Claus von Stauffenberg   |   Nazisme
La République des Lettres

Claus von Stauffenberg

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Ulrich von Hassel et Claus von Stauffenberg : L'Attentat du 10 juillet 1944 contre Adolf Hitler.

Par Antoine Raybaud / La République des Lettres, dernière mise à jour le vendredi 01 juillet 1994.

On ne pouvait imaginer voir finir à une potence la carrière exemplaire de Ulrich von Hassell: formation juridique allemande, éducation européenne en Angleterre et en Suisse, entrée dans la diplomatie, mariage avec Elsa von Tirpitz, carrière consulaire en Italie, conseiller politique, conseiller d'ambassade, ambassadeur pour finir à Rome, "décapité" comme il dira en 1938, au moment où le pacte qu'il a signé, pour l'Allemagne, entre l'Allemagne, la France, l'Italie et l'Angleterre laisse la place à un traité "anti-komintern" Allemagne-Italie-Japon. Le journal de Ulrich von Hassell commence ici, dans son édition allemande: livre d'analyse des conditions générales, d'exploration des chances d'une nouvelle politique, de compte-rendu de ses relations d'opposant qui très tôt, dès 1940, embrassent tous les noms du martyrologe de 1944. Déjà cette carrière lisse et lumineuse porte la cicatrice de la souffrance et de la violence de la grande guerre européenne qui s'est ouverte en 1914 - le 8 septembre 1914, lors de la bataille de la Marne, où moururent, du côté français, Péguy, Alain-Fournier et Ernest Psichari, il est gravement blessé dans la région du coeur: c'est, par anticipation, le jour anniversaire de la condamnation à mort, et de la pendaison, trente ans plus tard, pour participation à la conjuration du 20 juillet 1944. On ne peut imaginer destin plus différent de celui qu'il rencontrera seulement moins d'un an avant le 20 juillet, et dont il pressentira, plus qu'il ne connaîtra, l'accord quant à la solution qu'il défend, contre les hésitations du chef de la Résistance civile qui s'apprête à transformer une élimination d'Hitler en coup d'état politique, Goerdeler, et contre les convictions du chef de la Résistance militaire qui doute, encore le 10 juillet 1944, des possibilités d'un attentat: Claus von Stauffenberg, de vingt-cinq ans son cadet, né en 1907. Un homme qui a fait la guerre de 1914 en face d'un homme qui ne l'a pas faite: la coupure de génération irréductible, selon Jean Prevost.
Ulrich von Hassell est né en Poméranie, a exercé à Berlin son activité administrative. Claus von Stauffenberg est du Sud, un Souabe, comme Schiller et Hölderlin, qu'il admire. Homme de lecture et de culture, connaissant et lisant beaucoup en allemand et en anglais, jouant le rôle de Lucius dans le Jules César de Shakespeare, pendant les années de lycée, dévorant des romans anglais plus tard. Au reste, interrogeant l'époque, les signes sourds et les scènes nouvelles, d'après la guerre de 1914: de Spengler, pour la philosophie de l'Histoire (Le Déclin de l'occident, Nationalisme et Socialisme) à Keynes, pour l'économie, dans le trouble de ces temps de crise. Une autre tradition le rattache à la Prusse: il descend de Gneisenau, le général prussien de la guerre contre Napoléon, le théoricien de la révolution armée du peuple.
à Munich, où Hitler fait ses premières armes, et qui reste la grande capitale culturelle du Sud, dans les années '20, où il peut croiser Klee et Thomas Mann, Franz Hessel et Carl Sternheim, il rencontre Stefan George, l'élit comme maître à penser, lui adresse lettres et poèmes, des lettres jusqu'à 1933, assistera aux obsèques en septembre à Constance. Stefan George lui inculque l'idée d'une élite distribuée dans toute la société, éléments d'une société qui serait une sorte de corps mystique de l'esprit engagé dans l'action pour la purifier, la régénérer ou la sauver.
Le Sud est aussi la frontière avec la France, une marque d'humiliation et de menace, cautionnées par ce Traité de Versailles où Dietrich Bonhoeffer voit une faute lourde des alliés, dans leur intention de briser l'Allemagne, et que Ulrich von Hassell appellera "traité de la région parisienne".
Dans la conjonction de tous ces éléments se cache peut-être la décision inopinée et sans appel d'entrer dans l'armée et d'y consacrer sa vie: dans la cavalerie, pour le plaisir de l'équitation où le jeune comte excelle, au point, selon certains, d'appartenir à la formation victorieuse des jeux olympiques de 1936 ; pour le métier de l'arme, qui est, sous sa forme mécanique de blindés, l'arme du mouvement et de l'attaque, qui intéresse au même moment le futur Général de Gaulle, et dont l'enlisement ou la paralysie dans les steppes russes annoncera au jeune officier d'état-major que la guerre est, dès 1942, perdue.
