Luchino Visconti

D'une grande beauté, quatrième des sept enfants de Giuseppe Visconti, duc de Modrone, antifasciste, descendant des seigneurs de Milan et de Carla Erba, héritière d'un empire pharmaceutique, Luchino Visconti grandit dans le palais milanais de la via Cerva. Éducation musicale, ses parents ont une loge particulière à la Scala, apprentissage du violoncelle (A 14 ans, il donne un concert public au Conservatoire de Milan, une interprétation de la Sonate en 2 temps de B. Marcello), et, comme son père, il écrit pour le théâtre puis pour l'Opéra, aptitudes qu'il ne se lassera pas d'exercer, sa vie étant un aller et retour permanent entre ces modes d'expression, même si le cinéma sera pour une large part son activité créatrice. Ses parents se séparent en 1924, sa mère affichant son soutien à Mussolini. Visconti voit moins ce père qui affiche une homosexualité pleine de panache. Crise sentimentale à dix-huit ans, puis période mystique. Il s'engage à vingt ans dans la cavalerie. Insensible aux femmes séduites par sa beauté, il y découvre la passion des pur-sang à tel point qu'il deviendra le premier éleveur d'Europe. Puis il voyage et rencontre à Paris Jean Renoir, dont il est l'assistant dans La Partie de Campagne en 1936, y dessinant aussi les costumes. C'est l'année où meurt sa mère. Dans la mouvance libérée du monde de l'art parisien, par sa rencontre notamment avec le photographe H. Horst, Visconti assume sa propre homosexualité. Il sait aussi choisir son camp politique, découvrant les inégalités sociales en plein front Populaire. Renoir est proche du Parti Communiste mais accepte l'invitation de Mussolini afin de retrouver Visconti qu'il engage de nouveau comme assistant pour La Tosca en 1940. Mais la guerre est déclarée et Renoir doit abandonner le tournage. Visconti assiste le remplaçant de Renoir, Carl Koch. 1940 est aussi l'année où Visconti participe à la revue Cinéma avec des intellectuels antifascistes comme Giuseppe De Santis, Mario Alicata ou Gianni Puccini.  Cinéma est une revue dirigée par le fils du Duce, Vittorio Mussolini. Visconti, après plusieurs tournages mouvementés, milite activement avec le GAP (Groupe Armé des Partisans) affilié au Parti Communiste. Il est emprisonné dans la pension Jaccarino, centre fasciste où il dira n'avoir été que battu quand d'autres étaient torturés. Sauvé in extremis de l'exécution par l'intervention de sa soeur et de l'actrice Maria Denis, il est libéré par les Américains. Il se consacre au théâtre avant de retourner au cinéma néo-réaliste qu'on lui reprochera parfois de trahir tant il s'essaie à d'autres genres. C'est pourtant avec lui que le terme néo-réaliste s'inscrit dans le 7ème art. Mouvement sans manifeste, il était apparu en 1929 après la sortie du roman d'Alberto Moravia Les Indifférents. En 1934, dans l'article Aspects du néo-réalisme, Francesco Jovine écrit : "Contre une littérature vide de contenu, réduite à de vains exercices stylistiques, on tente d'en opposer une autre qui tirerait de la réalité présente ses raisons de vie". Umberto Barbaro l'avait utilisé pour désigner la nouvelle littérature européenne et soviétique, et le reprend dans la préface à sa traduction de Sujet cinématographique de V. Poudovkine. Visconti, lui, s'exprimera ainsi en 1943: "Le terme néo-réalisme naquit avec Ossessione. Ce fut lorsque de Ferrare j'envoyai à Rome les premiers rushes du film à mon monteur, Mario Serandrei. Quelques jours plus tard, il m'écrivit pour m'exprimer son approbation. Et il ajouta: je ne sais comment je pourrais définir ce type de cinéma autrement qu'en l'appelant néo-réaliste". Le 25 juillet 1943, chute de Mussolini. L'Italie divisée entre la République de Salo et le royaume de Badoglio a sombré dans la violence. Visconti est arrêté par la Gestapo pour avoir planqué des fuyards. De nouveau témoin des tortures, de nouveau sauvé, il retranscrira cette expérience dans Les Damnés.

