La République des Lettres



Éditions Agone

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Entretien avec Thierry Discepolo, des éditions Agone.

Avant d'être une maison d'édition, Agone a été une revue. Quand? comment? pourquoi et avec qui, cette revue a-t-elle été créée?
La revue Agone est née en 1990, sous forme d'association loi 1901, de cinq (alors) étudiants sur la base de la réunion de champs disciplinaires d'une université qu'ils n'ont finalement jamais intégrée. Les débuts furent surtout des intentions sans moyens... Ainsi, nos premières (grandes) déclarations: "Ménager un espace d'écriture échappant au cercle sans vertu de la légitimité. Se soumettre aux déjà vieilles exigences d'une pensée qui se meut dans la seule satisfaction de son aboutissement et au mépris de la rentabilité; qui tente de se soustraire aux habitudes de référence et de déférence, de localisation et de reconnaissance, habitudes qui font que la parole consacrée rapporte plus souvent qu'elle ne coûte". Ou encore, pour n'évoquer que les raisons de ce nom d'"Agone": une archaïque déclinaison de l'idée de combat, de joute, telle qu'elle fondait l'Antiquité grecque. Ce que nous avons traduit dans les termes inactuels de l'engagement et de la gratuité: "S'attacher à la rumination parce que l'actualité est le lieu agité dans lequel se forge l'oubli; et s'inscrire contre la satisfaction d'une modernité tristement et bruyamment consensuelle". Ces étudiants donc, qui écrivaient eux-mêmes mais entrèrent assez vite en relation avec des auteurs (essayistes, poètes ou romanciers; débutants ou confirmés) se sont donnés les moyens de structurer un outil de production éditoriale autonome. Parce qu'il n'en existait pas à proximité est une évidence. Ne pas insister sur le fait que l'autonomie n'a pas de prix assez élevé serait tricher avec nos intentions. Comme ce serait mentir que de nier que nous n'ayons jamais cherché à joindre l'une des parutions périodiques parisiennes dont nous étions, les uns ou les autres, éventuellement assez proches intellectuellement et politiquement. L'absence de contact avec les divers groupes de militants politiques - pourtant de sensibilités proches - est essentiellement due à la totale absence de toute tradition militante parmi nous mais aussi au fait que, dans notre région tout au moins, ces groupes restaient éditorialement déstructurés tout en s'étant coupé de l'université - notre seul " berceau " -, pendant ces années d'une gauche largement recentrée dans son institutionnalisation sous l'avènement du mitterandisme. L'équipe initiale a vite grandi (nous avons atteint un comité de rédaction d'une quinzaine de personne la troisième année), tandis qu'elle s'ouvrait à l'édition professionnelle par une formation, "sur le tas", tant en secrétariat éditorial, à la PAO, qu'en suivi de fabrication, etc. Toutefois, le bénévolat des membres du comité de rédaction est longtemps restée la règle - qu'il s'agisse de chômeurs ou de post-étudiants installés dans le système de petits boulots (majoritairement) ou, plus tard, en début de professionnalisation (essentiellement liée à l'éducation nationale... ou entrant en métier d'édition).
Comment fonctionnez-vous sur les plans matériel et intellectuel? Comment se font, par exemple, le choix des thèmes traités ou celui des collaborateurs extérieurs?
Le principe de parution thématique et pluridisciplinaire a toujours été celui d'une revue culturelle où régna longtemps la contingence des "spécialisations disciplinaires" des membres fondateurs (des numéros sur: "écriture raisonnée, éthique et expression, Interprétations, Le Vivant , Archaïsme"). La revue Agone a trouvé son modèle éditorial autour des Cahiers du Sud (numéro 10, 1993), mais aussi comme partenaire des collectivités territoriales sans lesquelles son évolution n'aurait sans doute pas été possible -- ne serait-ce que du fait de notre précarité financière chronique mais également en vertu du caractère non-rentable de notre production... (D'abord auto-financée, la revue Agone bénéficie désormais d'aides plus ou moins régulières du Centre National des Lettres, de la DRAC, de la région PACA, du Conseil général des Bouches-du-Rhône et de la ville de Marseille.) Les thèmes eux-mêmes ont toujours été et restent dépendants des compétences de ceux qui les prennent en charge: c'est donc souvent le fruit de la rencontre de celui qui deviendra le collaborateur d'un numéro ou intégrera l'équipe - une diversité thématique qui reste notre principale source d'ouverture et d'enrichissement en collaborateurs. Selon l'éclairage souhaité, chaque numéro de la revue est confié à un " maître d'oeuvre ", qui prend donc en charge l'essentiel de l'ossature, du contact des auteurs, tout en étant en général lui-même l'un des rédacteurs. On peut trouver, dans la structure même de la revue, l'influence du champ culturel des parutions périodiques tel que le définit les