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Alain Robbe-Grillet

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Alain Robbe-Grillet : un janséniste à l'envers.

Ai-je connu Robbe-Grillet ? Non, j'en ai connu plusieurs.
Voilà tout juste vingt ans que j'ai découvert son oeuvre. J'ai tout de suite été captivé par la complexité des structures, leur caractère éminemment ludique et le sens de l'humour qu'y sous-tendait le débat d'idées, littéraire ou autre. Ce pourquoi il faut lire ses textes ou regarder ses films avec précision, vigilance et disponibilité d'esprit. On y trouve alors des portes insoupçonnées, dont toute la satisfaction est de chercher à en déclencher quelque mécanisme secret. L'entreprise n'est certes pas facile, tant l'écrivain cinéaste s'est évertué à dissimuler ou à exhiber les ressorts de ses chausse-trapes, ce qui revient au même. Une telle activité ressortit à une démarche pascalienne : une intuition esthétique qui concilie les contraires, tout en affirmant la fragmentation du savoir.
De là, un paradoxe : je connais l'oeuvre et pourtant, je ne la connais pas vraiment.
Je n'ai rencontré l'homme que deux années plus tard. C'était au printemps d'une autre vie. Le 28 avril 1990, après avoir lu mon mémoire de maîtrise, que Jérôme Lindon lui a communiqué, Robbe-Grillet m'écrit une longue lettre, qu'il termine en m'invitant à lui téléphoner à son retour de Hong Kong et du Viet Nam, afin que nous convenions d'un rendez-vous. Ce sera le premier de nos appels nocturnes : toujours aux environs de 22 h, l'artiste se réservant le début de soirée pour les concerts de France Musique.
Juin, donc, première visite au Mesnil. Robbe-Grillet me met aussitôt à l'aise. Je suis pourtant venu les mains vides, sans même un livre à faire dédicacer. Il me dira plus tard qu'il a trouvé cela très bien. Notre entretien dure l'après-midi ; il insiste gentiment pour que nous nous retrouvions au colloque Autobiographie et Avant-garde de Mayence. Le 21, nous y déjeunons côte à côte comme si nous ne nous étions pas quittés. La veille au soir, il m'a offert une copie des feuillets initiaux de son prochain ouvrage, les Derniers Jours de Corinthe.
Robbe-Grillet savait être simple, cordial, chaleureux même. En privé, je l'ai connu gai, spontané, volontiers blagueur, d'une humeur potache que traduisait, en public, son plaisir cabot à exaspérer ses interlocuteurs par son ironie ou sa mauvaise foi théorique.
Je me souviens d'autres repas ou d'entrevues crépusculaires, agrémentées de bon vin, où nous conversions littérature autour de nos manuscrits respectifs. Notre complicité intellectuelle était réelle, nous nous donnions du "Cher ami" dans notre correspondance, chacun, toutefois, demeurant à sa place. Je me rappelle son soixante-dixième anniversaire, à Saint-Louis, chez Michel et Maya Rybalka. C'est la seule occasion où l'écrivain et moi nous sommes tutoyés. Dès le lendemain matin, il a soigneusement rétabli la distance, ce qui ne signifie pas que nos rapports ultérieurs en aient été modifiés, en particulier sur le plan de la franchise et de la liberté. Deux anecdotes me reviennent à ce sujet.
En 1994, Robbe-Grillet me fait parvenir le troisième tome des Romanesques par le service de presse des éditions de Minuit. Quelques jours après son retour d'Hydra, où il était en tournage, je lui téléphone pour le remercier. Il me demande ce que j'en pense. Je lui dis qu'à mon sens, c'est le moins bon des trois volumes et lui expose pourquoi. Loin de s'offusquer, il me rétorque aimablement que je suis "un âne", me reprochant de n'avoir pas vu la structure d'ensemble, "extrêmement ferme quoique diffuse". Nous bavardons une demi-heure sans parvenir à nous mettre d'accord.
Courant 2000, coup de fil tardif : il me raconte un dîner où son épouse a été séduite par le brio de Jean d'Ormesson et m'annonce qu'il va bientôt déjeuner avec Hélène Carrère d'Encausse. Celle-ci l'aurait approché pour envisager l'hypothèse de son élection à l'Académie française. Il me demande mon avis. Je m'esclaffe : enterrement de première classe ou immortalité ? Il me répond que je suis le seul de son entourage à être opposé à l'éventualité et qu'il ne va tout de même pas refuser parce que sa "conscience" le lui déconseille. J'argumente, en insistant sur la contradiction évidente entre toutes ses positions antérieures contre l'académisme et ce désir nouveau d'intégrer l'institution. En vain. Nous nous souhaitons le bonsoir sans être fâchés le moins du monde.
