La République des Lettres



Carlos Fuentes

Carlos Fuentes

Vers un nouveau monde multipolaire, par Carlos Fuentes.

Peu de choses définissent un homme aussi bien que son appartenance à une génération. Et peu de choses définissent aussi bien une génération que la continuité de quelques idées dans le temps. Même si des différends personnels, intellectuels ou politiques finissent par vous éloigner les uns des autres. Avec 40ans de distance et à partir du coeur d'une Europe qui reflète clairement les changements intervenus depuis lors, je tourne mes regards vers ma génération universitaire, celle du Medio Siglo de la Faculté de Droit de l'Université Nationale Autonome de Mexico.
Une liste même brève donnerait une idée de la diversité de la génération à laquelle je me réfère. Référence générationnelle sans laquelle nos biographies seraient incomplètes et donc inexactes. En regardant en arrière, je crois discerner une idée que nous avons tous partagée et qui a été permanente dans nos activités politiques, universitaires ou littéraires. L'idée en fait que le monde n'était pas condamné à vivre ce que nous avions dû vivre: la Guerre Froide, l'opposition irrémédiable entre deux pôles, deux idéologies et l'impératif manichéen de choisir son camp. Je me souviens de nombre de discussions avec mes amis au cours desquelles nous exprimions notre désir d'un monde à options multiples, un monde aussi foisonnant que les différentes expériences nationales de la modernité, aussi riche que les apports culturels, à peine explorés, de communautés aussi diverses que celles de l'Amérique latine, de l'Islam, de l'Afrique noire et de l'Asie du Sud-Est. Contrairement à la génération précédente, la mienne n'a jamais ressenti les désillusions liées aux différentes versions historiques du communisme. D'une certaine manière nous sommes nés "désabusés". Aucun d'entre nous ne nourissait d'espérances excessives quant à la validité des modèles chinois ou soviétiques. Aucun d'entre nous, par conséquent, ne se sentait obligé d'adopter l'une des positions les plus confortables et rentables d'hier et d'aujourd'hui: l'anticommunisme professionnel. En revanche, notre vision d'un monde avec plusieurs centres politiques, dépassant la tutelle nord-américaine ou soviétique, n'était pas seulement pour nous un fait politique mais culturel. Car ce que la Guerre Froide niait derrière le masque de deux idéologies absolutistes, c'était la diversité et la variété des visages de l'homme. On retrouve déjà ces idées dans les essais écrits lors du concours du quatrième centenaire de la Faculté de Droit, dans la revue Medio Siglo et dans nombre d'articles et d'interventions de l'époque. Depuis, nous n'avons pas cessé de les exprimer dans les pages de la Revue Mexicaine de Littérature que nous codirigions, Emmanuel Carballo et moi-même, et dans celles d'El Espectador que je coéditais avec Florés Oléa, Gonzales Pedrero, Jaime Garcia Torres, Francisco Lopez Camara et Luis Villoro. Il est clair à présent que nous célébrons l'avènement d'un monde multipolaire et polyculturel.
La tragédie du Guatemala. En cette moitié de siècle, nous pensions que le monde étroitement bipolaire (tel qu'il résultait des accords de Yalta d'abord, de la Guerre froide ensuite), limitait les choix du Mexique et de l'Amérique latine, comme l'ont montré les événements tragiques du Guatemala en 1954. Souvenons-nous que pendant une décennie, une révolution démocratique nationale a permis l'adoption de réformes modernisatrices (éducation publique, organisation du monde du travail, réforme agraire) et l'élection libre de deux chefs d'Etat progressistes, Juan José Arévalo et Jacob Arbenz Guzman. La détérioration des relations entre Arbenz, l'armée et une oligarchie qui n'a jamais accepté l'idée d'une réforme guatémaltèque, s'est traduite par une détérioration des relations entre le Guatemala et les Etats-Unis, devant qui les conservateurs guatémaltèques ont présenté les réformes comme autant de preuves de "communisme". Au cours de la Guerre Froide, le conflit entre démocratie (laquelle est toujours un concept dynamique, rénovateur, risqué, conjuguant le social et l'individu) et la réaction (une attitude visant à dissocier le tien du mien en maintenant les privilèges, une attitude de peur et d'impulsion qui transforme cette peur en colère et en intolérance au nom de la tolérance) pouvait rapidement se convertir dans un conflit opposant la souveraineté d'une nation américaine fragile et l'hégémonie continentale des Etats-Unis. Les conflits internes ou bilatéraux finissaient toujours par se transformer en un théâtre manichéen rigide résumé par deux propositions: communisme et anticommunisme. Fidel Castro décida de survivre en pariant sur l'appui de l'URSS afin de neutraliser la menace de l'autre superpuissance, les Etats-Unis. En agissant ainsi, il préféra un impérialisme lointain à un impérialisme proche. L'aveuglement et l'égoïsme de Washington face aux événements de La Havane n'ont eu d'égal que l'aveuglement et l'égoïsme de Moscou face aux événements de Prague. La dialectique