institutions: un mélange de sciences humaines et de littérature mais aussi une "enveloppe" à l'esthétique soignée qui, sous le peu de moyens financiers et structurels, permet de marquer la distance avec le "système fanzine". Nous avons mis plus de trois ans pour réaliser ce que l'on peut appeler l'" entrée dans le champs éditorial", mais seul l'accueil des éditions Climats, pour une diffusion professionnelle en 1996-1997 chez Harmonia Mundi, la consacra vraiment. Une telle inscription reste déterminante. Le champ culturel des parutions périodiques impose, dans une certaine mesure, thèmes et collaborateurs : porteur d'une actualité mais distribuant les auteurs disponibles - ceux des ouvrages parus récemment ou à redécouvrir parce que disparus... Ainsi, concernant les essais constituant chaque thème, ceux-ci ne sont jamais vraiment arrivés " par la poste " -- c'est-à-dire issus de candidatures spontanées; et ils sont de plus en plus rarement le fait de connaissances interposées ou de rencontres inopinées - notre mode de relation dominant reste épistolaire : un contact par correspondance en référence aux oeuvres, qui dépend donc des bonnes volontés des auteurs contactés à nous répondre par la positive...Quant aux textes littéraires, leur origine fut longtemps essentiellement interne au comité de rédaction et aux connaissances plus ou moins directes de personne à personne, pour être aujourd'hui majoritairement dépendante du relais de traducteurs ou des contacts chez des partenaire éditeurs.
Le sous-titre de la revue Agone porte la mention: "Philosophie, Critique et Littérature". Comptez-vous vous limiter à ces trois domaines ou envisagez-vous des incursions plus fréquentes dans les domaines de l'histoire contemporaine et sociale, de l'économie, du politique ou des sciences sociales? Les numéros sur "Tchernobyl, Banquet d'anniversaire" ou "Misère de la mondialisation" n'ont-ils pas d'ores et déjà entamé ce tournant?
Annoncer que nos deux parutions de l'année 1999 porteront sur "Utopies économiques" puis "état, démocratie et marché" pourrait constituer une réponse par l'affirmative. Mais le seul programme de l'année 1998, "Hasard et jeux" et "Neutralité et engagement du savoir" en est une infirmation... Comme celui des années suivantes: "Fonction du cinéma, La contre-histoire, Qu'est-ce que croire?, Les doubles langages". Suivant l'identité de la revue, il convient de maintenir un équilibre dans cette succession thématique. équilibre entre ce qui correspond à un engagement politique dans un thème plus ou moins d'actualité par ailleurs traité suivant un axe "savant" et ce qui reste plus lié à l'un de ces thèmes éternels de la recherche universitaire. Quant aux termes de "Philosophie, Critique et Littérature", ils restent une sorte d'indication emblématique de la direction que nous tenons à garder -- un emballage où manquent sans doute les termes "d'histoire contemporaine et sociale, d'économie, de politique et de sciences sociales", mais qui, tout en étant justes, seraient par trop réducteurs.
Quand et pourquoi la revue Agone a-t-elle évolué en une maison d'édition?
L'évolution de la revue Agone en maison d'édition s'est faite au cours de l'année 1997 en vue d'une programme de parution qui a commencé à l'automne 1998. Cette évolution marque le passage d'un radical bénévolat à la professionnalisation d'une petite équipe (deux salariés à mi-temps). Une évolution qui n'aurait pu se faire sans la prise en charge de la distribution des ouvrages par les Belles Lettres depuis 1998. En fait, relativement aux seules parutions de deux numéros d'Agone par an, nous avions mis en place une machine relativement importante - matériels, relations avec la chaîne du livre, etc. Il s'est donc agi d'atteindre un nombre minimal d'ouvrages parus par an, afin d'amortir, dans un premier temps, les frais de fonctionnement, pour, dans un second temps, espérer en vivre...
Quels sont les axes de travail et les thèmes de prédilection d'Agone éditeur? Des collections thématiques sont-elles prévues? Comment le travail conjoint avec la revue est-il conçu?
Nous avons défini notre première thématique par les termes de "changement social, résistance culturelle et critique politique" et, pour les premiers ouvrages parus, sous le nom de collection -- d'ailleurs toujours pas officiel -- de Contre-feux. Sous cette définition devra sans doute entrer (nous n'avons pas les moyens de plus, qu'ils soient logistiques ou financiers...) les essais que nous avons prévu de publier et ceux que nous allons publier au moins pour les deux années à venir. Nous tentons toutefois de mettre oeuvre une collection de littérature: Marginales, qui devrait être lancée à la rentrée 1999, fruit d'une collaboration avec les éditions Titanic (Ventabren) et la revue Propos de campagne (Forcalquier), tentée par l'édition de livres. Quant au travail conjoint des éditions avec la revue, il convient de citer Partisans (1961-1972), revue des éditions Maspero, qui constitue, à mon sens, un modèle idéal d'utilisation de la revue comme outil de relais avant et après la parution d'ouvrages; outil qui peut servir de lien entre diverses maisons d'éditions et, surtout, d'alternative à la diffusion d'une information qui échappe au diktat commercial tout en palliant à la dramatique indigence de la grande presse.
