'Eleusis,
Perséphone verte printanière, promise par son ombre
inexorable, Déméter, mère des asphodèles,
aux larmes de rosée,
Sa fille aux cryptes du sel, par neige blanche, grêle noire,
grise pluie ou glace polaire ensevelie, depuis
d'immémoriales saisons, avant
Que le Poisson au ciel ne s'envole, qu'un Bélier
ne meure auprès du buisson étoilé, que le Taureau
ne piétine ciel et terre
Que Gémeaux n'inscrivent leur mémoire dans l'argile
ou que Deluge ne sévisse sous le Crabe
Pour laver le crâne de cette mémoire, que Lion ne renifle
la brise aux relents de lilac dans l'Eden --
Avant que ne commence à tourner sur ses douze gonds
la Grande Année, que les constellations ne démarrent
la noria ensoleillée des vingt quatre mille années
Tournant lentement autour de l'axe du Sagittaire, retournant
cent soixante mille fois encore vers cette nuit
Némésis radioactif gisais-tu déjà au commencement, dévastateur
noir muet hébété sans langue inodore souffle
de la Désillusion ?
Je manifeste ici ta Parole Baptismale après quatre milliards
d'années de sommeil
Je dévine ton lieu de naissance dans la Nuit Orpheline, je salue
ton atroce présence durable majestueuse à l'égal
de celle des Dieux
Sabaoth, Jéhovah, Astapheus, Adonaï, Elohim, Iao, Ialdabaoth,
Aïon né de l'Aïon, ignorance engendrée dans
une Abysse de Lumière perdue,
Reflet de Sophia au scintillement pensif de galaxies tourbillons
d'écume d'astres chétifs argentés comme les cheveux
sur la tête d'Einstein !
Père Whitman, je célébre une matière qui consigne le Soi à l'oubli
définitif !
Sujet grandiose qui annihile les prières de tant de mains
tâchées d'encre, de tant de pages receuillant les Immortalités
de tant d'orateurs inspirés des âges passés,
J'exhale maintenant ton chant, entonnant la bouche ouverte
vers le ciel spacieux par dessus les usines silencieuses
de Hanford, Savannah River, Rocky Flats, Pantex, Burlington,
Albuquerque
Je le hurle à travers Washington, la Caroline du Sud, le Colorado,
le Texas, l'Iowa, le Nouveau Mexique,
Là où les réacteurs nucléaires accouchent d'une Chose neuve sous le soleil,
où les usines de guerre de Rockwell fabrique ce détonateur
substance de mort dans des bains de nitrogen,
Où Hanger-Silas Mason assemble l'arme épouvante en secret par
dizaines de milliers, où Manzano Mountain
s'enorgeuille de stocker
Sa décomposition épouvantable tout au long de 240
millénaires tandis que notre galaxie tournera en spirale
autour de son nébuleux noyau central.
Je pénètre tes lieux secrets par l'esprit, ma parole se revêt de ta présence,
je rugis de ton rugissement de Lion avec ma bouche
mortelle.
Un seul microgramme aspiré dans un poumon, dix livres de poussière
de métal lourd à la dérive au ralenti par delà
les Alpes grises
Pour atteindre l'ensemble de la planète -- combien de temps encore
avant que ton éclat aveugle n'irradie pestilence
et mort vers tous les êtres vivants et sensibles ?
Que tu entres en mon corps ou non, j'insinue en chantant
mon esprit en toi, Poids Inapprochable,
Elément lourd si lourd réveillé je donne voix ici à ta conscience
à travers les six mondes
Je chante ta Vanité Absolue. Oui, monstre de Colère, oui,
mis bas dans la terreur O plus
Ignorant et bas chaînon de la matière jamais créé contre-nature sur
cette terre ! Démence illusoire des empires métalliques !
Destructeur de Scientifiques avides du mensonge ! Abîme dévastateur
de généraux cupides, Incinérateur d'armées et creuset des guerres !
Jugement des jugements derniers, Vent Divin par dessus
les nations vengeresses, Insomnie de Présidents, Honte,
Scandale de mort des politiciens du Capital! Ah, civilisations
inutilement industrieuses!
Chancre d'abomination satanique destiné aux multitudes
qu'elles soient instruites ou analphabètes! O concrétisation
de l'image des praticiens de la Négromancie!
J'ose dire ta Réalité, je te défie dans ton être même! Je publie
ici ta cause et ton effet !
Je fais tourner la roue de l'esprit autour de tes trois mégatonnes !
Ton nom sonne à l'oreille de l'humanité ! Je donne corps
à tes pouvoirs ultimes!
