Pier Paolo Pasolini   |   Pier Paolo Pasolini
La République des Lettres

Pier Paolo Pasolini

Pier Paolo Pasolini

Correspondance Fellini / Pasolini : Pasolini par Fellini.

Par Federico Fellini / La République des Lettres, dernière mise à jour le mercredi 01 juin 1994.

Entre intransigeance néo-réaliste et trouble baroque, entre idéologie et imaginaire, à l'heure précise où tout bascule, c'est-à-dire où une époque change de poétique... nous sommes en 1965. Un couple exceptionnel part en voiture à la recherche de "la Bombe", la mythique pétroleuse romaine. Ce sont Pasolini et Fellini. Ils ne la trouvent pas; mais après cet étrange voyage Pasolini écrit un extraordinaire portrait, inédit jusqu'à présent en France, du réalisateur de Rimini. Ensuite Fellini, par delà la mort et les malentendus professionnels et idéologiques, répond à son ami disparu.
A quelle occasion avez-vous connu Pasolini?
Je l'ai appelé après avoir lu Ragazzi di vita pour lui témoigner mon enthousiasme il a été très sympathique, il a parlé en termes flatteurs des Vitelloni, de La strada. Seulement plus tard, quand le scénario de Le notti di Cabiria a été prêt, j'ai cru bon de le lui faire lire pour lui demander des conseils linguistiques sur certaines façons de parler argotiques. Le rendez-vous était au bar Canova à Piazza del Popolo. Je l'ai vu arriver et il m'a tout de suite paru très sympathique avec son petit visage poussiéreux de jeune maçon, un petit visage de prolétaire, de poids coq, de boxeur de banlieue. Il a accepté la proposition de collaboration avec enthousiasme, une qualité qui me l'a tout de suite rendu familier. C'était un homme généreux, immédiat. Et nous sommes partis dans ces promenades qu'il décrit si bien.
Pasolini décrit "la forma Fellini" de différentes façons: un poulpe, une amibe grandie, une ruine aztèque, un homme très doux, très intelligent, très malin et effarouché, un matou siamois, un escargot-labyrinthe qui assimile tout. En lequel de ces êtres vous reconnaissez-vous?
En tous - euh, un peu moins dans l'escargot géant -, mais d'un point de vue littéraire, de la part d'un poète comme l'était Pier Paolo Pasolini, je les accepte. Certes, nous sommes un peu tous de gros escargots, il avait lui aussi quelque chose de très avide dans les yeux, de très attentif, une curiosité fervente, inépuisable. La qualité que j'ai toujours appréciée chez lui était sa capacité d'être un artiste qui absorbe, assimile, transforme alors qu'en même temps une partie de son cerveau semblait fonctionner comme un laboratoire très précis, très attentif, où ce que l'artiste avait créé était évalué, jugé, généralement avec approbation. D'être à la fois créateur et critique très pénétrant, implacable à propos de ce qu'il avait inventé. Une qualité, cette inépuisable présence critique, qui par exemple me fait complètement défaut.
Racontez encore quelque chose de vos randonnées nocturnes à la recherche d'atmosphères et d'inspirations pour Cabiria.
J'errais avec lui dans des quartiers plongés dans un silence inquiétant, des banlieues infernales aux noms évocateurs, Chine médiévale, Infernetto, Tiburtino III, Cessati Spiriti. Il me conduisait comme s'il était Virgile et Charon à la fois, il ressemblait d'ailleurs aux deux mais aussi à un shérif, un petit shérif qui allait surveiller des endroits très familiers. Il riait de mes alarmes, il était là avec le sourire de celui qui en a vu d'autres, qui a vu pire, et qui souhaite même que le pire puisse encore se produire, d'un instant à l'autre, surtout pour satisfaire son ami, hôte et touriste. De toute façon il était là pour expliquer et pour défendre, shérif renommé. De temps en temps, de certaines fenêtres, de certaines portes, de certains sombres recoins surgissaient d'imprévisibles présences de jeunes garçons qu'il se complaisait à fréquenter comme si nous étions en Amazonie, au milieu d'êtres fantastiques, sauvages, antiques ...
Vous a-t-il jamais donné l'impression d'une personne qui avait peur de quelque chose ?
Pour le peu que je le connaissais, il m'avait l'air d'une personne qui s'enivrait même du danger conçu sous son aspect diabolique, inconnu, exaltant.
Vous avez raconté la première impression que vous avez eue de lui. Et la dernière?
Dans les derniers temps il portait des lunettes noires, s'habillait comme un personnage de film de science-fiction d'aujourd'hui, genre Terminator, avec des blousons en cuir. Et puis il était devenu plus silencieux, il tendait à l'immobilité. Je me souviens qu'une fois à Saffa Paltino il est resté assis, immobile et silencieux, pendant des heures, sur une petite chaise inconfortable. Nous nous étions dits bonjour avec grande effusion, nous serrant dans les bras l'un de l'autre, parce que notre amitié nous rappelait un peu comme l'école, et avait besoin du contact physique. Je voyais avec plaisir que notre amitié était intacte même si quelques petits épisodes auraient pu nous éloigner.
