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La République des Lettres

Jean-Paul Sartre

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Existentialisme : Jean-Paul Sartre au Proche-Orient.

Par Kania Chettouh / La République des Lettres, dernière mise à jour le mardi 23 juin 2009.

De 1948 à 1967, l'existentialisme sartrien était très en vogue au Proche-Orient. Convoqué par les nationalistes laïcs du Baath appartenant à la petite bourgeoisie arabe pour contrer le communisme et l'islamisme se disputant alors la domination de leur région, ce courant avait des échos très favorables chez les lecteurs arabes du Levant. Ils y trouvaient la réponse à l'angoisse qu'avait suscitée en eux la perte de la Palestine et appréciaient la philosophie de liberté, d'action et d'engagement dont ils avaient besoin dans la conjoncture particulièrement délicate de l'époque. Mais au départ, comme l'athéisme de Jean-Paul Sartre pouvait entraver la diffusion de ses idées parmi les lecteurs du Machreq, les médiateurs arabes adoptèrent des stratégies diplomatiques pour faciliter la réception de ses oeuvres et même leur assurer un énorme succès. Cet article les passe en revue, décrivant la fortune de Jean-Paul Sartre au Proche-Orient où il fut accueilli avec beaucoup d'enthousiasme jusqu'en 1967, date à laquelle il fut définitivement congédié de cette aire culturelle car sa position pro-israélienne lors de la guerre des Six Jours lui valut la réputation de renier sa propre pensée et d'être dépourvu de tout discernement politique.
La réception de l'existentialisme au Proche-Orient de 1948 à 1967.
La pensée existentielle moderne se divise en deux courants: l'existentialisme croyant (théiste ou chrétien) et l'existentialisme athée. Les existentialistes croyants les plus célèbres sont, au XIXe siècle: Soren Kierkegaard (1813-1855), Danois théiste, né de parents protestants. Sa philosophie est anti-ecclésiale opposée à l'idéalisme de Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Il est le premier à appeler l'objet "en-soi" et le sujet "pour-soi". Selon lui, on peut décrire "l'en-soi" mais on ne peut dire pour quelle raison il est là, alors que le "pour-soi" est, d'après lui, un projet. Quant à la foi, il la considère comme une communication avec Dieu, non comme des rites inchangeables ou des dogmes fixés définitivement à l'avance. Au XXe siècle: l'Allemand Karl Jaspers (1883-1969), plutôt théiste, et le Français Gabriel Marcel (1889-1973), représentant de l'existentialisme chrétien qui insiste sur le contraste entre la faiblesse et l'angoisse de l'Homme et la transcendance, la toute puissance et l'Absolu de Dieu. Pour Gabriel Marcel, l'Homme doit toujours s'efforcer de se rapprocher de Dieu pour tenter d'atteindre la perfection, et cela en étant un chrétien authentique.
Quant à l'existentialisme athée, dont l'essor est plus important que celui de l'existentialisme croyant, il est représenté au XXe siècle en France par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, qui se sont inspirés de l'Allemand Martin Heidegger (1889-1976). Ce dernier est considéré comme athée en raison de son opposition à la métaphysique et à l'absence de toute référence à Dieu dans sa philosophie. Pour sa part, Jean-Paul Sartre affirme clairement son athéisme et en tire toutes les conséquences. Il insiste sur la liberté de l'être humain, sa responsabilité et sa subjectivité. Selon lui, chaque personne est unique et responsable de ses actions et de son avenir dans sa totalité. Il s'inspire de la phénoménologie et de l'existentialisme allemands en créant un courant philosophique et littéraire très en vogue dans les années quarante, quand certains en faisaient même un mode de vie à Saint-Germain-des-Près. Partant du postulat que Dieu n'existe pas, Jean-Paul Sartre affirme que l'existence du "pour-soi", c'est-à-dire de l'Homme, précède son essence. Si l'essence d'une maison, par exemple, à savoir son plan ou son idée, est dans l'esprit de l'architecte avant sa construction, il ne peut en être de même pour l'Homme dans la mesure où son créateur n'existe pas. Et comme l'existence de l'Homme précède son essence, c'est à lui de choisir cette essence en toute liberté et de la déterminer à travers ses actes, non à travers ses pensées. Pour cette dernière idée, il rejoint Karl Marx. D'autre part, l'inexistence de Dieu entraîne l'absence de toute morale préétablie. Fedor Dostoïevski n'a-t-il pas dit: "Si Dieu n'existe pas, tout est permis" ? Par conséquent, il appartient à l'Homme de définir le Bien et le Mal, en ayant toutefois un garde-fou très important qui réside dans le fait qu'il doit toujours penser que son choix engage l'humanité tout entière. Ainsi, par exemple, une personne pourrait s'estimer libre de voler ou même de tuer, étant donné qu'elle est libre de voir du bien dans ces actes-là. Mais