1938 sera une date où les deux hommes, qui se rejoindront plus tard dans l'analyse de la faillite, de la folie meurtrière et de l'incapacité politique du régime vont avoir ici des regards radicalement opposés. Stauffenberg vivra des chevauchées: Sudètes, Tchécoslovaquie, Autriche. Sans coup férir, la restauration d'une puissance allemande (un grand peuple veut sa puissance), la réunification du peuple allemand "désir millénaire". L'Anschluss est acclamé en Autriche, la Sarre est rentrée par référendum dans l'ensemble allemand, les Allemands des Sudètes croient à la libération: douze millions d'Allemands nouveaux, une nation renforcée et galvanisée. Partout en Europe les dictateurs s'imposent comme modernes en face des vieilles démocraties troublées. En France, Georges Bataille est attentif à Hitler et à Mussolini, Paul Valéry fait l'éloge de Salazar.
Au même moment, à l'heure où s'ouvre son Journal publié (1938), Ulrich von Hassell, diplomate "indésirable", s'interroge et accuse. Deux chefs d'accusation: la violence d'abord. Le jeu avec la guerre mondiale dans la question des Sudètes en 1938, et la même année la nuit de cristal, pogrom dirigé et mené en novembre contre les magasins juifs, après les synagogues, et prélude aux pires spoliations, agressions et bientôt déportations. 1939 aggravera les griefs: l'opération contre la Tchécoslovaquie ("premier cas d'outrance évidente, de transgression de toutes les normes, de toute probité") exemple de "destruction délibérée de toutes les valeurs et institutions" où l'Allemagne se change en "ennemi du genre humain". L'autre grief ensuite, qui ne cessera jamais, est celui d'incompétence: désorganisation de l'Etat en multiples pouvoirs parallèles, en particulier aux Affaires Etrangères, incompétence économique totale des dirigeants politiques. Au total: "un régime d'assassins et de fous".
Après les campagnes de Pologne et de France, pourtant fortement ébranlé au vu des exactions et des cruautés en Pologne, et de la main-mise de la SS sur les territoires occupés, c'est en 1942 que les attitudes des deux hommes se rejoignent sans que les attendus se confondent.
Curieusement, ce n'est pas quand la situation s'enlise à l'Est que Stauffenberg, à l'état-major de l'armée, impuissant à trouver les réserves pour les pertes lourdes en hommes et en matériel, prend conscience. Quand les généraux, qu'il méprise de plus en plus, se dérobent, ou sont démissionnés, non sans avoir laissé le "génial stratège" aventurer l'armée jusqu'à son encerclement à Stalingrad, Stauffenberg louera le dictateur d'assumer la direction des opérations. Mais il ne pardonnera pas à Goëring d'avoir juré au Führer qu'il pouvait couvrir les combattants de Stalingrad avec son aviation. A cette accusation morale de félonie il joindra une analyse théorique, empruntée à Clausewitz: la théorie du "point de culmination", moment de l'action où le rapport de la force militaire et de la partie où elle est engagée tourne inexorablement au désavantage de la première. Il voudra convertir le général Manstein à ses vues, s'engagera pour les opérations d'Afrique du Nord, est sévèrement blessé par un Jabo (chasseur-bombardier) anglais du même type que celui qui provoquera l'accident de voiture de Rommel en juillet 1944: provisoirement aveugle, il devra perdre un oeil, une main, deux doigts de l'autre, subir de graves séquelles au genou. L'épreuve personnelle le préparera aux rencontres qu'il fera, de retour à l'état-major en Allemagne: le colonel Henning von Tresckov, déjà conspirateur convaincu et actif (deux tentatives d'attentat, bientôt, à son actif) puis le leader politique Goerdeler, convaincu de la catastrophe et prêt à assurer l'alternative à Hitler. La décision de l'élimination est prise en septembre 1943. Reste la question: qui pourra approcher Hitler ? En juillet 1944 la réponse sera aisée: du fait d'une nomination nouvelle à l'état-major, Stauffenberg lui-même.
