José Bové

José Bové

Pourquoi José Bové est-il devenu pour la droite néo-libérale qui peine à s'avouer, mais aussi pour une partie de la gauche, celle-là justement qui, toujours en retard d'une bataille, se veut moderniste, social-libérale, blairienne, anti-écolo, non seulement le bouc émissaire de nos péchés récents contre le front uni de la mondialisation capitaliste, mais l'homme des douleurs que l'on retranche brutalement de l'espace public et du monde des vivants au moment même où, après une nuit de liesse et de décibels, trêve hélas factice, la France à peine remise d'une trouble mise au pas des mouvements sociaux, faute de mieux, soigne sa gueule de bois ? Pourquoi, pour arrêter ce disciple de Gandhi et de Martin Luther King, a-t-il fallu envoyer une quarantaine de gendarmes et d'hommes du GIGN, pour faire irruption dès l'aube dans sa ferme isolée du Larzac, en brisant portes et vitres, comme s'il s'était agi du dernier réduit d'une secte dangereuse du genre de la Branche Davidienne de Waco, ou d'un mouvement terroriste ? Pourquoi, suprême violence et habileté mensongère de la manipulation médiatique, avoir précisément procédé à cette arrestation en une même nuit où était annoncée aussi celle de Maryam Radjavi, leader d'un groupe étranger de lutte armée en exil, lequel ne nierait certainement pas avoir accompli jadis des actes de guérilla assimilables pour certains au terrorisme international ? Pourquoi fallait-il dans la conjoncture intérieure et internationale actuelle absolument criminaliser, marginaliser, vouer aux gémonies, aux amalgames factices et au silence, José Bové ?

Bon, je marquerai volontiers ici une pause dans le torrent d'interrogations indignées que soulève cette arrestation, véritable rapt à la Nation d'un homme qui bien avant et bien mieux que d'autres, a relevé l'honneur de la France et notamment de sa gauche. Je ne voudrais en effet surtout pas encourir le risque, dans le feu de l'expression, de céder à la tentation de paraître faire à la fois les questions et les réponses.

Néanmoins, s'agissant de José Bové, il y a des questions brûlantes qui sont déjà peut-être malheureusement des esquisses de réponse, qu'on est non seulement en droit de poser, mais qu'il est un devoir impératif de ne pas taire, pour s'enfoncer avec la France et l'Europe entière dans le marasme de défaitisme et de morosité générale. J'ai dit que José Bové a relevé l'honneur de la France et notamment de sa gauche, en mal d'âme et de vision. Comment cela ? En la situant enfin sur la carte et dans les rangs des nouveaux mouvements transnationaux de résistance face à la dite globalisation extrême-libérale et de sa tentative historiquement inouïe de standardisation et de mise en coupe réglée du monde qui apparaît si clairement à tous les yeux tant soit peu ouverts aujourd'hui. Mais il y a davantage. Sans l'action et les paroles de résistance de Bové, et son sacrifice de militant exemplaire, qui sait si l'opinion publique française aurait été aussi bien préparée à soutenir et à comprendre généreusement l'acte de refus de l'état de s'associer aux alliés historiques pour l'invasion de l'Irak et la mise à bas de son régime sanguinaire, sans pour autant y voir un acte étroitement nationaliste ou d'anti-américanisme primaire ? Et puis encore: Bové est l'homme du refus symbolique et non-violent de la mondialisation et des OGM en France, bien avant et bien plus clairement que les autres, mais le gouvernement, et jusqu'à la Commission Européenne, que font-ils d'autre et de si différent ? Et le soja transgénique américain ? Que je sache, on n'en veut toujours pas, du moins face à l'opinion publique, pour quelques temps encore...

Quel est donc le crime, le pêché qui crie au ciel de José Bové, pour qu'il faille une deuxième fois le retrancher de la Nation, le priver de liberté et le réduire au silence, tenter de le briser psychiquement et de le couvrir d'opprobre ? Qu'a-t-il fait de plus, ou même d'approchant au moindre degré, de tant d'autres (à commencer par certains syndicalistes gros propriétaires de la FNSEA, sans parler d'hommes politiques de droite ou de gauche impliqués dans des affaires autrement plus graves et toujours non résolues). José Bové est en prison, transporté en hélicoptère militaire au petit jour, et tel autre qui est fortement soupçonné de crimes de guerre et contre l'humanité ainsi que d'incitation persistante à la haine raciale devant tous sur des décennies peut encore pérorer sur les estrades ? Il faut bien donc qu'il ait commis des forfaits bien terribles, qu'il se soit rendu coupable de quelque chose d'impardonnable...