du coup, elle s'apercevra que, selon cette logique, elle pourra forcément être elle aussi victime de ces exactions et elle arrivera ainsi, ne serait-ce que pour de simples intérêts égoïstes, à considérer son choix capable d'engager tous les êtres humains puisqu'ils sont, eux aussi, libres de faire un choix identique au sien. Ainsi, la liberté est-elle toujours liée à la responsabilité. Etant libre et même "condamné à la liberté", l'Homme est responsable de ses actes et même de son avenir. A ce propos, Jean-Paul Sartre dit que "L'Homme n'est ni un sujet ni un objet mais un projet". Tout déterminisme est donc aboli, qu'il soit religieux, (puisqu'il n'y a ni Dieu, ni destin, ni vie future dans un autre monde) ou psychologique ( le rôle de l'inconscient étant considéré comme une fuite devant la liberté et une manifestation de la "mauvaise foi") ou matériel (on ne choisit pas de naître riche ou pauvre, mais si on en fait notre être, ça serait une attitude de mauvaise foi, de fuite devant la liberté que nous avons de changer cette situation, d'où à l'époque l'opposition de Jean-Paul Sartre au matérialisme et au marxisme, dont il ne se rapprochera que beaucoup plus tard en écrivant sa Critique de la raison dialectique. Définissant son existentialisme comme étant une philosophie de liberté, de responsabilité, d'action et de réalisme, Jean-Paul Sartre s'est opposé dès le départ à ce qu'il considérait comme des déterminismes: la pensée religieuse et le communisme. Ce n'est pas un hasard si son oeuvre fût interdite par le Vatican en 1949 et si les communistes la critiquèrent systématiquement, taxant sa philosophie de subjectiviste et de bourgeoise. Et c'est justement pour ces raisons-là que son existentialisme fut importé par les intellectuels arabes appartenant à la petite bourgeoisie du Proche-Orient, afin de contrer les deux idéologies qui se disputaient la domination de leur région dans les années cinquante, à savoir: le communisme et le conformisme religieux, notamment l'Islamisme.
Au premier, ils reprochaient le cosmopolitisme qui fait des marxistes arabes d'"éternels candidats à la trahison", selon l'expression de Souheil Idris (1). Au demeurant, ils énuméraient beaucoup de situations où ils avaient soutenu l'étranger communiste au détriment du national non communiste, et considéraient les communistes syriens, par exemple, comme responsables de l'échec de l'union syro-égyptienne (2). D'autre part, les nationalistes arabes du Levant rejetaient avec la même virulence le cosmopolitisme des Islamistes, leur reprochant de défendre les intérêts d'autres musulmans quand ils s'opposaient à ceux de leurs compatriotes non musulmans, comme ils l'avaient fait auparavant avec les Ottomans. A ces reproches, ils ajoutaient d'autres défauts attribués aux communistes et aux islamistes arabes, parmi lesquels le dogmatisme, le rejet de toute critique, l'interdiction de toute autocritique, à tel point qu'ils les accusaient même d'exercer sur leurs adeptes une dictature morale exigeant d'eux une obéissance et une discipline quasi militaires. En réalité, les motivations fondamentales des médiateurs arabes qui importèrent l'existentialisme sartrien au Proche-Orient consistaient à défendre trois causes en même temps:
1) Celle de la petite bourgeoisie arabe.
2) Les intérêts politiques spécifiques aux nationalistes arabes de cette région.
3) Et enfin leur liberté de pensée et d'expression.
Ce n'est donc pas un hasard si l'existentialisme a été traduit, étudié et commenté par les partisans du parti Baath avant sa conversion au socialisme, lorsqu'il prônait avant tout la laïcité. D'ailleurs, son leader, Michel Aflaq, a clairement déclaré qu'il mettait le nationalisme arabe au-dessus du socialisme. Il insista beaucoup sur le principe du changement de la réalité arabe à travers celui de l'homme arabe par sa libération, car cela lui permettrait de ranimer son énergie. C'est dire l'individualisme de cette idéologie, son réalisme, son appel à l'action et à l'engagement au service de la cause nationale arabe. L'importation d'une pensée étrangère dépend souvent de sa capacité à combler le manque dont souffre le milieu récepteur qui la convoque. Or, les intellectuels arabes nationalistes du Baath avaient besoin d'une base philosophique qui organise et justifie les fondements des principes auxquels ils appelaient leurs compatriotes à adhérer: la liberté, la responsabilité, l'engagement dans l'action, l'assomption de la réalité, etc., bref, tout ce à quoi incite l'existentialisme dans sa version humaniste et optimiste. Par ailleurs, la perte de la Palestine en 1948, qualifiée de catastrophe (Nakba), avait provoqué chez les intellectuels arabes des sentiments d'angoisse, d'absurde et de délaissement très bien décrits et justifiés dans la version pessimiste de l'existentialisme sartrien.