De quoi s'agit-il? Qu'était-il arrivé?
Cela eu lieu lorsque, tout à fait inconsidérément, j'avais convaincu le vieil Angelo Rizzoli de fonder une maison de production qui s'appelait "Federiz" où le "z" représentait Rizzoli et "Federi" Federico. La Federiz avait pour ambition d'aider de jeunes réalisateurs à faire leurs débuts. En réalité tout ce que j'ai réussi à faire pour cette société a été de trouver un bureau et de le décorer. Pendant des mois je me suis amusé à transformer ce lieu en vieux couvent ou en auberge des Trois Mousquetaires. Il a accueilli pendant dix mois tous les sans travail de Cinecitta. En plus il y avait là tout près, via della Croce, le restaurant Cesaretto, et vers une heure c'était facile de se faire porter quelques plats c'était devenu un self plus qu'autre chose. Mais les premiers mois il y avait un grand enthousiasme et j'étais convaincu, moi aussi, que je produirais beaucoup de beaux films, ce qu'ensuite d'autres ont fait. Il cochesito de Marco Ferreri, Il posto de Ermanno Olmi et Accattone de Pasolini. Pier Paolo espérait beaucoup pouvoir débuter comme réalisateur. Le scénario était superbe et il a demandé de pouvoir tourner des bouts d'essai. Il a fallu vaincre les résistances de Rizzoli et de l'autre associé, Clemente Fracassi, très efficace mais tendant à être pessimiste et catastrophique en faisant les comptes. Quant à moi je jouais le producteur et plus encore qu'optimiste j'étais irresponsable. Pier Paolo fit les essais et moi, influencé par les avis négatifs de Rizzoli et de Fracassi, outre une vision trop personnalisée des choses, j'ai jugé et j'ai commis une erreur.
Comment cela s'est-il terminé?
J'ai été contraint de dire à Pier Paolo non pas la vérité, mais qu'il valait mieux attendre. Mais intelligent comme il l'était, il a tout de suite cru comprendre qu'il y avait des résistances de mon côté aussi, ce qui n'était pas vrai, et en souriant avec un voile de tristesse, il m'a dit: "Je ne peux certainement pas faire du cinéma comme tu le fais." Heureusement il a tout de suite rencontré Alfredo Bini et leur association a marché j'ai essayé de me faire pardonner pour avoir pris les distances, j'ai même surévalué exagérément le film, et surtout j'ai tout fait pour l'affranchir du blocage de la censure. Pasolini a écrit à cette occasion un article dans Il giorno où il racontait toute l'histoire avec honnêteté, beaucoup d'acuité et même un peu d'humour, ce qui ne rentrait pas toujours dans ses cordes. Dans cet article il m'a qualifié d'"élégant archevêque" pour la façon que j'ai eue, pleine de gêne, de lui faire part de la mauvaise nouvelle sur son film.
Et "la Bombe" que vous avez vainement cherchée ensemble, existait-elle réellement, ou n'était-ce là qu'un de vos fantasmes?
C'était une vieille racoleuse à propos de laquelle j'avais entendu fabuler Ercole Patti les premiers temps de mon arrivée à Rome. En réalité on l'appelait "Bombe atomique" et on en parlait dans un mythique café nocturne qui se trouvait près du Messagero. J'allais au journal la nuit avec un rédacteur sportif légendaire qui collaborait avec le Marc'Aurelia. J'aimais cette vie de journaliste telle que je l'avais imaginée à Rimini, comme dans les films américains, lorsque Fred Mac Murray arrive à la rédaction, jette son chapeau de loin et atteint le portemanteau. Donc une nuit en sortant à une heure du Messagero et en remontant vers la Piazza Barberini, j'ai vu la "Bombe". C'était une espèce de montgolfière tout habillée de blanc. Elle descendait la rue en marchant au centre, ni sur un trottoir, ni sur l'autre, vraiment en plein milieu. C'est cette apparition qui a suscité toutes les Saraghine de mes films. En parlant, des années plus tard, avec Pier Paolo, je m'étais mis en tête de la retrouver. Il s'était joint de bon gré à la recherche et essayait même de m'intriguer encore davantage sur la vie nocturne des banlieues.
Après tant d'années, que vous reste-t-il de Pasolini?
Le regret de ne pas l'avoir plus souvent vu, de ne pas avoir profité de sa générosité, de sa culture. Et puis, mais je me fais peut-être des illusions, s'il avait eu besoin de quelqu'un à qui se confier, je crois qu'il l'aurait volontiers fait, mais probablement rien que pour me surprendre. De même, pour essayer, comme il y était arrivé quelque fois, d'obtenir un point de vue différent du sien sur ce monde, lequel lui paraissait toujours plus atroce, indéchiffrable, menaçant. Une fois il m'a dit: "La vérité est que tout est chaos." Mais en contraste avec cette phrase qui m'avait frappé par la sincérité railleuse qu'elle contenait, il y avait chez lui une acceptation résignée et vaincue. Il avait une sorte de douceur blessée, Pier Paolo, il émanait de lui ce charme mystérieux et secret que j'ai toujours imaginé chez Kafka.