Robbe-Grillet était ainsi : imprévisible, ambigu, aussi difficile à cerner que son oeuvre. Généreux quand il le voulait, il m'a plusieurs fois choisi comme interlocuteur privilégié. Je n'oublie pas que je lui dois mes premières interventions à la FNAC et à France Culture, ni que c'est lui qui m'a fait entrer aux éditions du Seuil, en m'introduisant auprès de Denis Roche. Ce fut à chaque fois pour parler ou écrire de lui. Je lui resterai toujours gré de cela, comme des secrets de fabrication qu'il m'a livrés dans ses divers courriers ou des archives sonores qu'il m'a confiées -- tout en en compliquant l'exploitation par ses accords avec l'IMEC.
Car l'homme était aussi ombrageux et manipulateur, aimant jouer au chat et à la souris, adepte de la douche écossaise, craignant souvent de trop accorder. Deux ou trois tours pendables suffiront à l'illustrer. L'interview sur André Gide, dont il exige qu'elle ne soit finalement publiée qu'au style indirect... la veille du départ au tirage. La mise en forme et l'adaptation qu'il me demande d'effectuer à partir de sa conférence d'Oxford sur "L'écrivain à l'écran", et la disparition de toute mention de ma contribution au moment de la parution. Le double projet, sur lequel il me lance, d'une monographie et d'un volume d'entretien, à paraître chez les Flohic éditeurs -- entreprise où j'ai la charge expresse de reformuler ou même de compléter ses propos, en fonction des besoins apparus au cours des séances d'enregistrement, et qu'il abandonne du jour au lendemain, une fois réalisée, au motif qu'il n'a pas retourné contresignés les contrats de 1999 et qu'il travaille sur un projet similaire pour les Impressions nouvelles ! Rien de très grave, en somme.
En revanche, nos relations ont cessé à partir de La Reprise. Il m'en avait lu quelques passages, sachant que le retour en force de l'imaginaire sadique me laisserait perplexe. Au début de notre amitié, il s'étonnait en effet qu'aussi bien dans mes appréciations sur les jolies femmes que dans mes textes sur ses oeuvres, je n'évoquais jamais la dimension perverse. Je lui avais expliqué que ce n'était pas ce qui m'intéressait, que ces fantasmes étaient les siens, supportables dans la mesure où il les revendiquait comme tels, afin de maîtriser ses pulsions mortifères. Loin de la réprouver, je trouvais cette attitude honorable et digne d'estime pour la force de caractère qu'elle supposait.
C'est dire qu'en 2001, je suis tombé de haut, non pas tant à cause du roman dont il est question qu'en raison des déclarations de l'auteur dans la presse. Il semblerait que mon opinion ne fût guère partagée. Dans la bibliographie récente de Robbe-Grillet, Un roman sentimental n'a suscité d'autre réaction que l'acceptation "tendance" et désabusée d'une ultime provocation, tout à la fois produit du déclin et orgueilleuse affirmation des spectres qui le hantaient.
"Je me suis fait à l'idée de n'être qu'une simple apparition", notait Coleridge. Avec la disparition de Robbe-Grillet, c'est un chapitre de la littérature française qui se clôt, celui d'une avant-garde romanesque qu'on a baptisée le "Nouveau Roman". Butor, Ollier et Ricardou vivent encore et sont féconds, bien entendu, mais cela fait déjà longtemps qu'ils ont chacun poussé leurs sillons dans d'autres directions. La nouvelle fiction et les formes brèves sont désormais sous les feux de la rampe narrative.
Avec la mort de Robbe-Grillet, c'est une page qui se tourne pour une génération de lecteurs, et pour moi aussi : même si j'avais pris mes distances avec l'homme, une partie de ma vie y est liée. Je savais certaines de ses angoisses. Son hypersensibilité n'était pas feinte. Sa pudeur non plus. D'où sa retenue et sa distinction, son dandysme et sa volonté de tout dominer. Je l'ai beaucoup apprécié, je l'ai profondément admiré, j'y ai perdu de l'innocence. J'ai certes été naïf. Au moins, j'étais sincère. J'espère ne pas avoir été le seul. Je continuerai à étudier celles de ses oeuvres qui m'agréent, regrettant qu'il n'ait pu, tel Anna de Noailles, s'appuyer "à la beauté du monde".
Oui, Alain Robbe-Grillet avait un coeur. Il avait toute sa vie cherché à l'oublier. J'ai eu la chance de le connaître et pourtant, je ne le connaissais pas vraiment. Tant de savoir, tant de souffrance.
      • Roger-Michel Allemand est l'auteur de Duplications et duplicité dans les "Romanesques" d'Alain Robbe-Grillet (Minard, 1991); Imaginaire, écritures, lectures de Robbe-Grillet (Arcane-Beaunieux, 1991); Le "Nouveau Roman" en questions (cinq volumes parus, Minard, 1992 ­ 2004), Le Nouveau Roman (Ellipses, 1996) et Alain Robbe-Grillet (éditions du Seuil, 1997).

Copyright © Roger-Michel Allemand / La République des Lettres, jeudi 21 février 2008

 

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Paris, mercredi 19 novembre 2008