Ces éléments-là expliquent globalement les raisons de la fortune de l'existentialisme au Proche-Orient. Il est cependant nécessaire de préciser que l'existentialisme croyant n'a pas eu dans cette région un succès égal à celui de l'existentialisme athée, bien que l'histoire de l'existentialisme en général ait été traduite en arabe dès 1949 (3). On peut même dire que l'existentialisme croyant a finalement été évincé de cette aire culturelle, malgré le plaidoyer qu'a écrit en sa faveur le philosophe égyptien Abderrahmane Badawi, qui a évoqué Gabriel Marcel dès 1947 et qui a tenté par la suite de trouver un compromis entre l'existentialisme et la mystique musulmane, affirmant en substance que l'Arabe, surtout musulman, devrait s'inspirer de la mystique de l'Islam pour assimiler l'existentialisme, tout comme Soren Kierkegaard avait réussi à concilier la foi et l'existentialisme. Cependant, cette stratégie du philosophe (par ailleurs traducteur de la somme de Jean-Paul Sartre, L'Etre et le Néant) n'a pas su convaincre ses lecteurs potentiels -- c'est-à-dire les musulmans, surtout les conformistes parmi eux -- qui n'ont vu en l'existentialisme croyant qu'une supercherie basée sur un jeu de mots, ainsi que l'illustre l'exemple de Mohamed Labib El Bouhi dans son oeuvre de synthèse intitulée L'existentialisme et l'Islam (Al Woujoudiyya Wal Islam) (4), où il répond à ceux qui citent la foi de Soren Kierkegaard que l'existentialiste peut avoir la foi en lui-même et nier l'existence de Dieu et que la foi de l'existentialiste signifie plutôt la foi de l'Homme en lui-même.
Ainsi, la réception de l'existentialisme croyant fût, dès le départ, dévoyée par celle de l'existentialisme athée qui a bénéficié de traductions et d'explications beaucoup plus importantes. En outre, il était inutile de vouloir en convaincre les musulmans extrémistes car c'est bien contre leur intégrisme qu'on a dès le départ voulu diriger l'arme de l'existentialisme et en particulier celui de Jean-Paul Sartre. Mais comme la religion était à cette époque-là la corde sensible par laquelle vibraient bien des Orientaux arabes, il était inévitable de soulever la question de l'existentialisme sartrien associé à l'athéisme.
A ce sujet, de grandes divergences distinguent les stratégies inventées et suivies par les écrivains qui en ont parlé, variant entre l'esquive, la nationalisation, l'édulcoration et la franchise. Les revues littéraires arabes des années '50 et '60 reflètent une mosaïque d'exemples de réception qui nous renseignent d'une part sur l'auteur médiateur, passeur et interprète de cet existentialisme, et d'autre part sur l'opinion implicite qu'il a du public auquel il s'adresse.
1- Dans la première catégorie, nous pouvons citer Taha Hussein qui semble ne pas avoir oublié la levée de boucliers qu'a provoquée la publication de son livre De la littérature préislamique (Fil Adab Al Jahili), censuré dès sa parution. Considéré (avec Tawfiq El Hakim) comme l'écrivain le plus apprécié (la préférence étant accordée à ses deux oeuvres contestataires: Les Jours et De la littérature préislamique) (5), Taha Hussein a bien appris la leçon de prudence en se rachetant par des écrits prouvant sa foi et son attachement à l'Islam, dont il a fait l'apologie à plusieurs reprises. Il n'est donc pas étonnant de le voir contourner un sujet aussi tabou que l'athéisme. Il présenta Jean-Paul Sartre dans des articles (réédités plus tard dans son livre Mélanges) où il s'intéressait particulièrement à l'aspect littéraire de son oeuvre, dont il rendait compte avec un semblant de neutralité d'où transparaissait pourtant son désir de montrer qu'il n'entendait point gagner ses lecteurs à la cause de l'existentialisme athée. Fidèle à sa mission de médiateur passionné par la présentation de la littérature et de la pensée françaises en général, il résuma ou commenta les oeuvres existentialistes athées avec une circonspection que lui reprocha plus tard le critique Sami Khachaba (6), la considérant comme une entrave à la présentation objective du courant existentialiste alors en vogue au Proche-Orient.
