Dietrich Bonhoeffer   |   Spiritualités
La République des Lettres

Dietrich Bonhoeffer

Dietrich Bonhoeffer

Dietrich Bonhoeffer, Pour un Christianisme non religieux dans un monde majeur.

Par Emmanuel Westphal / La République des Lettres, dernière mise à jour le vendredi 01 juillet 1994.

L'étude du christianisme non-religieux dans un monde majeur est fondée sur la question primordiale: "Qui est le Christ pour nous aujourd'hui ?" (RS, 288). Dietrich Bonhoeffer est alors en prison pour son opposition au nazisme, environné de gens dont les préoccupations religieuses sont bien secondaires. Lui-même est coupé de ses attaches ecclésiales. Cette question se met dès lors, comme il le dit lui-même, à le préoccuper constamment. Il ne s'agit plus de déterminer qu'est-ce qui est encore "croyable pour la foi, mais qui est Jésus-Christ pour nous aujourd'hui". L'étude du christianisme non-religieux est fondamentalement christologique, Jésus-Christ étant la structure même du monde, plutôt que son rédempteur et son sauveur. Etre chrétien signifie redevenir homme réel, en relation étroite avec la réalité de Dieu. Cette idée de réalité est développée par ailleurs dans l'Ethique, dans des termes très proches de ceux des lettres de prison: "L'affirmation que Dieu lui-même est la réalité suprême n'est pas une idée destinée à sublimer le monde, ni le revêtement religieux d'une vision profane du monde (...). Le principe de l'éthique chrétienne n'est ni la réalité du moi ni celle du monde, pas plus que celle des normes et des valeurs, mais la réalité de Dieu dans sa révélation en Jésus-Christ (...). Il s'agit donc d'avoir part aujourd'hui en Jésus-Christ à la réalité de Dieu et du monde, de telle manière que je n'éprouve jamais la réalité de Dieu sans celle du monde et vice versa .
Qu'est-ce qu'un christianisme non-religieux ? Bonhoeffer met tout d'abord en question la notion d'un a priori religieux des hommes, qui a servi de soubassement à la théologie depuis des siècles. Critiquant la religion comme manteau du christianisme, il essaie de déterminer ce que serait un christianisme sans religion, sans vie chrétienne, sans rêverie pieuse , fondé sur une réalité donnée par Dieu . Il préfère la compagnie des gens non religieux, non pas dans l'idée d'en faire des prosélytes, mais parce que le dialogue avec les non-croyants lui permet de découvrir Dieu là où il est véritablement: non pas dans une quelconque province séparée des autres domaines de la vie, mais au centre de l'existence des hommes. Il répète de façon nouvelle et plus développée ce qu'il disait déjà en 1928, au cours d'une conférence à Barcelone: "En fait, Christ est éliminé de notre vie... Nous ne le comprenons pas si nous ne lui accordons qu'une province de notre vie mentale. Désormais Christ doit être découvert au coeur du monde, et cela ne peut se produire sans une metanoïa de l'homme religieux, sans un véritable affranchissement de la religion ". Un christianisme non-religieux découvre Dieu en Jésus-Christ au milieu du monde, au centre de la vie de l'homme, et non dans quelque province retirée. Dieu n'existe pas pour donner, comme c'est trop souvent le cas, la solution à nos situations sans issues, la réponse ultime à nos problèmes irrésolus. Il n'est pas non plus un palliatif à nos angoisses existentielles. Pour Bonhoeffer, Dieu est au coeur du monde entier, et ne doit pas être recherché dans un hypothétique "ailleurs". L'expression de sa recherche est claire et virile: "J'aimerais parler de Dieu non aux limites, mais au centre, non dans la faiblesse, mais dans la force, non à propos de la mort et de la faute, mais dans la vie et la bonté de l'homme. Près des limites, il me semble préférable de se taire et de laisser irrésolu ce qui est sans solution. La foi en la résurrection n'est pas la solution au problème de la mort (...). Dieu est au centre de notre vie tout en étant au-delà " (RS 290 s.).