Mon éloquence va au devant de ton Mystère tant vanté ! Ce
mien souffle dissipe tes peurs de bravache ! Enfin je chante
ta forme véritable
Derrière tes murs de béton et d'acier, à l'intérieur de ta forteresse
de caoutchouc de tes boucliers de silicone translucide
à l'abri de caissons et de bains d'huile,
Ma voix résonne à travers les boîtes à gants robotiques et
les étuis de lingot et les échos de voutes sous tension
à l'atmosphère inerte,
Je pénètre en esprit et à haute voix dans tes cercueils à barres
sous terre sis sur des trônes insonorisés et sur des lits
de plomb
O Densité ! Cet hymne sans poids sonnera la trompette du reveil
de la transcendence au travers de tes cryptes inaccessibles,
pénètrera le secret de tes portes de Fer pour violer
la Chambre Infernale !
Par dessus ta vibration maléfique flottera cette audible harmonie
en rythme, ces sons de jubilation sont du miel, du lait, de l'eau
adoucie à l'hydromel
Que je verse ici sur ce sol bloc de pierre noire, ces syllabes
sont les grains d'orge que j'éparpille sur le coeur
du Réacteur,
J'entonne ton nom avec des voyelles vides, je psalmodie
ton Sort à ton oreille, mon souffle presque immortel
sera toujours à murmurer à ton chevet
Pour prononcer ton Destin, je grave ces vers prophétiques
sur les murs de ton mausolée pour à jamais
t'enfermer avec le Diamant de Vérité ! O Plutonium,
c'en est fait de toi !
II.
Le Barde veille et arpente ainsi l'histoire du Plutonium depuis
minuit éclairé par les vapeurs méphitiques des lampadaires
jusqu'aux premières lueurs de l'aube
En contemplant avec horreur cette tranquille conjoncture
politique qui distribue entre Nations ses formes mentales
grâce auxquelles prolifèrent les bureaucraties armées
Atrocement, industries sataniques, projections de forces
coûtant pas moins que Cinq Cents Milliards de Dollars
Autour du monde, à l'heure même où ce texte est composé
à Boulder, au Colorado, face aux contreforts des Rocheuses
Douze kilomètres au nord de l'usine nucléaire de Rocky Flats
aux Etats-Unis d'Amérique du Nord, en Hémisphère
Occidentale
De la planète Terre six mois et quatorze jours sur le trajet
de notre Système Solaire emporté dans sa Galaxie Spirale
En l'an local depuis l'emprise du dernier Dieu dix-neuf
cent soixante et dix-huit
Poème achevé alors que des nuages jaunes indistincts
s'illuminent à l'Est, par dessus la ville de Denver City
par l'aube blanchie,
Ciel bleu et transparent se creusant profond et spacieux
autour de l'étoile du matin par dessus le balcon
en surplomb
Au dessus de quelques voiture garées contre le trottoir en
contrebas de la crête aux rochers parsemée de pins
de Flatiron,
Montagne ensoleillée, prairies en pente jusqu'aux falaises
couleur rouille par dessus les toits de la ville en brique
rouge
Alors que les moineaux se réveillent en rixe pépient
à travers les arbres verdoyants et feuillis de l'été sur
Marine Street
III.
Je dédie cette ode à vous O Poètes, Orateurs de l'avenir, à toi
Whitman doux père alors que je me retrouve à tes côtés, vous
Congrès américain, vous, gens d'Amérique,
Vous médiateurs de l'âge présent, amis et maîtres spirituels,
Vous, O Maître des Arts du Diamant,
Reprenez en main cette roue de syllabes, ces voyelles, ces consonnes
jusqu'à bout de souffle,
Absorbez en votre coeur cette inhalation, poison noir, expirez
cette bénédiction de votre poitrine sur notre création
Forêts villes océans déserts rochers plats montagnes
dans les Dix Directions, pacifiez-les, avec cette exhalation
Cette Ode au Plutonium, enrichissez-la, afin de pulvériser
son vain tonnerre parmi les univers mentaux
de notre monde terrestre
Magnétisez ce hurlement de compassion sans coeur, anéantissez
cette montagne de Plutonium avec la parole ordinaire
de l'esprit et du corps,
Chargez de puissance ce souffle-gardien de l'esprit parti, au devant
parti, parti de moi , au delà de moi, Réveillez-vous espaces
à ce mien cri Ah !
(Traduction de Patrick Hutchinson dédiée à George W. Bush, Mahmoud Ahmadinejad, Nicholas Sarkozy, Vladimir Poutine et quelques autres "Bergers des peuples" contemporains...!)
Copyright © Allen Ginsberg / La République des Lettres, jeudi 06 décembre 2007
|