La stratégie de l'esquive a également été adoptée par Mahmoud Abbas, lorsqu'il entreprit de présenter l'existentialisme sartrien en soulignant surtout son succès auprès des lecteurs arabes. Médiateur reconnu pour sa présentation de la pensée et de la littérature occidentales en même temps que pour son apologie des religions, des prophètes et de leurs missions civilisatrices, il répondit aux lecteurs qui l'interrogeaient sur Jean-Paul Sartre en évitant savamment l'évocation de son athéisme. Ainsi souligna-t-il le succès de l'écrivain français en affirmant qu'il ne se passait pas un seul jour où lui-même ne recevait des questions de lecteurs arabes se rapportant à l'opinion du philosophe français sur telle affaire d'actualité ou bien sur tel problème intellectuel ou moral (7). Dans la même veine, Mohamed Ghoneimi Hilal a opté pour une attitude identique en expliquant les raisons pour lesquelles il a traduit le livre de Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?. Dans son introduction à cette traduction, il expliqua qu'elle pouvait contribuer à l'émergence d'un courant esthétique et philosophique spécifiquement arabes, ceci sans parler de l'athéisme de la pensée sartrienne car il le savait susceptible de choquer la sensibilité d'une grande partie de son lectorat.
Cette présentation quelque peu diplomatique des oeuvres de Jean-Paul Sartre a aussi caractérisé, à un certain moment de son évolution intellectuelle, son principal propagandiste au Proche-Orient, le Libanais Souheil Idriss. Ce dernier a sciemment tronqué sa traduction des nouvelles de Jean-Paul Sartre dont il a omis Intimité et L'enfance d'un chef (8). Répondant aux critiques qui lui ont reproché cette omission, il affirma qu'il avait été empêché par "l'inconvenance" des textes. Il évita aussi de traduire Le diable et le Bon Dieu, redoutant la réaction des lecteurs, qui fut d'ailleurs tout à fait neutre lorsque Ghiath Al Hadjar traduisit ce texte en 1964. Souheil Idriss adopta de nouveau la même stratégie en évitant de traduire Réflexions sur la question juive (dont il avait pourtant discuté avec Jean-Paul Sartre) car il avait été échaudé par les propos de ses détracteurs l'accusant de servir les intérêts du colonialisme, ce qu'il avait déploré dès 1954 (9). C'est d'ailleurs pour réfuter cette accusation qu'il traduisit de Jean-Paul Sartre Notre honte en Algérie et Ouragan sur le sucre (son épouse, Aida Matardji Idris, traduisant pour sa part Le néo-colonialisme, publié en 1964). Cette attitude paraît tout à fait compréhensible quand on se rappelle la polémique que Souheil Idris a provoquée en publiant sa traduction de La peste d'Albert Camus. Les critiques arabes lui avaient alors reproché la date de sa parution, survenue juste après celle de la déclaration par laquelle Albert Camus soutenait les colonialistes qui réprimaient alors les nationalistes algériens insurgés. Considérée comme une "trahison" -- car l'auteur des Justes vivait à l'époque en Algérie et voyait bien le drame de la guerre de libération nationale -- cette déclaration justifiait désormais, selon eux, le boycott d'Albert Camus et de son oeuvre. Souheil Idris fut donc obligé de se défendre. Pour ce faire, il évoqua le retard accusé par la maison d'édition et affirma que l'oeuvre (traduite) d'Albert Camus lui avait été remise bien avant ses déclarations controversées. En outre, il expliqua à son public que La peste condamnait justement la guerre d'Algérie, puisque ce fléau symbolisait la répression coloniale et que la ville d'Oran symbolisait l'Algérie. Mais cette interprétation ne put convaincre ses détracteurs car elle avait son démenti dans celle de Taha Hussein qui argumentait en faveur du fait que La Peste symbolisait la Deuxième guerre mondiale et Oran, la France, ou même les alliés (10), tout comme Jean-Paul Sartre trouvait que ce texte symbolisait les nazis (11). En réalité, dès sa jeunesse, Souheil Idris prit l'habitude de ménager la susceptibilité de son lectorat, qu'il savait chatouilleux sur certaines questions politiques, morales ou religieuses. Aussi prît-il les devants en rappelant que Fardjallah Haïk avait taxé de décadente la vague existentialiste qui traversait la littérature française lorsqu'il en avait parlé dans son livre Dieu est ... libanais (12).