Reconnaître la majorité du monde. L'homme moderne revendique l'autonomie de la raison et l'affranchissement de la tutelle religieuse. Le Siècle des Lumières l'a aidé à s'affranchir de ce sentiment de dépendance. Bonhoeffer, dans ses lettres de prison, reprend la Réponse à la question: "Qu'est-ce que les lumières ? ", que Kant définit comme la sortie de l'homme hors de l'état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l'incapacité de se servir de son propre entendement sans être dirigé par un autre . Emmanuel Kant montre comment les tuteurs s'emploient à montrer aux hommes les dangers qu'il y aurait à échapper à leur autorité et aux limites qu'ils ont prescrites, si bien qu'il s'avère difficile pour l'individu de s'arracher tout seul à la minorité . Le mouvement vers l'autonomie de la raison ne cesse de progresser. L'homme parvient à expliquer rationnellement des phénomènes qu'il imputait au seul gouvernement de Dieu. Bonhoeffer s'en prend donc à une mauvaise apologétique chrétienne qui chercherait à faire rétrograder l'homme au temps de sa minorité. Une telle défense du christianisme est selon lui absurde, parce qu'on ne revient pas en arrière sur l'histoire, pas plus qu'un adulte ne peut redevenir adolescent. Elle est de basse qualité en ceci qu'elle cherche à profiter de la faiblesse de l'homme dans un but qui lui est étranger. Elle est enfin non-chrétienne, parce qu'elle ne distingue pas une certaine religiosité de Dieu lui-même. Une lutte oppose donc l'Eglise au monde, l'Eglise cherchant le plus souvent à imposer Dieu surtout dans les lacunes de la connaissance humaine, tandis que le monde est de plus en plus indifférent à ce Dieu lointain. Pour Bonhoeffer, le Christ loin de dénoncer le monde majeur comme un monde perdu, le revendique pleinement. Que le monde majeur manifeste sa joie, sa confiance, sa force, Dieu ne dénigre pas ces choses comme autant d'illusions athées. Qu'il souffre de ses conflits, porte toujours la marque de la chute: Dieu ne s'en désolidarise pas pour le juger. Il n'est pas seulement le Dieu des questions dernières, un deus ex machina qui surgit dans les impasses, mais aussi celui des réalités avant-dernières. Les pécheurs que le Christ a sauvés en étaient réellement; il n'a pas rendu les hommes pécheurs; il les a attirés hors de leurs péchés, n'a pas cherché à les y plonger (...). Jésus revendique pour lui et pour le royaume de Dieu la vie humaine entière dans toutes ses manifestations (RS, 353). Jésus a des droits sur ce monde, non comme un maître extérieur, mais parce qu'il l'habite. L'Eglise doit donc renoncer à introduire Dieu à la dérobée. C'est au contraire dans sa force que l'homme doit être confronté à Dieu, et non au moyen d' expédients ecclésiastiques .
Sans pour autant renoncer à la transcendance divine, Bonhoeffer montre à quel point l'incarnation situe Dieu au centre de la réalité du monde. Jésus s'y est rendu conforme, il le structure en son milieu et s'en rend responsable devant Dieu. L'idée de rédemption ne lui est pas des plus familières: Jésus ne se substitue pas aux hommes, mais il assume devant Dieu le "moi" de tous les hommes qui sont alors invités à mesurer le prix de la grâce en se chargeant de leur croix. Celle-ci n'est pas une résignation à la souffrance; il ne faut voir là aucun dolorisme, mais d'abord une fidélité à la réalité, une acceptation du combat, la mise en jeu de la responsabilité individuelle, comme on le voit déjà dans l'Ethique: "L'affirmation que Dieu lui-même est la réalité suprême n'est pas une idée destinée à sublimer le monde, ni le revêtement religieux d'une vision profane du monde. Il s'agit d'avoir part aujourd'hui en Jésus-Christ à la réalité de Dieu sans celle du monde et vice-versa ".
La religion sépare la réalité de Dieu de la réalité du monde: le christianisme non-religieux récuse cette dissociation. La loi ne peut être que concrète puisque Dieu est dans la réalité. Le fait d'être chrétien n'apporte rien de plus à l'homme, mais le met en action et en présence du Christ, structure du monde. La réalité est dès lors ce lieu où, en Jésus-Christ, converge le réel de l'homme: la croix, et le réel de Dieu: la résurrection.