En 1942, il adapte brillamment sous le titre d'Ossessione le roman de James Cain, Le facteur sonne toujours deux fois. On y lit l'influence française et américaine, qui a marqué les cinéastes italiens de son époque, tel Rossellini. Mais devant les difficultés à mener à terme ses projets filmiques, Visconti s'adonne au théâtre, d'une manière un peu esthétisante. De 1945 à 1947, il met en scène une dizaine de pièces, de nouveau françaises ou américaines (Anouilh, Sartre, Cocteau, Hemingway, Caldwell, Tennessee Williams). En 1947, il peut enfin réaliser son deuxième long métrage: La terre tremble, documentaire social sur les pêcheurs, les mineurs et les paysans de Sicile où un homme seul essaie de briser l'esclavage de la société capitaliste. Echec public alors que c'est sans doute le chef-d'oeuvre du néo-réalisme. Retour au théâtre en 1948 : Comme il vous plaira de Shakespeare, costumes de Salvador Dalí. 1951, retour au cinéma pour Bellissima, avec la star Anna Magnani. Il y explore néamoins la question du mariage et reste social. En 1955, il enchaîne des chefs-d'oeuvre au théâtre (La Locandiera de Goldoni et Les Trois Soeurs de Tchekhov, entre autres) et des mises en scène lyriques: La Vestale (Spontini), La Somnambule (Bellini) et La Traviata (Verdi) avec Maria Callas. Senso, en 1954, et l'atmosphère somptueuse du début du film, fait intervenir le procédé de la voix off en nous situant dans la conscience de l'héroïne. En 1960, sort le fondamental Rocco et ses frères, distribution internationale et maîtrise absolue de la mise en scène. Personnages dostoïevskiens où Rocco (Alain Delon) et Simone (Renato Salvatori) luttent pour leur amour commun, Nadia, jouée par Annie Girardot. La censure s'en empare comme elle s'emparera à plusieurs reprises des oeuvres de Visconti. En 1963 c'est le succès Le Guépard, pour lequel des pages d'analyse seraient nécessaires, adapté de l'unique roman du Prince de Lampedusa, Guiseppe Tomasi. Récit qui fait écho aux origines de Visconti sur, comme il le dira lui-même, "L'histoire d'un homme et la déchéance d'une société à travers la conscience qu'il en avait". A la fresque succède l'intime avec Sandra en 1965, drame familial sur l'inceste et la culpabilité, avec Claudia Cardinale en qui il voyait un visage étrusque. L'épisode La sorcière brûlée vive, en 1967 subira des coupes dues à un désaccord avec le producteur. L'étranger, joué par Marcello Mastroianni, sera le résultat d'un compromis avec la veuve de Camus qui décevra Visconti. En 1965, Les Damnés, sur le déclin d'industriels allemands, avec Dirk Bogarde, Helmut Berger et Ingrid Thulin (actrice suèdoise plus tard de Bergman), voit la renaissance de Visconti. Il retrouve Dirk Bogarde pour Mort à Venise en 1971, adapté de Thomas Mann qui s'était inspiré de la vie de Gustav Malher. Apparitions inoubliables de Tadzio (Björn Andresen), surveillé par sa mère (Silvana Mangano), tandis que l'admire jusqu'à en mourir le vieil Aschenbach (Dirk Bogarte). Puis c'est Le Crépuscule des Dieux, sur la vie du dernier roi de Bavière, Louis II, qui vit son homosexualité telle une malédiction, titre symbolique puisque Visconti subira pendant le tournage sa première attaque cérébrale. Les producteurs refusent le tournage de La Montagne magique d'après Thomas Mann. Il tourne Violence et Passion, avec Burt Lancaster qui interprète un vieux professeur misanthrope que l'intrusion d'une famille dans son palais baroque va bouleverser. Puis c'est son dernier film, L'innocent, sur l'auto-punition d'un libertin jaloux (Giancarlo Giannini au côté de Laura Antonelli), qu'il dirige depuis son fauteuil roulant.