2- A la stratégie d'esquive évoquée précédemment, d'autres écrivains arabes du Proche-Orient ont préféré adopter une attitude différente consistant à apprivoiser les lecteurs susceptibles de rejeter l'existentialisme en leur prouvant que cette pensée est d'origine arabe, donc foncièrement familière, malgré le vernis occidental qui lui confère l'apparence d'un corps étranger. C'est ainsi qu'Abdelwahab Al Amin, par exemple, affirme avoir trouvé les sources de l'existentialisme dans le patrimoine littéraire arabe du Xe siècle (c'est-à-dire du IVe siècle de l'Hégire). Intitulant son article Al Mutanabbi poète de l'existentialisme (Al Mutanabbi Cha'ir Al Woujoudiyya) (13), il tenta d'acclimater la pensée sartrienne importée grâce à l'illustre ancêtre arabe qu'il lui avait attribué. Comme cette philosophie était connue en Orient dix siècles avant son apparition en Occident, il suffisait de dépoussiérer un peu certains textes arabes anciens pour se la réapproprier... Inutile donc de s'effaroucher devant son apparence mécréante, car au fond elle n'était pas si éloignée de l'Islam qu'on pouvait le penser. La preuve en est que le philosophe musulman Abu Hamid Al Ghazali y croyait, ainsi que l'illustre sa biographie existentialiste Erreur et délivrance (Al Mounqidh min adhalal) (14), comme l'affirma également Mohamed Kamel Al Khatib.
3- La troisième attitude choisie par les écrivains arabes dans leur tentative de diffuser l'existentialisme sartrien consista en ce qu'on pourrait appeler son "édulcoration", insistant notamment sur les bienfaits moraux que sa réussite allait entraîner pour les Arabo-Musulmans. A tel point que l'un d'eux, Mohamed Itani, a associé l'existentialisme au Salut de l'être humain (15). Il opposa cette philosophie aux méfaits du matérialisme et même à ceux du Mal et soutînt que si elle triomphait, l'humanisation de la réalité serait effective et l'Homme moderne obtiendrait le salut. De son côté, Kamal Youcef Al Hadj argumenta en faveur d'un malentendu qui aurait, selon lui, amené certains lecteurs à prendre Jean-Paul Sartre pour un athée, alors qu'il n'était en réalité que révolté contre Dieu, ce qui implique l'idée qu'il croyait en Son existence et Sa suprématie. La preuve étant, selon lui, qu'Oreste -- représentant de Jean-Paul Sartre dans sa pièce Les mouches -- parle avec Dieu et lui dit qu'il ne reconnaît ni son autorité ni son existence, ce qui signifie la reconnaissance que ce Dieu est bel et bien existant et tout puissant. Ce qui signifie aussi que certaines expressions de Jean-Paul Sartre n'expriment, pas plus que le dépit amoureux, "le cri d'un désespéré ou l'insulte d'un homme en colère" (16). Cela n'est pas très surprenant de la part d'un auteur hypersensible traumatisé par l'horreur des guerres qui ont décimé ses contemporains. Beaucoup plus tard, la mort de Jean-Paul Sartre donna à plusieurs écrivains arabes l'occasion de dire qu'en agonisant, il a affirmé son repentir et son retour à la foi (17).
4- Enfin, la dernière catégorie d'auteurs arabes regroupe ceux qui ont choisi de présenter à leurs lecteurs l'existentialisme sartrien en leur disant bien qu'il est athée, quitte à en tirer toutes les conséquences. Ainsi, Zaki Nagib Mahmoud a-t-il relevé la concordance entre les aspirations arabes et la pensée de Jean-Paul Sartre (18), notamment sa philosophie de la liberté. Ensuite, il évoqua clairement son athéisme, soulignant que celui-ci "n'a jamais été et ne sera jamais un élément de la pensée arabe" (19). Antoine Choulhod affirma pour sa part que l'existentialisme syrien était identique à l'existentialisme sartrien dans ses caractéristiques essentielles, mais que ce qui l'en distinguait radicalement était son rejet de l'athéisme, qui constitue la base de l'existentialisme de Jean-Paul Sartre.
Mis à part l'athéisme de Jean-Paul Sartre au sujet duquel les médiateurs arabes adptèrent donc des stratégies très différentes les unes par rapport aux autres, nous constatons que tous, à l'unanimité, ont admiré sa philosophie réaliste de la liberté, de la responsabilité (20) et de l'engagement dans l'action. Zaki Nagib Mahmoud a même expliqué l'importation de l'existentialisme de Jean-Paul Sartre par la concordance entre sa philosophie de la liberté et des aspirations arabes à la libération qui n'avaient pas à l'époque une assise culturelle solide (21).
