Carolyn Cassady   |   Carolyn Cassady
La République des Lettres

Carolyn Cassady

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Carolyn Cassady : Sur Ma Route.

Par Emmanuel Dadoun / La République des Lettres, dernière mise à jour le jeudi 01 juin 2000.

Sorti il y a 10 ans aux States et édité tout récemment chez Denoël, Sur Ma Route de Carolyn Cassady, propose une vision intimiste et personnelle de l'expérience beat. A travers une écriture timide où l'anecdotique donne le change aux apogées lysergiques, aux peines camouflées et aux joies hilares, l'auteur dresse un bilan aigre-doux de sa vie aux côtés de l'égérie de Jack Kerouac, William Burroughs, Allen Ginsberg et autres pavillons noirs de la littérature américaine. En fait tout commence (et plutôt bien) un beau jour de mars 1947, date à laquelle Bill Tomson, genre de personnage qu'on connaît tous et qu'on possède tous (un peu esseulé, qui vous colle à mort et qui fait un transfert sur vous) lui présente un certain Neal Cassady, auteur de "safaris intellectuels et musicaux d'une grande profondeur". La jeune Carolyn succombe aux charmes du sans-gêne, de cette figure mythique parce que mystifiée qu'est Neal Cassady et qui allait devenir un peu plus tard le héros de On the Road. Non seulement de lui mais, d'une manière générale, de la vie beat: "et moi qui avais été élevée dans la crainte et le respect des convenances morales, je découvrais avec stupéfaction qu'il existait des hommes qui osaient vraiment vivre comme des héros de livres ou de films". Vraiment vivre. S'en suit un long dérèglement de tous les sens, où les choses et les êtres fusionnent, fissionnent, se disloquent, se recomposent, ailleurs, anywhere. C'est Ginsberg qui tape l'incruste chez les Cassady just married, c'est Kerouac qui drague la femme de son meilleur ami, Neal qui laisse traîner des lettres où les choses sont écrites sans être dites, Burroughs qui joue Guillaume Tell avec sa femme, Neal encore qui fait un peu de tôle, etc ad vitam aeternam. Dérèglement qui témoigne de l'effervescence sexuelle et intellectuelle qui a toujours gravité autour des beatniks comme une sorte de déliquescence où les mots font l'amour. "L'asphalte, où les corps s'embrasent de mots, où le politique se fait poétique, movie paper fantasy d'espoirs pourpres, violets, comme de la rosée sur un champ de pissenlits". Mais l'aspect décidément trop anecdotique du livre fait que le niveau est un peu au ras des pâquerettes, disons-le franchement et n'importe quel amateur de littérature underground américaine vous le dira. Ca fait un peu histoire d'amour à l'eau de rose impudique qui prend des tournures glauques et ça nous transforme en voyeur au même titre que n'importe quel jeu télévisé. "Après avoir couché les enfants et dûment impressionné Jack par notre rituel de prière, nous avons installé le téléviseur dans le salon. Nous n'avions encore jamais partagé la télévision", ou encore "Allen, Peter et Pat étaient déjà là à notre retour, et j'eus à peine le temps de mettre la bouilloire sur le feu et d'inspecter le salon qu'arrivait la voiture de l'évêque", etc. Bref, au niveau de la portée, c'est pas terrible. Pourtant, malgré le fait que ce livre n'apporte ni pierre supplémentaire à la contre-culture, ni couvertures aux clochards célestes de tous bords refroidis par le cynisme et le nihilisme, force est de constater qu'il est une mise en lumière sur l'incroyable travail de mystification qui est en jeu dans le mouvement beat: auto-narcissisme complaisant mais néanmoins puissant et revitalisant. Auto-narcissisme où (et Carolyn en témoigne) la place de la femme est mise à mal, où plutôt revêt une situation singulière, entre le faire-valoir (du talent de Jack, de celui d'Allen, de l'originalité de Neal) et le tampon (empêcher les déchirements et les bastons entre les "potes"), entre la béatification et l'amitié dans son expression la plus humaine. La femme comme un carrefour de non-dits et de sentiments, un croisement de lumières qui se haïssent ou s'aiment à travers elle, par elle. Mise en lumière également d'une double face inhérente à la route, à la bohême. On the road de Kerouac ou Off the Road de Carolyn Cassady, c'est bel et bien une seule et même route qu'on allume (on), qu'on éteint (off), interrupteur nomadique aux choix aléatoires d'arborescences de routes. D'ailleurs, le titre français Sur ma Route est loin du compte: il ne s'agit pas d'une appropriation de la route (comment peut-on s'approprier l'infini, la perdition?) mais d'un à côté de la route, d'un "off" du chemin, de tous les chemins quand ils sont autre chose qu'une relation entre deux points géographiques. Mais le hic c'est que ce "off" vise la Route avec un grand "r", celle de Kerouac, Henry Miller, Richard Brautigan et tous les instigateurs de la liberté qui ont laissé leur pas guider leur esprit, leur sexe baiser les étoiles: en grève, la Route se fait familiale, routinière, "encasa" comme on dit en espagnol. Apparemment, quand on l'éteint, ça donne ce livre... autant la laisser allumée.