de la Guerre Froide faisait alors son oeuvre dans les deux camps et ce que les Etats-Unis se sentaient autorisés à faire au Guatemala, au Chili ou en République dominicaine, l'URSS l'accomplissait en Pologne, en Hongrie ou en Tchécoslovaquie au nom du communisme. Tels deux singes s'imitant l'un l'autre, la doctrine Brejnev et la doctrine Reagan se reflétaient dans le même miroir. Croyant ne refléter qu'elles-mêmes, ces doctrines renvoyaient l'image de ce que précisément elles prétendaient combattre: le masque de l'ennemi. La guerre coûta cher à ceux qui au Guatemala, au Chili, en Pologne ou en Hongrie, mais aussi au Mexique, en Egypte, au Ghana, au Pakistan, s'opposèrent à un manichéisme stérile qui, niant l'autre, s'affirmait pour lui-même comme une prétendue panacée universelle.
Ce qui se produisit au Guatemala fut une tragédie. Une éminente équipe de diplomates mexicains parmi lesquels Roberto Cordoba, Luis Quintanilla et Vincente Sanchez Gavito, dirigée par le ministre Luis Padilla Nervo et le brillant conseiller Jorge Castaneda, tira de l'oubli et réaffirma au cours de la conférence de Caracas les valeurs de la politique extérieure indépendante, lesquelles prônaient un ordre mondial plus rationnel. Ils eurent raison. En agissant ainsi, ils travaillèrent pour l'avenir. Mais personne ne put éviter la tragédie du Guatemala, condamné, du fait de la victoire triomphale de Foster Dulles, à trente ans de répression et de génocide. De même que personne ne put éviter le drame de Cuba où les succès de la révolution ont certainement créé grâce à l'éducation, la santé, le travail, une société qui ne peut se reconnaître dans la volonté d'un seul homme ou se situer simplement en situation de dépendance vis-à-vis de l'un des deux camps de la Guerre Froide. Castro avait raison: sa perestroïka ne pouvait être celle de Gorbatchev. De même que celui-ci ne pouvait prétendre lui imposer ses vues. Cuba, il n'empêche, a besoin de sa propre restructuration. Celle-ci passe par une transformation des problèmes liés au pouvoir personnel et à ceux de la dépendance économique.
Le Nicaragua, en revanche, a pu, malgré l'agression sauvage des Etats-Unis, assumer son propre conflit historique, lequel consiste à créer un état national indépendant de celui des Etats-Unis. Le sandinisme a brisé la fatalité historique du Nicaragua. Il doit à présent affronter les problèmes qui en découlent: tout d'abord établir les bases d'institutions nationales (pas seulement "sandinistes") inexistantes jusque-là ensuite respecter le large éventail des oppositions au régime en leur demandant de veiller au respect des institutions et à l'intégrité nationale du Nicaragua, car il ne sert à rien d'organiser la mort et la destruction au profit du gouvernement nord-américain si c'est pour ensuite réclamer des droits dans la Polis qu'on s'est ingénié à détruire enfin croire qu'au terme de la lutte entre toutes ces forces, une société civile émergera pour la première fois au Nicaragua.
Pour ce qui est du Panama, on peut dire que l'Amérique latine a au moins une dette envers le général Noriega. Dans son cas, les Etats-Unis n'ont pu invoquer le fantasme de l'anticommunisme. On peut traiter Noriega de sadique, de laid, de vicieux, de narco-trafiquant, de tyran corrompu en proférant toutes sortes d'accusations. En tout cas, on ne peut lui appliquer celle d'être un agent du communisme international. Autrement dit, les méthodes utilisées contre Arbenz et Allende ne fonctionnent plus.
Une diplomatie vouée à l'échec. L'inadéquation de la politique de Ronald Reagan au cours des années 81-88 a conduit à une catastrophe diplomatique. Rhétoricien naïf de la lutte contre "l'empire du mal", Reagan a trop tardé à reconnaître l'importance du phénomène Gorbatchev. Le président américain a laissé le nouveau leader soviétique prendre une initiative que celui-ci a su employer un temps avec une sagacité qui le place parmi les grands chefs d'Etat, espèce rare s'il en est. Mais en Amérique latine, Ronald Reagan a préféré, aveuglement, recréer l'illusion. Dans le scénario du président américain, il était clair que nous ne visions pas les dernières décades du 20ème siècle mais les premières, époque à laquelle Théodore Roosevelt et son "grand bâton" réglaient les problèmes en envoyant l'infanterie de marine dans les Caraïbes. L'illusion consistait à penser que si les Etats-Unis étaient contraints d'accepter une diminution de leur puissance en Europe, en Asie et en Afrique, au moins en Amérique latine ils pourraient l'exercer avec autant de gloire et d'impunité qu'au temps de Teddy Roosevelt. Le résultat de cette politique fut funeste. Malgré des milliards de dollars et des dizaines de milliers de morts, la guérilla salvadorienne n'a pas été mise en déroute, le gouvernement du Nicaragua n'a pas été renversé et la volonté pacifiste et indépendante d'Oscar Arias n'a pas fléchi.