Comment concevez-vous le fait, selon vos propres termes, de "concrétiser une radicalité, forgée de lectures situationnistes et libertaires, associée à l'utopie rationaliste des Lumières telle que Pierre Bourdieu en est aujourd'hui, en France, la figure savante et politique saillante"? Quel rapport entretenez-vous avec l'héritage des courants libertaires du passé?
La meilleure façon sans doute d'expliquer notre évocation de cette utopie rationaliste humaniste des Lumières est de revenir concrètement à ce qui est demandé aux auteurs (souvent universitaires) de chaque numéro: diffuser un savoir qu'il s'agit de faire partager au plus grand nombre. Nous demandons ainsi aux auteurs un travail -- que l'on ne doit pas qualifier de vulgarisation mais, disons, de "militant du service public" -- qui consiste à transformer leurs acquis universitaires en questionnements d'intérêts généraux destinés à faire progresser la réflexion, suivant la spécialité de chacun (philosophie, histoire, sociologie, économie, etc.) Assumer de retenir, parmi les mouvements contestataires émergeants des années 1960-1970, le Situationnisme, c'est assumer un héritage non absent d'élitisme philosophico-esthético-politique, mais c'est surtout retenir la critique de la société du spectacle et sa référence au tout-consommation comme horizon de notre présent à refuser. La radicalité critique évoquée est tout autant une question de contenu -- production d'un savoir autonome se voulant garant d'une mémoire à constituer; que de manières de fonctionner -- une structure collégiale développant une activité pour partie commerciale (vendre des livres...), mais que l'on refuse d'inféoder, justement, à des critères marchands, pour la soumettre aux exigences d'une militance comprise en termes tant intellectuels que politiques. Quant à notre "héritage des courants libertaires du passé", celui-ci, comme pour les références précédentes, est essentiellement livresque... tout entier puisée dans la lecture des fondateurs et, pour la tradition libertaire, ne dépassant guère les années 1920 - fonctionnant, pour beaucoup d'entre nous, comme les "lectures de jeunesse" d'une formation assez peu doctrinaire d'auteurs hétérodoxes et grand public... On peut évoquer quelqu'un comme Bertrand Russell, représentant de cette tendance dont le plus illustre vivant est Noam Chomsky, pour boucler notre chemin, et conclure sur ces deux auteurs, qui sont également deux savants, dont l'humanisme fait référence à la tradition rationaliste prenant sa source dans le XVIIIème siècle des Lumières. Pour beaucoup d'entre nous, plutôt qu'une définition doctrinaire, la meilleure façon est sans doute de revenir à cette humble position qu'évoque George Orwell expliquant qu'il n'avait "pas de position politique clairement définie", que s'il se "ralliait", c'est "plus par dégoût de l'oppression et du délaissement qui (est) le lot des franges les plus pauvres (...) que par admiration théorique pour une société planifiée".
Le fait de vivre et travailler à Marseille est-il un choix délibéré ou résulte-t-il seulement des aléas de l'existence?
Le premier hasard reste sans conteste fondateur: celui du lieu où est installé la famille dans laquelle on est né... Difficile de ne pas en dépendre! Disons donc que, les deux fondateurs de la revue et le premier les ayant rejoint, qui restent au coeur l'activité éditoriale d'Agone, passent pour être particulièrement d'"ici", ce qui ne fut pas le cas de chacun d'entre nous, loin de là! En revanche, le choix de vivre et de travailler ici est devenu, progressivement, revendiqué -- et, celui-ci, par chacun. Une revendication qui, étant donné le caractère dit intellectuel de notre activité dans un contexte d'hégémonie de la capitale de l'hexagone, prend la forme d'une résistance au "centrifugisme" parisien en même temps, chez certains, qu'une résistance à l'urbanité. Une résistance qui n'est pas, bien entendu, revendication régionaliste: il s'agit simplement de tenir un programme d'activités qui reste majoritairement celui de structures et de personnes installés, dans ce pays, à Paris; programme auquel la décentralisation n'a donné que les outils minimum. En fait, le meilleur outil de concrétisation d'une existence de producteur intellectuel en marge reste Internet: vivre loin du centre mais en direct avec des interlocuteurs dispersés de part le monde...

Copyright © Charles Jacquier / La République des Lettres, vendredi 01 mars 1996

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