A ce moment, Ulrich von Hassell est une pièce indispensable du dispositif de la Résistance. Conseiller, analyste (son Journal de 1943 regorge d'analyses diplomatiques, militaires, socio-politiques, historiques, éthiques) et passeur: dans les rencontres qu'il mentionne, où se figure déjà le martyrologe des procès d'après juillet 1944, il y a tous les "cercles" engagés dans une opposition qui vise à abattre le régime pour présenter une alternative, celle d'une Allemagne "convenable" et "saine": le cercle de Goerdeler, dont il pourrait être le ministre des Affaires Etrangères, le cercle de Kreisau dont les représentants le frappent par leur dimension trop spirituelle et morale, les cercles militaires. Comme Stauffenberg, il manifeste une absence de précautions étonnante dans un milieu où apparemment aucun dénonciateur n'a accès. Il se sait surveillé, il se donne une mission: éclairer tous les termes de la question du changement de régime, viser une solution effective, sans aucun doute, pour lui, l'élimination du dictateur. Il désespère des généraux, se sentira un intérêt surprenant pour Stauffenberg (ses jugements sur la personnalité des gens sont d'une acuité infaillible). Un thème l'obsède, qui contient tous les autres: "la course à l'abîme". "Suicide européen" (1941) et dévastation politique et morale, "politique moitié démente, moitié meurtrière" (1943). Il salue l'héroïsme de la Rose Blanche, le réseau de Sophie et Hans Scholl, le frère et la soeur, et le magnifique appel national rédigé par le professeur Huber. Il est épouvanté par l'extermination des Juifs du ghetto de Varsovie, et lit dans la répression d'avril-mai '43, outre la promesse d'extermination probable, le désastre pour l'Allemagne: "Hitler a fait de l'homme allemand une bête sauvage exécrée dans le monde entier" (15.05.43). Un inlassable dénonciateur, un inlassable fédérateur. Si Ulrich von Hassell n'est pas le chef de l'opposition politique, il est celui qui des résistances tente de faire une résistance. C'est aussi ce que fait Stauffenberg, ce qui va le faire entrer en conflit avec Goerdeler: ne pas s'enfermer dans une secte conservatrice est une obsession pour Stauffenberg qui imposera, comme vice-chancelier, en cas de changement de régime, à Goerdeler, Julius Leber, homme de gauche qui paiera de sa vie, après juillet, une attention sans illusion à une ouverture à laquelle il ne croit guère. La suite est connue: préparatifs, retard, échec. Mais cette suite effective ne doit pas cacher le sens historique de l'action, tardivement convergente, des deux hommes.
Dans leur entrée, par deux angles différents, en opposition, ils contribuent, chacun de son côté, à une mise à nu du fascisme, non seulement comme phénomène moral, ou comme idéologie, mais comme exercice du pouvoir. Ulrich von Hassell, du côté de l'administration civile, comme Claus von Stauffenberg, du côté de l'armée, finissent par dénoncer le double jeu de l'Etat où la légalité institutionnelle est une façade derrière laquelle, sous l'impunité, opèrent des groupes de hors la loi, interviennent des procédures irrationnelles, agissent des réseaux incontrôlés. Restaurer l'Etat de droit pour Ulrich von Hassell, enfermer ou incorporer dans la Wehrmacht tous les éléments SS, sont pour l'un et pour l'autre un moyen de mettre fin à cette structure bi-partite. Et c'est aussi ce qui motive largement leur impatience partagée d'arrêter la guerre: sous l'action "diabolique" des cercles SS, elle réalise leur but qui est d'éliminer la "vraie" Allemagne, l'armée de la plus noble tradition allemande, la religion, la culture, etc., et d'autre part elle est le terrain par excellence où ces éléments peuvent se déployer et sévir: la guerre victorieuse, dès l'occupation de la Pologne, leur offre une liberté d'action totale en Allemagne et dans les territoires polonais; les avancées, comme les piétinements du front russe, ou les menaces d'avancée des troupes russes, leur laisseront carte blanche pour toute la palette des techniques d'extermination des Slaves et des Juifs. Quand Ulrich von Hassell et Stauffenberg sont écrasés par le refus du haut commandement d'autoriser les replis sur le front russe avant et après la défaite de Stalingrad, ils dénoncent la folie de ce système: plus que jamais des passions opèrent sous la rationalité autoritaire de la guerre - ici la folie qui pousse Hitler à déclarer la guerre aux Etats-Unis après l'échec devant Moscou, et ce, par fidélité à l'accord nippo-allemand, au moment où les japonais attaquent les U.S.A. à Pearl Harbour, pendant qu'ils payent, en centaines de milliers d'hommes, en panzers et en divisions, la double félonie du pacte germano-soviétique en 1939, puis de l'invasion de l'URSS en juin '41. Chaque jour qui passe exaspère la rage: dans les territoires envahis, les territoires occupés, dans les camps, dans la violence des combats, contre les Juifs, les généraux, les résistances nationales, et finalement contre toute opposition, le 20 juillet, avec ses 600 arrestations et 200 exécutions, sommaires et atroces, ayant permis à la fois d'exercer sauvagement cette rage et de la verbaliser dans une rhétorique infatigable et piétinante qui sera celle tant de Hitler après l'attentat, que de Martin Bormann, du juge d'infamie Freisler, ou des bourreaux de Delp.