Contrairement à  Rossellini, De Sica, De Santis, Germi ou Lattuada, Visconti, lui, sera toujours fidèle au réel tout en filmant des images où se traduit la nostalgie d'un monde perdu, celui du luxe de son enfance. On saura peu de sa vie intime. C'est son oeuvre qui, en tout état de cause, nous la laisse deviner dans une transposition prismatique où prédomine le visage d'Alain Delon (inoubliable Guépard), de Burt Lancaster (Violence et Passion), d'Helmut Berger bien sûr (Les damnés, Mort à Venise, Ludwig), de Dirk Bogarde (Mort à Venise), de Jean Marais et de Marcello Mastroianni (Nuits Blanches) mais aussi de Silvana Mangano (Les Sorcières, Mort à Venise), de Claudia Cardinale (Violence et passion) et de Romy Schneider (dans Boccace 70, "Le Travail", et plus tard dans Le Crépuscule des Dieux, mais aussi au théâtre, aux côtés d'Alain Delon, dans sa mise en scène du drame de John Ford, Dommage qu'elle soit une putain), autant d'acteurs et d'actrices à qui il donna une nouvelle aura. Son nom est attaché aussi à Maria Calas qu'il met en scène à plusieurs reprises à la Scala de Milan. On peut dire qu'il tourna jusqu'au bout, jusqu'à ce qu'à l'attaque cérébrale qui l'atteindra pendant le tournage du Crépuscule des Dieux, le laissant à demi paralysé. Il parvient à tourner L'innocent d'après le roman du controversé D'Annunzio. Le 17 mars 1976, il meurt à Rome, peu avant la première de L'innocent à Cannes. Il aurait voulu adapter La Montagne magique d'après Thomas Mann, A la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Il ne put mener à bien ces projets. Il laisse cependant les plus grandioses images du cinéma engagé du XXe siècle.

"Ce qui m'a conduit au cinéma, dit Visconti, c'est le devoir de raconter des histoires d'hommes vivants: des hommes qui vivent parmi les choses et non pas les choses pour elles-mêmes."

Note : "Je suis né, avec l'odeur de la scène dans les narines. Celle privée, que nous avions Via Cerva et celle, stupéfiante de la Scala... Mon rôle favori était celui d'Hamlet" disait Luchino Visconti. "Visconti est la proie évidente d'une contradiction humaine et sociale, sinon esthétique, sa vie et ses origines le poussent à partager les déboires et les batailles perdues de sa classe; sa culture et ses sympathies d'homme politiquement engagé le poussent par raison à militer dans l'autre camp (...); la proclamation d'une nécessité révolutionnaire et sa sympathie pour un héros objectivement réactionnaire sont les deux termes de la contradiction de Luchino Visconti." écrivait Tomaso Chiaretti à propos du Guépard.

Filmographie : 1942: Les amants diaboliques (Ossessione); 1945: Giorni di Gloria (documentaire, coréalisateur); 1948: La terre tremble (La terra trema); 1951: Bellissima; Notes sur un fait divers (Apunti su un fatto di cronaca, documentaire); 1953: Nous les femmes (Siamo donne, cinquième épisode); 1954: Senso; 1957: Les nuits blanches (Le notti bianche); 1960: Rocco et ses frères (Rocco e i suoi fratelli); 1962: Boccace 70 ( Boccaccio '70, épisode Le travail); 1963: Le Guépard (Il Gattopardo); 1965: Sandra (Vaghe stelle dell'orsa); 1967: Les sorcières (épisode La sorcière brulée vive); L'étranger (Lo straniero); 1969: Les damnés (La caduta degli dei); 1970: Alla ricerca di Tadzio (documentaire); 1971: Mort à Venise (Morte a Venezia); 1973: Le crépuscule des dieux (Ludwig); 1974: Violence et passion (Gruppo di famiglia in un interno); 1976: L'innocent (L'innocente).

Copyright © Michel Marx / republique-des-lettres.fr, Paris, dimanche 7 août 2016. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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