Admirant la définition particulière que Jean-Paul Sartre a donnée de la Liberté considérée comme une perpétuelle libération dans tous les domaines, les médiateurs arabes du Levant l'adoptent dans son intégralité, la jugeant indispensable à leur émancipation politique, sociale et morale. Or, les interdits moraux dont ils veulent se libérer sont, pour la plupart, d'origine religieuse. Cela explique en partie le fait qu'ils préfèrent l'existentialisme athée à l'existentialisme croyant et justifie aussi les manoeuvres plus ou moins diplomatiques par lesquelles ils visent à faciliter la diffusion de l'existentialisme sartrien. A tel point que même ceux qui optent pour la franchise, reconnaissant l'athéisme de Jean-Paul Sartre et affirmant son rejet en raison de sa discordance avec la mentalité et les valeurs arabes, ne se privent pas pour autant d'appeler leurs lecteurs à l'adoption de toutes les conséquences qui en découlent. Ainsi Antoine Choulhod exprime la profonde admiration que lui inspire la foi de Jean-Paul Sartre en l'Homme à qui il donne l'opportunité de s'émanciper en rejetant toutes les entraves qui pourraient freiner son épanouissement (22), et Houssem Al Khatib affirme que l'existentialisme sartrien nous permet de nous libérer de l'intérieur et de mettre un terme à l'inhibition de nos émotions ((23).
Cela explique l'énorme succès que l'existentialisme sartrien a rencontré auprès des jeunes Arabes révoltés contre la défaite et le retard de leurs pays dont ils rejetaient la responsabilité sur leurs aînés. Notons que cette révolte et cette contestation se justifiaient aussi par la douloureuse perte de la Palestine. Les aînés devaient revoir leur copie et trouver la faille, la raison d'une si cuisante débâcle. La philosophie et la pensée arabes fûrent accusées de démission et de manquer de base théorique. Pour beaucoup, l'orientation au combat arabe ne répondait aux agressions étrangères que par des réactions improvisées, sans aucune planification, à tel point que plusieurs auteurs du Levant déplorèrent même un aveuglement. Ainsi, par exemple, Fouad Arrikabi les compara à des réflexes conditionnés (24), ajoutant que pour être révolutionnaire toute pensée devait interagir avec la réalité et l'étudier minutieusement afin d'en déduire des lois.
C'est ainsi que les intellectuels du Proche-Orient, notamment baathistes, découvrent que leurs compatriotes ont besoin d'une philosophie engagée qui prend en charge la réalité (25). Cette philosophie de l'existence, bien ancrée dans la vie, sera forcément la philosophie de l'action dont dépend en grande partie la renaissance de la nation arabe, ainsi que l'affirment, entre autres, Nacif Nassar et Michel Aflaq. Ce dernier pense obtenir "le bouleversement" (Inkilab) qu'il vise grâce à la philosophie de l'action, en expliquant que c'est en affrontant les difficultés que les Arabes retrouveront leurs potentialités, tout comme Jean-Paul Sartre croit que l'être se dévoile dans l'action. D'autre part, en plus des besoins d'une philosophie de liberté, de combativité et d'action, comblés par l'existentialisme sartrien, Mohamed Itani souligne l'importance du concret et de l'assomption de la réalité pour atteindre la Renaissance arabe (26).
Sur le plan de la théorie et de la critique littéraires, la diffusion des oeuvres de Jean-Paul Sartre, parallèlement aux idées nationalistes du Baath, a engendré un intérêt inégalé pour les principes de la littérature réaliste et engagée qui ne s'est pas démenti tout au long de dix Congrès des Écrivains Arabes, de 1954 à 1975. Fait que Hussein Murawah avait pressenti dès 1954 en constatant l'intérêt de la littérature arabe pour la prise en charge de la vie nationale et même internationale (27), comme l'atteste son adoption des principes prônés par Jean-Paul Sartre. D'autre part, les nationalistes arabes voulaient changer la réalité du Levant par le changement de l'Homme, en le libérant de l'intérieur. Ils appelèrent ainsi à l'engagement existentialiste, reprochant à l'engagement marxiste de certains de leurs compatriotes son attachement au changement de l'extérieur, de l'infrastructure matérielle, au détriment de l'Homme, de la Superstructure.
Enfin, on constate que le débat d'idées -- existentialistes, islamistes et marxistes -- a considérablement enrichi la littérature arabe qui l'exprima alors à travers ses différents genres, prose et poésie confondues, jusqu'en 1967, date à laquelle la position politique de Jean-Paul Sartre, dite pro-israélienne, a provoqué chez les lecteurs du Proche-Orient une énorme déception, d'où le boycott de son oeuvre et son éviction de cette aire culturelle où il avait suscité tant d'espoirs et fait l'objet d'un véritable engouement, surtout après la perte de la Palestine en 1948 (28). Plébiscité en 1948 et discrédité en 1967, convoqué puis congédié par les intellectuels arabes du Levant, dans les deux cas suite à des crises politiques, Jean-Paul Sartre a toutefois été -- tout au long des dix-neuf ans qu'a duré sa fortune au Machreq -- le plus important représentant de l'existentialisme, choisi par plusieurs membres de l'intelligentsia arabe, surtout dans les pays du Croissant Fertile, pour contrer le Communisme et l'Islamisme qu'ils renvoyaient dos à dos.