Mais au-delà de ce scandale immédiat, ils pointent l'imposture et l'horreur fondamentales du pouvoir nazi, comme le font aussi les projets de proclamation de Goerdeler, en cas de réussite de l'attentat, et d'un coup d'état: l'exaltation de la race, de la nation, de la communauté confisquées par les intérêts d'une mafia, et les réseaux d'autorité, de ces pouvoirs de l'ombre qui, à toutes les échelles, prolifèrent dans les sphères nazies. Confisquées et dévoyées: la fin ultime, n'est que moyen; la conviction politico-spirituelle, n'est que discours mobilisateur passionnel d'une masse engagée par là à sa destruction aveugle. Le discours de communauté conduit à la boucherie; le discours d'autorité et de discipline, à la soumission des humbles et la passivité des responsables (Ulrich von Hassell et Stauffenberg n'ont pas de mots assez durs pour les "Joseph" ou les hommes sans risque que sont devenus les généraux).
D'où, à la fois, l'espoir et le tragique de leur geste: geste solitaire et réseau isolé se comprennent dans une situation politique dévastée, entre la discrédit des partis de Weimar, et la masse telle que l'a embrigadée et endoctrinée le parti nazi; l'accent sur le droit collectif et les valeurs élitaires, pathétique, comme recours idéologique contre le dévoiement des valeurs et de l'esprit; l'héroïsme au prix de sa vie et au mépris des valeurs de service et de promesse, dans une bravoure condamnée à se donner pour lâcheté, et dans une fidélité qui serait taxée de trahison, comme ultime chance de provoquer l'Histoire. Mais, outre le peu de chance d'une réussite du coup même de l'attentat, il y avait peu de chances que réussisse la suite de l'entreprise. L'obéissance de la Wehrmacht aux conjurés, la neutralisation des Gauleiter et de tout l'appareil SS, du haut en bas, la considération des alliés pour ces conjurés qui leur apparaissent comme les acteurs d'une tentative de dispersion, les attitudes des Allemands à l'égard de coupables d'un nouveau "coup de poignard dans le dos": autant d'incertitudes majeures, pesées explicitement par Ulrich von Hassell, Stauffenberg et Tresckov.
A partir de 1943, sur ces bases, les deux hommes qui ne se rencontrent personnellement que tard, en novembre, et rarement et sans grand contact en janvier '44, vont pourtant se trouver entraînés dans une convergence où ils seront complémentaires: la solution d'un attentat qui s'accompagnerait d'un coup d'état. Parmi tous les attentats tentés contre Hitler, celui-là est en effet non seulement le seul qui ait frôlé le succès (la bombe a explosé à deux mètres de Hitler assis, mais de surcroît le seul qui devait embrayer sur un coup d'état, offrir une alternative gouvernementale susceptible d'engager une nouvelle politique nationale tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. Autour de Goerdeler et de Beck, von Hassell et Stauffenberg se trouvaient voisins dans une liste de gouvernement l'un comme ministre des Affaires Etrangères qui aurait eu pour première tâche de négocier une paix immédiate, sans condition mais non mutilante pour l'espace allemand; l'autre, comme secrétaire d'Etat aux armées, aux côtés du ministre potentiel, le général Beck. Cette alternance eut fugitivement lieu: la Gestapo en alerte avait lancé le 17 un mandat d'arrêt contre Goerdeler qui, averti, préféra plonger dans la clandestinité, et après plusieurs occasions où manquaient Himmler et Goëring, Stauffenberg, invité aux réunions autour de Hitler, au titre d'officier d'état-major général de l'armée, se résigna à déposer et à armer la bombe qui devait exploser après son départ pour Berlin, où il lança dès l'après-midi le plan destiné à entrer en action. Et ainsi tout un après-midi, aux côtés de Beck plutôt passif, il organisa de la Bendlerstrasse (l'état-major de l'armée) les préliminaires du soulèvement, jusqu'à 10 heures du soir passées, mais cela n'eut pas lieu, Hitler n'était même pas blessé, et laissa le dispositif se mettre en place pour mieux le briser. Et passées onze heures du soir, c'est Beck d'abord, puis les généraux Olbricht et Thomas, en compagnie de Stauffenberg qui furent passés par les armes, après avoir été vilipendés à la radio par Hitler, plus féroce encore hors antenne: "je veux qu'ils soient pendus à des crochets comme de la viande de boucherie".