Sous-Commandant Marcos

Sous-Commandant Marcos

Il faut avouer que la date était bien trouvée: ce 1er janvier 1994, date supposée triomphale de la création de l'Alena, pièce de résistance du Nouvel Ordre mondial et de la vague néo-libérale, surgissait dans une province de la proche périphérie des Etats-Unis un mouvement insurrectionnel d'un nouveau type. 20 sur 20 déjà pour la stratégie.

Face au mouvement global de divertissement et d'intimidation du capitalisme nord-américain, un anachronisme. Non pas une révolution, répétition de l'Histoire sous forme de farce, mais une libre transposition de ses références, une assomption consciente et efficace de la parodie. Face à la fausse transparence du libre-échangisme, dont on sait aujourd'hui quels ont été les retombées par exemple en termes de corruption dans un pays comme le Mexique, le ressurgissement du Masque, avec ses références davantage empruntées à la tradition populaire — de Fantômas à Zorro et Superbarrio en passant par la figure de la Mort justicière du carnaval baroque — qu'à une modernité plus encagoulée et lugubre, celle des vrais tueurs, des nouveaux Haschichins et autres Ninjas de l'ombre, dont il laisse pourtant plus ou moins discrètement se profiler en contre-point la menace. Face à la nouvelle génération des armes High-tech et des nouveaux janissaires du Capital, l'arme de la dérision souriante, comme pour la chat du Cheshire dont on peut supposer le sourire sans le voir, un art consommé déjà du brouillage des pistes et des signes, des platitudes de la communication politique ordinaire, en même temps que le recours à toute une hypermodernité communicationnelle, celle des réseaux électroniques échappant encore pour partie au contrôle et à la censure des états... Modernité de libération contre modernité de modernisation, selon la formule du politologue Immanuel Wallerstein, qui a récemment publié un livre d'essais sur la fin du libéralisme. Bref, des révolutionnaires d'un genre nouveau, ces zapatistes auquels il ne manquerait ni le sens de l'humour, ni le sens du ridicule tragique de devoir prendre des fusils, ni même le sens du style littéraire. Des révolutionnaires nouveaux pour ce qui sera peut-être consigné dans les livres d'Histoire comme la première révolution post-moderne.

à leur tête, un anti-héros, un chef qui dit ne point vouloir l'être, qui s'attache même à démythiser son propre "radical-chic". Chef d'une organisation de guérilla qui ne veut pas faire la guerre, dirigeant charismatique d'un mouvement de libération qui se méfie des sortilèges du pouvoir, qui a su se détourner du désir de martyre, du pacte révolutionnaire narcissique avec la mort. écrivain, intellectuel, universitaire, il n'a rien gardé de l'arrogance avant-gardiste léniniste, préférant avouer son isolement politique et sa fragilité. S'il se réclame de Zapata ou de Pancho Vila, il semble avoir compris que la seule révolution possible aujourd'hui est celle qui se fait dans la liberté, l'écoute de l'autre, la démocratie. La conquête du pouvoir d'état semble ne pas l'intéresser (ainsi, en tout cas, va la légende). Révolutionnaire, il semble ne rien tant redouter que la militarisation de la révolution. La posture de la lutte armée semble surtout avoir été pour lui l'occasion de faire entendre un autre discours: "La montagne nous a dit de prendre les armes pour avoir ainsi une voix, elle nous a dit de nous couvrir la figure pour avoir ainsi un visage,...". Dans son discours sont mêlées images poétiques et références mythologiques; revendications d'expression culturelle, de réforme agraire, de lutte des classes; revendications ethniques, poétiques et sociales.

Un autre point important de la stratégie des Zapatistes est leur conscience aigüe de l'importance de la globalisation, autrement dit leur façon extrêmement efficace et mobilisatrice de se situer à l'intersection entre le local et le global, de conjuguer problématique segmentaire et préoccupations planétaires. C'est cela qui relève proprement du génie du happening et fait lever aussi l'ombre perdue d'un très grand habitué du genre, précisément disparu au Mexique, Arthur Cravan. C'est par exemple cette audace qui consiste à partir de quelques villages totalement déshérités de la montagne du Chiapas pour lancer cet été à la face du Forum international de Davos sur le libre-échange — qui réunit chaque année sur les immaculées hauteurs suisses le fer de lance du business mondial — cette Rencontre intercontinentale pour l'Humanité et contre le Néo-libéralisme... et sans doute sur le plan de la communication, à lui voler la vedette. Il faut avouer que non seulement c'est stratégiquement bien trouvé et efficace, mais que c'est réjouissant. Loin de s'enfoncer dans l'ethno-nationalisme, la guerre civile et la purification ethnique, même si aux dires de certains ils subissent quelques tentations sectaires propres aux organisations adolescentes, le "Sub" et ses féaux ont su mettre le doigt de façon magistrale sur le lien structurel entre globalisation économique néo-libérale, exclusion et accélération des divisions ethniques. La réponse qu'ils tentent d'apporter, ce n'est ni la guerre de tous contre tous, ni la guerre Nord-Sud à la Saddam Hussein, mais la solidarité de tous les exclus, l'activation intense des nouveaux réseaux de la démocratie universelle.

Ainsi, à sa façon, Marcos est bien aussi une sorte d'anti-Karadzic. Loin d'être un cheval de retour du stalinisme reconverti dans la purification ethnique, c'est un modeste artisan d'une révolution qui ne ressemble en rien à celles du passé. Du fond de son Chiapas adoptif, terrain vague réfractaire et irréductible, il nous avertit que désormais, que nous soyons banlieusard ou démocrate chinois, écrivain nigérian, homosexuel ou bosniaque résistant, toutes nos luttes convergent. à la globalisation de l'exploitation, de la manipulation et de l'exclusion, il ne peut y avoir qu'une réponse globale, intercontinentale, même si cette convergence des luttes reste largement encore à inventer. C'est justement ce que ce diable d'homme-là, et ceux et celles qui l'entourent sont en train de découvrir et nous proposent de partager. Face à la puissance surarmée mais moralement impuissante des pôles de domination néo-libéraux, ils découvrent et expérimentent pour nous d'autres armes, d'autres stratégies. Ils nous apprennent que ces armes sont désormais au moins autant humaines, communicationnelles, sémiotiques et spirituelles, que matérielles. Ils sont en train de réinventer la culture et l'écriture de demain - complexe, multiculturelle, démocratique, face aux logiques dévastatrices de la concentration néo-libérale. Ces hommes et ces femmes-là ne sont en rien de vulgaires terroristes à la solde de narco-traficants ou manipulés par des services secrets. Ils sont précieux (ou dangereux, selon qu'on se positionne). Il ne faut pas les laisser seuls, même s'ils sont en avance sur leur temps. justement parce que leurs armes sont dérisoires, parce que leur révolution est située entre complot et carnaval. Ils sont peut-être l'avenir. Saluons leur à-propos et leur insolence libératrice.

Copyright © Patrick Hutchinson / La République des Lettres, Paris, dimanche 01 septembre 1996. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite. Les citations brèves et les liens vers cette page sont autorisés.

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