Cela explique les efforts fournis et les stratégies inventées puis suivies par les différents médiateurs oeuvrant pour la diffusion la plus large possible à ses livres et ses idées. Ces dernières étaient généralement bien accueillies par les lecteurs qui y trouvaient l'écho de leurs aspirations, sous réserve, toutefois, de contourner l'obstacle de l'athéisme officiellement très malvenu dans cette "terre de religions". D'où les manoeuvres plus ou moins diplomatiques adoptées par les auteurs du Levant arabe dans la présentation de l'existentialisme sartrien.
En somme, si on se permet d'extrapoler, on peut conclure que l'accueil favorable réservé à une pensée étrangère dépend de sa capacité à satisfaire les besoins ressentis par l'aire culturelle qui la convoque. D'autre part, le médiateur semble bien calculer les bénéfices et les pertes escomptés de cette importation: s'il la trouve globalement avantageuse pour le milieu récepteur, il peut même tenter de l'y acclimater, quitte à soumettre sa présentation aux retouches nécessitées par le respect des valeurs sur lesquelles il sait que ses lecteurs ne transigent pas.
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Notes
1) Souheil Idriss, Nos doigts qui brûlent (Assabi'ounallati tahtariq), p. 49.
2) Voir à ce sujet Al Adab (Les Lettres), numéro 4, (1964 ), p. 178.
3) Al Adib (L'Homme de Lettres), numéro 12 (1949), pp. 8-10.
4) Voir à ce sujet Al Adab, numéro 9 (1970 ), pp. 37-38. L'exhaustivité n'étant point notre objectif, nous citerons à titre indicatif les prises de position les plus représentatives des quatre catégories d'interprétation qui ont caractérisé la réception de l'existentialisme au Proche-Orient: L'esquive, ou, en quelque sorte, "le mensonge par omission", lorsque le médiateur évite de parler de l'athéisme en présentant l'existentialisme sartrien. La nationalisation quand il convoque le patrimoine littéraire arabe pour prouver qu'il avait toujours comporté la pensée existentialiste et comme l'existentialisme occidental n'en est qu'une version moderne, il n'y a ni sacrilège ni gêne à l'étudier. L'édulcoration, lorsque le médiateur y relève un apport bénéfique ou qu'il le présente comme "une fâcherie contre Dieu", qui prouve effectivement la foi en Lui. Le franc-parler, quand il le présente tel qu'il est en réalité, quitte à souligner l'opposition de son athéisme à la mentalité, ou la réalité, arabe.
5) Al Adab, numéro 3 (1953), pp. 44-45.
6) Sami Khachaba, "La génération des années soixante dans le roman égyptien: enquête sur les sources culturelles" ("Jayloussittinat Firriwayal Misriya: Tahqiq Filoussoul Athaqafiyya"), dans Foussoul (Chapitres), Le Caire, janvier-mars 1982, p. 117.
7) Al Aqqad, Mahmoud Abbas, Chroniques I (Yawmiyat I), 1969, p. 255.
8) Notons l'insertion de Drôle d'amitié dans cette traduction.
9) Al Adab, numéro 12, (1954 ), p. 1.
10) Taha Hussein, Mélanges (Alwan), 13e chapitre, De la littérature française: Le fléau d'Albert Camus ou La Peste (Al Waba Œa Li Albert Camus Aw Atta'oun).
11) Jean-Paul Sartre, Situations I, pp. 116-117.
12) Souheil Idriss, Le Bon Dieu est... libanais (Allah... Loubnani ) de Farjallah Haïk in Al Adib, numéro 8 (1946), p. 46.
13) Abdelwahab Al Amin, Al Mutanabbi, poète de l'existentialisme (Al Mutanabbi Cha'ir Alwoujoudiyya) in Al Hilal, Le Caire, Juin 1974, p. 127.
14) Mohamed Kamel Al Khatib, Les voies des influences étrangères et leurs formes dans la nouvelle syrienne moderne (Souboulal Mouathirat Alajnabiya Wa Achkalouha Fil Qissa Assouriyal Haditha), p. 45.
15) Al Adib, 1950, pp. 25-26.
16) Kamal Yousef Al Hadj, De l'essence à l'existence ou vers une philosophie engagée (Minal Jawhar Ilal Woujoud Aw Nahwa Falsafatin Moultazima), p. 213.
17) Voir certaines déclarations dans Al Adab, 1980, numéro spécial paru à l'occasion de la mort de Jean-Paul Sartre.
18) Zaki Nagib Mahmoud, Notre culture face à la contemporanéité (Thaqafatouna Fi Mouwajahatil Asr), p. 230.
19) Ibid, p. 231.