Une situation existentiellement indésirable a souvent pour effet sur l'individu de développer une nostalgie stérile, ou de projeter toute espèce d'action dans un avenir meilleur. A l'inverse, des lettres de captivité nous révèlent un Bonhoeffer attaché plus que jamais au présent. Il n'exprime aucun regret de ses décisions antérieures qui l'ont conduit jusqu'à la prison de Tegel. Le caractère dramatique des événements est pour lui une incitation à vivre intensément chaque instant. Le christianisme comme non-religion dans un monde majeur naît de cette réflexion sur la vie quotidienne. Bonhoeffer rejette aussi toute attitude passéiste, aussi bien qu'une forme d'espérance qui ne serait qu'une fuite devant la réalité présente. L'homme est appelé à rencontrer Dieu ici et maintenant. Il éprouve le besoin de rassembler cette "volonté" d'avenir et cet optimisme, qui n'est pas celui des sots ou de ceux qui sont captifs de leur imagination, pour construire le monde des générations futures. Derrière les barreaux de sa cellule, Bonhoeffer reste convaincu qu'il doit travailler à ce chantier, qui exclut une quelconque "fuite pieuse hors du monde": "Si le jugement dernier est pour demain, nous cesserons le travail pour un avenir meilleur, mais pas avant " (RS, 26).
L'Eglise a largement développé une théologie de la rédemption. Bonhoeffer y voit un danger d'affaiblir l'action dans le présent. Du reste, ce thème n'apparaît guère dans l'Ancien Testament. Le message chrétien risque de faire porter "tout le poids sur l'au-delà de la mort (...). Dès lors, rédemption veut dire délivrance des soucis, de la misère, des angoisses et des désirs, du péché et de la mort dans un au-delà meilleur (...). L'espérance chrétienne se distingue en ceci de l'espérance mythologique, qu'elle renvoie l'homme, d'une manière toute nouvelle et plus pressante que l'Ancien Testament, à la vie sur la terre " (RS, 347s.). Le chrétien doit refuser toute tentation qui le conduirait à se dérober à sa responsabilité présente. L'enjeu est de ne pas passer à côté du Christ qui s'offre aux hommes dans l'ici-bas, de ne pas escamoter les réalités avant-dernières en mécomprenant les réalités dernières. Le chrétien est ici-bas en situation de tension, à l'image de cette période qui sépare Pâques de l'Ascension, où le regard se porte sur les réalités dernières. Il doit faire face aussi bien à la beauté qu'à l'angoisse du monde, tout en recevant de Dieu la force de vie au travers de la résurrection. "Nous serons prêts pour les réalités dernières, pour l'éternité, et pourtant présents pour les tâches de cette terre" (RS, 260).
Renoncer au présent pour un plus tard ou un "ailleurs" équivaut à trahir Jésus-Christ. Celui-ci ne sollicite pas un comportement particulier ou une certaine manière de penser. Il se donne totalement à ceux vers lesquels il est envoyé. Exposé à la tentation du deus ex machina, il rejette le séducteur pour rencontrer l'homme en son centre. Il ne donne pas à l'homme des solutions toutes faites, mais, par son impuissance devant la mort, il met l'homme en demeure d'user de sa responsabilité personnelle. une telle présence au monde caractérise à son tour l'homme en sa maturité, à la différence de l'adolescent dont l'imagination l'amène à se projeter ailleurs. Nous découvrons ici ce qu'est l'expérience de Bonhoeffer: une maturation continue, à la découverte de son propre "centre de gravité" , de sorte que "sa nostalgie de voir enfin ses désirs exaucés ne puisse l'empêcher d'être totalement ce qu'il est, là où la vie l'a placé (...). L'homme est toujours entier et ne soustrait rien au présent. Sa nostalgie, qui reste cachée aux autres, est déjà vaincue en quelque sorte" (RS, 246).
Faut-il pour autant que l'homme soit exempt de désirs, qu'il essaie de les refouler ou de les ignorer ? Ne court-il pas alors le danger de nier sa propre humanité ? La réflexion de Bonhoeffer s'apparente à celle de Simone Weil qui, à la même époque, parlait de la quête de la vérité comme comme d'un "effort sans désir": "Nos désirs sont infinis dans leurs prétentions, mais limités par l'énergie dont ils procèdent. C'est pourquoi, avec le secours de la grâce, on peut les dominer et, en les usant, les détruire. Dès qu'on l'a clairement compris, on les a virtuellement vaincus, si l'on conserve l'attention au contact de cette vérité . cette méfiance à l'égard du désir s'apparente à celle éprouvée à l'égard d'une religion qui décide à l'avance du point d'aboutissement de sa recherche. Ainsi, "la religion en tant que source de consolation est un obstacle à la véritable foi: en ce sens l'athéisme est une purification . L'homme tente souvent de projeter en Dieu son propre désir, son besoin de domination et risque de négliger l'accomplissement des tâches que Dieu lui confie dans le temps présent et notamment celle d'aimer et de servir son frère. La loi, en tant qu'acte vital doit le porter au devant de l'autre, alors que l'acte religieux le maintient dans une attitude de repli et d'attentisme.