Au Panama, les gaffes d'Eliot Abrams, digne émule de l'inspecteur Clouzot interprété par Peter Sellers, ont fini par mettre à mal l'économie panaméenne mais pas le général Noriega. La prétention affichée par le général Haig d'aller à la "source du mal" en renversant Castro à Cuba, s'est également révélée une illusion. Les Etats-Unis perdirent une fois de plus l'occasion de parler de Cuba avec les Cubains, de l'Amérique latine avec les Latino-Américains.
Les initiatives diplomatiques sud-américaines connues sous le nom de Contadora et Esquipulas, ne cherchaient pas à damner les Etats-Unis mais à éviter qu'ils se damnent eux-mêmes. De la Madrid au Mexique, Arias au Costa Rica ne souhaitaient pas que les relations avec les Etats-Unis se détériorent, mais seulement trouver une solution rapide au conflit par des voies diplomatiques, et ce afin de concentrer leur effort sur l'essentiel: le retour du sous-continent à une croissance juste et équilibrée.
On ne prêta guère attention à cette volonté de négocier et de résoudre les problèmes de l'Amérique centrale ou ceux des trois nations qui regroupent les 3/4 du territoire, de la population et des ressources du continent latino-américain: l'Argentine, le Brésil et le Mexique. Tôt ou tard, le gouvernement de George Bush et la communauté internationale devront comprendre que sans effort de coopération et une authentique volonté politique, la banqueroute, le naufrage politique, la révolte sociale, la violence et l'inertie politique peuvent faire plus de dégâts aux Etats-Unis, en Europe occidentale ou au Japon que n'importe quelle négociation financière douloureuse pour leurs banques privées.
Politique et culture. L'endettement arrive en tête des problèmes de l'Amérique latine qui préoccupent le plus la communauté internationale. A cela, rien d'illogique. Nos chancelleries ne doivent pas pour autant se transformer en succursales de nos ministères des finances. Obtenir des aménagements de la dette n'est pas tout. Il faut aussi saisir les opportunités de coopération de ce nouveau monde multipolaire qui nous invite à être présents dans le Pacifique, l'URSS et les deux Europe. Il ne nous servirait à rien de résoudre le problème de la dette si nous ne voyons pas ce qui est en train de se produire: la possibilité de préserver une identité indépendante dans un monde interdépendant. Car il n'est guère d'interdépendance possible entre nations dépendantes mais seulement entre nations indépendantes. Nous autres Mexicains, nous savons déjà quelles sont les implications de l'interdépendance avec les Etats-Unis. Si nos voisins viennent à nous manquer, nous leur manquerons aussi. S'ils peuvent nous nuire, nous leur nuirons également. S'ils veulent nous être utiles, nous le pouvons aussi. Mais surtout -et là j'en profite pour rappeler un voeu de ma génération- le monde multipolaire est un monde polyculturel. Il s'agit d'identités inséparables. J'aime me rappeler la définition que José Ortéga y Gasset donnait de la vie: un ensemble de problèmes auxquels nous répondons par un ensemble de solutions que nous appelons "culture". Le philosophe espagnol ajoutait qu'une fois convenu que plusieurs solutions sont possibles, cela signifie que plusieurs cultures ont existé et continuent d'exister. Ce qui n'a en revanche jamais existé c'est une culture absolutiste donnant des réponses à tous les problèmes. A cela j'ajouterai que, parce qu'il n'est pas de culture absolutiste, il ne peut y avoir de politique absolutiste. Nous connaissons en revanche l'existence de nombreuses cultures s'exprimant au travers de plusieurs modalités politiques. Il n'existe donc pas une seule solution. Il n'est pas de panacée universelle séparée de la culture particulière d'une communauté. Il n'est pas une seule solution. Il n'est pas d'universalité autre que l'excentrement qui survient lorsqu'une pluralité de cultures entrent en contact en s'exorbitant les unes les autres. C'est cette conscience culturelle des relations internationales qui nous permettra, dans les années à venir, d'assister à la naissance conflictuelle mais féconde d'un monde multipolaire. Les protagonistes n'en seront plus seulement les Etats-Unis et l'URSS, mais le Japon, l'Inde, la Chine, l'Islam, l'Afrique noire, l'Amérique indo-afro-ibérique et les deux Europe en cours de rapprochement.
Vu de Berlin, ce dernier phénomène s'observe avec une particulière acuité. Mais je veux clairement dire en me basant sur l'expérience de ma génération que les relations des nations de l'Amérique latine avec les Etats-Unis, tant à l'échelle de l'hémisphère qu'au plan bilatéral, requièrent, c'est certain, une Perestroïka. Celle-ci se produira dans un contexte inédit qui ne ressemble à rien de ce qui s'est produit jusque-là. Nous n'avons jamais vu un monde qui nous offre autant de possibilités de briser les fatalités géographiques, politiques et culturelles. Le drame, c'est que nous n'avons jamais été aussi vulnérables économiquement. Force politique et fragilité économique. Saurons-nous employer celle-ci pour éviter celle-là? Tel est l'ultime défi d'une politique extérieure sud-américaine.

Copyright © Carlos Fuentes / La République des Lettres, dimanche 01 mai 1994


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