20) Lire à ce sujet l'article de Souheil Idriss, Jean-Paul Sartre et la cécité (Jean-Paul Sartre wal Ouma), Al Adab, numéro 7 ( 1975), p. 2.
21) Zaki Nagib Mahmoud, Notre culture face à la contemporanéité (Thaqafatouna Fi Mouwajahatil Asr), p. 230.
22) Antoine Choulhod, Jean-Paul Jean-Paul Sartre et la littérature syrienne, p. 9.
23) Houssem Al Khatib, p. 71.
24) Fouad Ar Rikabi, La révolution arabe socialiste et la théorisation (Athawral Arabiya Wattandhir), Le Caire, Dar Al Maarifa, 1964, p. 71.
25) Al Adab, numéro 6, (1956), p. 451.
26) Al Adib, numéro 11 (1950), p. 25.
27) Al Adib, numéro 6 (1954), p. 73.
28) Al Adab, numéro 3-4 (1980), p. 3.
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Bibliographie
Jean-Paul Sartre, Situations I, Paris, Gallimard, 1947, 14e édition.
Souheil Idriss, Nos doigts qui brûlent (Assabi'ounallati Tahtariq), Beyrouth, Dar Al Adab, 1962.
Références en arabe:
Al Aqqad: Mahmoud Abbas, Chroniques I (Yawmiyat I), Le Caire, Dar Al Ma'ârif, 1969.
Al Hadj: Youcef Kamal, De l'essence à l'existence ou vers une philosophie engagée, (Minal Jawhar Ilal Woujoud Aw Nahwa Falsafatin Moultazima), Beyrouth, Dar Annahar Linnachr, 1971.
Houssem Al Khatib, Les voies des influences étrangères et leurs formes dans la nouvelle syrienne moderne (Souboulal Mou'athiratal Ajnabiya Wa'Achkalouha Fil Qissa Assouryal Haditha), Le Caire, Institut des Recherches et Etudes Arabes, 1973.
Fouad Ar Rikabi, La révolution arabe socialiste et la théorisation (Athawral Arabiya Wattandhir), Le Caire, Dar Al Maarifa, 1964.
Taha Hussein, Mélanges (Alwan), Le Caire, Dar Al Ma'ârif, 1970, 4e édition.
Zaki Nagib Mahmoud, Notre culture face à la contemporanéité (Thakafatouna Fi Mouwajahatil A'sr), Le Caire, Dar Acharq, 2e édition.
Thèse:
Antoine Choulhod, Jean-Paul Sartre et la littérature syrienne, Thèse de 3e cycle dactylographiée, Langue et littérature françaises modernes et contemporaines, sous la direction d'Auguste Angles, Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), 1980.
Périodiques:
Al Adab, numéro 4 (1964).
Al Adab, numéro spécial paru à l'occasion de la mort de Jean-Paul Sartre (1980).
Abdelwahab Al Amin, Al Mutanabbi, poète de l'existentialisme (Al Mutanabbi Cha'ir Alwoujoudiyya), Al Hilal, 1974, pp. 126-128.
Chaabane Barakat, La vague existentialiste de Jean Wahl (Al Mawjal Woujoudiya Li Jean Wahl), Al Adib, numéro 12, 1949, pp. 8-10.
Souheil Idriss, Sondage: Quels sont les cinq livres les plus représentatifs de la littérature arabe moderne ? (Istifta'a: Mahiyal Koutoub Al Kham's Allati Toumathil Al Abab Al Arabil Hadith ?), Al Adab, numéro 3, 1953, pp. 44-45.
Souheil Idriss, Editorial (Iftitahiya), Al Adab, numéro 12, 1954.
Souheil Idriss, Le Bon Dieu est... libanais (Allah ... loubnani) de Farjallah Haik, Al Adib, numéro 8, 1946, p. 66.
Mohamed Tani, L'existence et le salut (Al Woujoud Wal Khalas), Al Adib, numéro 11, 1950, pp. 25-26.
Sami Khachaba, La génération des années soixante dans le roman égyptien: enquête sur les sources culturelles (Jaylous Sittinat Fir Riwayal Misriya: Tahqiq Fil Ousoul Athaqafiya, Fousoul, numéro 2, 1982, pp. 117 -123.
Hussein Murawwa, Autour du 4e colloque des études arabes à l'Université Américaine de Beyrouth (Hawla Mou'tamar Addirasat Al Œarabiyya Arrâbi'a Fil Jami'a Al Amirikiya Li Beyrout), Al Adib, numéro 6, 1954, pp. 73-75.
Firas Sawwah, L'existentialisme et l'Islam de Mohamed Labib Al Bouhi (Al Woujoudiya Wal Islam Li Mohamed Labib Al Bouhi), Al Adab, numéro 9, 1970, pp. 37-38.