Si le champ d'action du chrétien est situé dans la réalité présente, Bonhoeffer maintient néanmoins une perspective eschatologique: "Ce n'est pas à nous de prédire le jour - mais ce jour viendra - où des hommes seront appelés de nouveau à prononcer la Parole de Dieu de telle façon que le monde en sera transformé et renouvelé. Ce sera un langage nouveau, (...) le langage d'une justice et d'une vérité nouvelles, qui annoncera la réconciliation de Dieu avec les hommes et l'approche de son Royaume" (RS, 310). L'Eglise n'est pas encore dans le Royaume: elle a une tâche à accomplir, non en dominant ou en éreintant le monde, mais en le servant. Dans cet intervalle, elle est appelée à vivre une purification et une conversion dont elle doit sortir fondamentalement différente (RS, 309 s.). L'incarnation et la résurrection sont des réalités étrangères au monde sans Dieu. Cette metanoïa, permettra à l'Eglise de trouver un langage renouvelé, une Parole de Dieu qui pourra à nouveau être dite et comprise, au lieu d'un discours étranger et incompréhensible, une parole qui répondra au besoin du coeur de l'homme. Nouvelle compréhension du message, qui trouve chez Bonhoeffer une portée prioritairement éthique. Mais comment vivre devant Dieu en s'identifiant au monde sans Dieu ? Que deviennent les actes spécifiquement religieux dans un christianisme non-religieux ? Les chrétiens ne risquent-ils pas d'y laisser leur identité propre ? Il est étonnant de constater que Bonhoeffer n'aborde pas la question, à l'exception de ces phrases où il situe l'identité du chrétien au niveau d'une participation effective à la vie du Christ: Les chrétiens sont avec Dieu dans sa Passion. Voilà ce qui distingue les chrétiens des païens (...). C'est le renversement de tout ce que l'homme religieux attend de Dieu. L'homme est appelé à souffrir avec Dieu de la souffrance que le monde sans Dieu inflige à Dieu. Il doit donc vivre "laïquement et participer par là justement à la souffrance de Dieu (...). Ce n'est pas l'acte religieux qui fait le chrétien, mais sa participation à la souffrance de Dieu dans la vie du monde (RS, 367s). Bonhoeffer ne s'en tient pas à la négation de la religion. Pour lui "la discipline de l'arcane (Arcani disciplina) est ce dispositif qui permet au christianisme non-religieux, dans l'attente du Royaume, de garder sa spécificité et son rapport de confrontation spirituelle avec le monde. Le chrétien, dans cette attente, doit se replacer devant Dieu dans le lieu secret pour renouveler, par la prière, et le culte une communion indispensable.
Dès la lettre du 30 avril 1944, dans laquelle il aborde pour la première fois son nouveau thème, Bonhoeffer définit la discipline de l'Arcane comme distinguant les réalités dernières des avant-dernières. L'arcane s'impose la discipline de ne pas asséner aux autres le contenu de ses dogmes. Cette vie secrète ne range pas la vie devant Dieu au nombre des éléments d'ordre strictement intimes, mais tend à éviter qu'un fossé ne se creuse entre les chrétiens et les autres. Chaque parole doit être mesurée à son degré de communicabilité et à la capacité de réception de celui qui la reçoit, afin d'éviter la profanation des mystères de la foi. Parlant ainsi Bonhoeffer ne risque-t-il pas de déplacer la ligne de démarcation qu'il s'était employé à détruire ? Certains interprètes, tel Jean Baubérot, y ont vu la résurgence d'une forme de piétisme. Il en serait ainsi si l'ekklesia se retranchait derrière cette ligne. Mais le croyant participe au secret messianique, il maintien son existence devant Dieu par le culte, la prière et la vie communautaire, tout en en se rendant librement disponible aux autres. La prière est la respiration du chrétien, "la participation de l'homme au travail de Dieu. Elle est l'attention de l'homme au travail de Dieu. Elle est l'attention de l'homme envers Dieu. Elle est la continuation de la responsabilité, une soumission sans démission, où se vit devant Dieu le versant offert de la résistance humaine (...). Elle existe, non pour dédoubler l'homme ni métaphysiquement, ni intérieurement, mais pour l'unifier dans la réalité de Dieu ici-bas, au milieu d'un réel qui lui se disloque entre les deux étouffements de la résignation comme de la contestation infinies (...). Vécue dans l'action, la prière silencieuse et cachée est le signe de la majorité non solitaire, la présence de la communauté avec lui que le Christ attend des hommes" (Alexandre Dumas).