Qu'a-t-il donc fait de si inavouable, qu'il faille ainsi tenter de le faire disparaître de devant la face de l'opinion publique ? Nous savons qu'il y va de l'acharnement, entre autres, juridique. Un droit commun, dit-on, aurait déjà bénéficié d'une réduction de peine, voire d'une relaxe pure et simple. José Bové fait peur, et par sa liberté de parole, dit-on, a su s'attirer des haines tenaces dans les hautes sphères de la gouvernance. Il a arraché quelques plantes trangéniques expérimentées à ciel ouvert qui appartenaient à l'état; mais la France, par l'entremise de la Commission Européenne a refusé d'importer des millions de tonnes de soja trangénique produits par les agriculteurs du Middle West au nom du seul principe de précaution. En stricte logique, qu'y a-t-il de si différent entre ces deux séries d'actions, et laquelle surtout a potentiellement entraîné le plus de dégâts ? La décision de la Commission était le fruit de la représentativité de gouvernements démocratiquement élus, me diriez-vous, tandis que l'action de Bové était une intervention arbitraire et minoritaire ne représentant qu'une poignée de militants marginaux et lui-même ? Voyons, est-ce sérieux ? Avez-vous seulement vu ou entendu parler des manifestations de Rodez et de Montpellier, sans parler de celles de Seattle, de Washington, de Prague, de Québec, de Gênes ? Et puis, à votre avis, Gandhi était-il coupable d'un attentat contre la représentativité démocratique lorsqu'en son temps, il a décidé de son propre chef de faire brûler massivement les cotonnades de Manchester, et lorsque il a décrété illégalement la marche historique du sel ? Non, me rétorquerez-vous, à cause de ces actions d'une héroïque résistance contre le pillage à grande échelle du système d'exploitation colonialiste, Gandhi est entré dans les livres (et même dans les manuels scolaires) d'Histoire du monde entier. Dans l'Histoire, certains actes - et ce ne sont pas forcément les plus spectaculaires ni les plus violents - prennent pour le peuple, pour les peuples, la force indestructible de symboles et de signes des temps, que cela plaise en haut lieu ou non.

Est-ce donc cela, le crime impardonnable de José Bové ? Avoir été, être potentiellement encore en France le signe et le symbole, l'étoile montante d'une nouvelle espérance, celle il y a encore peu totalement inespérée du renouvellement transnational des luttes de résistance politique et sociale face à la menace à chaque jour plus précise du néo-libéralisme en voie de militarisation, et prêt à se muer en Terminator planétaire ? D'avoir osé donc ainsi représenter en France l'espoir immense d'une refondation transnationale des gauches ? D'avoir incarné chez nous un sursaut insolent des manants et des serfs du nouveau Moyen Age mondial, le spectre que l'on croyait enfin exorcisé et dont la disparition avait été entérinée jusque par la gauche elle-même, d'une critique fondamentale, d'une vaste perspective politique alternative ?

Parce qu'il faut sans doute se rendre à l'évidence, passer au plus vite du temps de l'épopée glorieuse à celui de la Palinodie. La France en son Président, avec un mélange peu commun de brio et de sagesse apparente, a su s'élever en un geste presque héroïque contre les diktats de l'Empire, revêtant pour un instant la figure d'un nouveau David s'insurgeant contre Goliath. Ce président-là a mérité son peuple, sa victoire écrasante du 12 Mai. Mais maintenant il faut se rengorger de son ivresse: il faut au plus vite rappeler au monde, et notamment au "partenaire" Etats-unien qui nous souffle dans le cou, non seulement que la France n'est pas un pays pacifiste, mais que son gouvernement actuel n'est pas un dangereux nid d'anti-libéraux, de protectionnistes et d'alter-mondialistes en herbe... qu'en matière de libéralisme, il a fermement l'intention de gagner de bonnes notes et ses galons. Quelle meilleure tête pourrait-on trouver à envoyer sur un plat que celle grisonnante et barbue de José Bové ?

Quant à la gauche, même si elle protestera quelque peu bruyamment au début, gageons qu'elle n'enverra pas le bouchon de la protestation trop loin. Pour ses représentants et ses ténors, le Prophète de Millau est aussi un gêneur et un empêcheur de programmer et de penser en rond hors pair. Ne seraient-ils pas, lui et ses comparses du genre de Noël Mamère, en partie responsables de la dispersion des voix au premier tour des élections présidentielles de Mai 2002 ? Ne suscitent-ils pas tous les deux l'horrible cauchemar de l'apparition d'une nouvelle sensibilité de gauche radicale, non-violente, écologiste et post-moderne ici en France ? Juste au moment où l'on voulait tous se resserrer au centre, et refaire un cartel des gauches nouveau genre, à l'instar de l'UMP à droite. Et puis que diable lui a-t-il pris d'avoir ce mauvais goût d'aller se claquemurer pendant dix jours avec une bande de pro-palestiniens et de pacifistes échevelés aux côtés de Yasser Arafat au QG bombardé de Ramallah, il y a à peine un an ? Décidément cet homme-là honore trop ses convictions (quitte à se tromper), pour être fréquentable... Lequel voulez-vous ?

Copyright © Patrick Hutchinson / La République des Lettres, Paris, lundi 05 mai 2003. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite. Les citations brèves et les liens vers cette page sont autorisés.

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