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La République des Lettres

Nelly Sachs

Vivre sous la menace, par Nelly Sachs

Par Nelly Sachs / La République des Lettres, dernière mise à jour le vendredi 01 juillet 1994.

Nelly Sachs est née en 1891. D'abord écrivain de contes et auteur de poèmes qu'elle publiera en revues dans les années '30 et désavouera par la suite. Juive, elle naît à la poésie, réfugiée en Suède, dans les années 1940-1944.

VIVRE SOUS LA MENACE
Le voeu le plus haut sur cette terre: mourir sans être assassiné.
Tu n'as rien mangé. Ce que j'ai eu tant de mal à rapporter à la maison. La bouchée ne passait pas, levée à la levure noire de la peur.
S'approchaient des pas. Forts. Où le droit s'était installé. Ils cognaient à la porte. "Tout de suite!" disaient-ils, "c'est à nous, le Temps !".
La porte était la première peau déchirée. La peau du foyer. Ensuite le couteau de la séparation taillait plus profond amputant aussi la famille de membres, de membres convoyés très loin dans le temps des conquérants. Dans le temps des doigts crochus et des pas forts.
Et cela est arrivé sur cette terre. Est arrivé et peut arriver. Et l'enfant avait des chaussures neuves et ne voulait pas s'en séparer. Et dans le regard du vieillard il y avait déjà de la cendre de l'extrait de Dieu.
Et j'étais attachée à un rêve. Un rêve de doigts et de pas me bourrait d'angoisse. Les rumeurs suçaient comme des sangsues.
Cinq jours durant j'ai vécu sans parole, accusée de sorcellerie. Ma voix enfouie chez les poissons. Enfouie en lâchant tout le reste du corps, pris dans le sel de l'effroi. Enfouie, la voix, parce qu'elle n'avait rien à répondre et que "dire" était interdit.
Et tous les yeux à ma rencontre avaient viré à l'hiver. Se détachaient; n'émettaient de regard que vers ailleurs, là-bas où le droit prenait le temps par la peau du cou.
Ma main, orpheline, désapprenait de réagir.
Vivre sous la menace : dans le tombeau ouvert, se putréfier sans mort. Le cerveau ne saisit plus. Les dernières pensées tournent en rond autour du gant noir qui camouflait le numéro d'entrée de la Gestapo et manquait coûter la vie. La sueur d'angoisse avait à rester invisible.
Non, le cerveau, depuis très longtemps, ne concevait plus. Qu'était-ce ? : "Goûter la vie ?" Courir avec les nuages ? Où ? Là-bas ? Avoir la vue du printemps ? Pour quoi faire ? Me détacher de ce pilori du temps où j'étais attachée sans autre dégel que la nostalgie.
Vivre sous la menace !
Et cela arrive sur cette terre ! Et peut arriver sur cette terre ? Tu as un air de dimanche dans tes habits neufs. Tu racontes bien à tes enfants des histoires de loups dont les victimes avalées se sortent sans dommage.
Il est arrivé beaucoup de miracles. J'ai lu ça. Mais comment les miracles arriveraient-ils jusqu'au petit tas d'internés qui tremblent dans les barbelés. Les miracles aussi sont gorgés d'angoisse. Ils vont échouer là-bas, chez le seigneur de la guerre, qui les taille comme une tranche de bon pain de la lune.
(Traduction d'Antoine Raybaud)