Quoiqu'il revendique sa majorité, le monde n'en connaît pas moins la souffrance. Le chrétien la partage en ce qu'elle procède de la participation du Christ à la réalité. Il la vit en secret, soutenue par la l'intercession de la communauté. Au lieu d'en faire une religion de la souffrance, la discipline de l'arcane lui permet de vivre une transformation de l'épreuve: "Il est certain que dans la souffrance se cache notre joie, dans la mort notre vie; il est certain qu'en tout cela nous faisons partie d'une communauté qui nous soutient. En Christ, Dieu a dit oui et amen à tout cela. Ce oui et cet amen son le fondement sur lequel nous reposons" (RS, 401s.). Il n'y a pas là une quelconque sublimation de la souffrance, mais une redécouverte du sens, une retrouvaille inattendue avec la promesse de Dieu. Bonhoeffer renoue ici avec le sens de la signification vétérotestamentaire de la bénédiction par laquelle Dieu assume toute la réalité du monde. Celui que Dieu bénit ne voit pas la souffrance lui être épargnée, au contraire: "La différence avec l'Ancien Testament ne consiste qu'en ceci: dans l'Ancien Testament, la bénédiction contient aussi la croix; dans le Nouveau Testament, la croix contient aussi la bénédiction (...). Si l'homme considère sa souffrance comme la continuation de son action, comme l'accomplissement de sa liberté, alors son action procède de sa foi" (RS, 379).
La discipline de l'Arcane permet donc au chrétien de vivre parmi les hommes dans la suivance du Christ. Il s'agit de vivre, autant que de dire. Dans l'immédiat les paroles sont peut-être rares, mais l'action est authentiquement chrétienne et la connaissance des réalités dernières ne le quitte pas: "Le chrétien est terrestre, non pas de manière plate et banale (...), mais il est discipliné et la connaissance de la résurrection est toujours présente en lui (...). Je continue d'apprendre que c'est en vivant pleinement la vie terrestre qu'on parvient à croire. Quand on a renoncé complètement à devenir quelqu'un afin de vivre dans la multitude des tâches, de questions, de succès et d'insuccès, d'expériences et de perplexités - et c'est cela que j'appelle vivre dans le monde - alors on se met pleinement entre les mains de Dieu, on prend au sérieux non ses propres souffrances, mais celles de Dieu dans le monde, on veille avec le Christ à Gethséman; tel est, je pense, la foi, la métanoïa; c'est ainsi qu'on devient un homme, un chrétien" (RS, 371s.).
Disjoindre la vie dans le monde de la vie devant Dieu: derrière cette dichotomie mortelle revient ce besoin constant de l'homme de surmonter le problème de sa propre finitude, d'assurer son salut, tout en oubliant sa propre responsabilité dans le temps présent. Bonhoeffer renonce à cette dualité de la personne pour affirmer que l'homme doit vivre pleinement de Dieu au sein même du monde, et que devant Dieu il se présente non pas débarrassé du monde, mais le portant comme une partie de lui-même. Toute la force de sa pensée réside donc dans cette discipline de l'arcane qui, même si elle est invisible au monde, n'en permet pas moins de réunir devant Dieu ce que l'homme s'emploie sans cesse à distinguer. Dans le culte et la prière le chrétien se présente devant Dieu pour rendre compte de sa compromission avec le monde et pour y être à nouveau envoyé. Bonhoeffer n'est pas dualiste: devant Dieu l'homme continue de porter le fardeau du monde. Sinon il n'est devant Dieu qu'un sel sans saveur. Devant le monde, l'homme porte en secret l'espérance dans les réalités dernières qu'il vit au milieu de la souffrance et de la peine de ses frères. Cette articulation doit être sans cesse mise en exercice, toute rupture étant une aliénation de l'homme dans sa totalité: "Nous sommes aux prises avec Dieu dans l'homme et avec l'homme en Dieu, allant de l'homme à Dieu et de Dieu aux hommes".