Juan Solanas

Biographie Thomas De Quincey
Thomas De Quincey
De l'Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts

Éditions de La République des Lettres
ISBN 978-2-8249-0195-4
Prix : 5 euros
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"Les innocents meurent, les salauds demeurent" pourrait être le sous-titre de ce film dérangeant à bien des égards. D'abord parce que presque trop maîtrisée, la très belle image de Felix Monti nous présente un Nord-Est argentin aux couleurs de carte postale (carte postale de goût il est vrai). Avec, comme en surimpression, ces longs plans d'une Carole Bouquet méditative (certains instants nous font croire à la présence d'une bête regardant la nature, mais ce n'est que la forme flottante de sa chevelure) à qui il va falloir qu'évenements désagréables puis, finalement, une bonne soeur un peu plus éduquée que les personnages désoeuvrés qu'elle a pu rencontrer ouvre enfin les yeux ("On peut tout faire à un enfant qui n'existe pas" lui dira-t-elle avec douceur mais fermeté), pour qu'elle pèse la valeur de l'argent du premier monde face à la misère de l'Amérique Latine, et qu'elle intègre in extremis le sens de la responsabilité. Dérangeant parce que la presque trop parfaite musique d'Eduardo Makaroff aux accents de Piazzolla souligne ces effets qui nous mettent d'abord à distance, comme par pudeur. Spectateur aguerri, on se méfie en effet du misérabilisme, de la si parfaite connaissance du terrain, de la reconstitution trop vériste du bidonville où vivent les jeunes mauvais garçons qui détournent le petit protagoniste innocent du chemin de l'école. Dérangeant parce qu'il y a du Pinocchio au pays des jouets dans ce pilotage qui finira mal pour les petits malfrats qui ont eu la malchance de naître du mauvais côté, là où la police aquiesce quand les salauds font le travail à leur place et leur glissent un billet pour qu'ils étouffent l'affaire et les débarrasse des cadavres. Dérangeant parce que la construction du scénario de Juan Solanas et Eduardo Berti maîtrise trop habilement l'alternance entre les scènes réservées à la Française (Hélène, Carole Bouquet, si élégante) et celles consacrées à l'Argentine (Juana, Aymara Rovera, si digne), toutes les deux furieusement belles. L'une de vouloir être mère et de n'avoir que le luxe de l'Occident pour se payer cette chance truquée. L'autre de travailler de ses mains, de donner son plaisir à un lâche parce qu'il faut bien que le corps exulte, et d'élever seule et sans moyens ce gamin qui est tout ce qu'elle a au monde et que le système voudrait lui prendre. Une Carole Bouquet, excellente actrice à l'accent si bien calculé. Si grotesque accent malgré un registre langagier hispanique plutôt étoffé même si Carole Bouquet glisse quelques mots d'italien dans son discours, défaut légitime et bien observé pour une occidentale argentée qui a dû beaucoup voyager et décide tout à coup d'être mère en passant par l'adoption illégale, tellement plus rapide que la voie respectueuse des lois mais non de l'impatience du besoin de maternité. Une impatience et un besoin si bien filmé qu'il n'y a qu'à voir la scène, centrale dans la chronologie de l'intrigue, où Hélène (Carole Bouquet) passe une première nuit seule avec ce nouveau bébé vendu hors de prix par une "fournisseuse" clandestine exigente mais aux apparences "correctes", pour comprendre que ce qui est si dérangeant dans ce film n'est pas le calcul du cinéaste -- qui après tout connaît son métier et, en bon artisan, le réalise au mieux -- mais la dénonciation qui, dès les premières images, nous met face à ce que nous refusons de voir. Parce que le premier monde représenté par cette si élégante Hélène au prénom héroïque c'est nous, nous avec notre écoute attentive mais lointaine, protégés que nous sommes du feu, de la faim, de la solitude accentuée par ces grands espaces où la seule loi est celle des patrons. Ainsi cette alternance où souvent les plans se succèdent de l'une à l'autre pour souligner le décalage entre les deux mondes à la manière d'une double vie de Véronique du maître polonais, ces plans nous émeuvent avec la dignité de Juana qui nous maintient au seuil des larmes mais s'arrête avant le cliché, avant le mauvais goût, avant les facilités. Ainsi l'enfant de Juana ne tuera pas le représentant du patron venu brutaliser sa mère mais le fera juste fuir avant que celui-ci ne se venge définitivement. Ainsi on ne saura qu'à peine ce qu'il advient de Juana -- même si le visage du chirurgien est assez éloquent pour nous enlever tout espoir -- et ce que Hélène fera de ce garçon de onze ans auquel elle n'avait pas pensé parce qu'elle voulait un nouveau-né, alors que Solanas nous a a montré pendant une heure cinquante que c'était ceux-là qu'il fallait sauver, et qu'Hélène le pouvait, que nous le pouvons souvent sans le savoir ou sans le vouloir, ce qui au fond revient au même.
"Je n'ai pas compris tout de suite" avait-elle dit au début à Juana venue lui demander de l'aide suite à la prise d'un médicament contraceptif à des doses dangereuses ("Je ne suis pas docteur, je ne fais que vendre des médicaments" avait dit Hélène). "Je ne savais pas" ont dit tant de bourreaux ou de complices silencieux...
30 000 enfants meurent chaque jour de maladies qui auraient pu être soignées, plus d'un milliard de personnes n'ont pas accès à l'eau potable, 840 millions souffrent de la faim... Le 27 janvier 2005, au Forum Social Mondial Porto Alegre a eu lieu le lancement international de l'Action mondiale contre la pauvreté engageant 70 pays. Cette semaine la dette d'une vingtaine de pays, principalement d'Afrique, mais aussi la Bolivie et le Honduras, a été annulée. Nordeste convaincra-t-il quelques spectateurs que Juana et Hélène sont sur le même bateau même si l'une a des rames et l'autre pas, et pour combien de temps quand on sait que ce qui arrive d'un côté pourrait bien arriver de l'autre ? Car les cinéastes dénoncent mais avertissent aussi. Voilà pourquoi ce qui est dérangeant dans ce film est qu'il est bien fait, finalement pudique malgré nos craintes, comme si derrière quelques légères sensations d'un calcul manipulateur un grand film ne se cachait qu'à moitié. Car il y a tout pour vomir, et les personnages ne s'en privent pas; il y a tout pour avilir, et les complices du pouvoir de l'argent jouent bien le jeu; il y a tout pour souffrir et l'attente de cet enfant qui ne sait pas encore ce qu'il va ou ce qu'il est advenu de sa mère, ferme ce film comme un clap qui nous met face au silence énorme qui pèse sur tout ce que représente l'adoption illégale. Si c'est une fiction, Solanas signe en fait un documentaire, aux images lentes, grandes et renversantes, de quoi nous empêcher de dormir un peu plus. Tant mieux. On dort toujours trop.

Copyright © Michel Marx / republique-des-lettres.fr, Paris, dimanche 12 juin 2005. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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