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V. S. Naipaul

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La fin du roman. Entretien avec V. S. Naipaul.

Vous avez récemment parlé de formes de narration autres que la fiction comme étant, dans quelques cas et dans certains contextes, aussi créateurs que la fiction, et une bonne partie de votre récent travail consiste en faits et documents. Cependant, Un chemin dans le monde, votre dernier livre, est à nouveau classé parmi les romans. Votre attitude signale-t-elle, d'une certaine façon, un changement de direction dans votre imagination créatrice ?
V. S. Naipaul : L'on se doit d'écrire un livre différent d'il y a trente ans. On ne peut plus écrire le même livre. Parce que l'on change, notre connaissance du monde change, et les formes doivent changer pour s'adapter aux exigences des matériaux que vous avez accumulés. Il peut arriver que nous soyons étouffés sous le poids des formes désuètes. J'ai récemment jeté un coup d'oeil, purement par hasard, sur le livre d'essais de Virginia Woolf, De la lecture. Elle maniait aisément l'essai, forme morte depuis déjà 75 ans mais qui, aux environs de 1919, s'assimilait encore à une forme vivante: les gens pratiquaient l'essai. Ce n'était pas vrai pour la fiction qui, telle qu'elle était pratiquée alors, était une forme comparativement nouvelle. La forme dominante au début du 19ème siècle fut assurément l'essai. Depuis lors il s'est modifié. A sa place, le roman est devenu le moyen par lequel les gens pouvaient livrer des vérités sur la société, les états mentaux, etc... Ce n'était plus possible par d'autres voies. Et l'on pourrait dire que le fond de commerce du roman était l'actualité. Ainsi, la narrativité inventée avait du sens. Sa vertu ne reposait pas dans la seule invention.
Quand sentez-vous qu'il faudrait plutôt inventer, même si vous avez observé ou fait l'expérience de quelque chose ? comment choisissez-vous entre la reproduction photographique de la réalité et la fiction?
V. S. Naipaul : La fiction sert pour livrer la vérité, vraiment, pour délivrer une forme de réalité. Parce que, si vous aviez affaire à des personnes réelles quand vous commencez à écrire à leur sujet, cela deviendrait trop particulier. Comme l'on veut faire prévaloir un point de vue plus large, on fabule. Un chemin dans le monde est une façon de traiter de tous les traits variés du cadre de vie des Caraïbes et du Nouveau Monde, du lieu et également de toutes les différentes étapes de connaissance à son sujet. Le processus d'apprentissage est important et la forme à laquelle je suis arrivé me semble plus vraie et plus naturelle que n'importe quelle narration artificielle qui aurait essayé de créer un genre d'histoire construite et bien ficelée à la James Michener. Ma trame narrative à moi a des connexions qui se conçoivent comme des associations. Elles sont inséparables de la toile de fond.
Des images réapparaissent constamment, et les personnages sont rattachables à différentes périodes...
V. S. Naipaul : Et sous cette forme, chacun lira son propre livre, en fonction de sa nature, de ses besoins. Il se pourrait que certains choisissent certaines associations à moitié enterrées et n'en voient pas d'autres pourtant plus saillantes. Et je puis dire que ceci est également vrai pour l'écrivain. c'est l'une des beautés de l'écriture créatrice; vous avez deux ou trois choses que vous voulez faire consciemment mais, dans l'écriture, si vous arrivez à un certain degré d'intensité, toute sorte d'autres choses dont vous n'êtes pas conscient se produisent. Je suis encore en train de prendre conscience de liaisons entre certains éléments, bien des mois après avoir écrit. Cela peut paraître étrange, mais je ne savais pas que le sujet de la révolution - et la conception du révolutionnaire en tant qu'homme blessé - dominait à ce point chez moi.(...). Aujourd'hui, si j'étais un anglais essayant de devenir écrivain, je ne saurais pas comment commencer. Je ne vois vraiment pas comment l'on pourrait écrire à propos de l'Angleterre sans tomber dans la répétition, sans entrer en compétition avec ce que vous avez déjà lu, sans éprouver également le besoin de montrer que vous êtes dans le vent, etc. Il n'y a pas de vide ici et le roman comme forme littéraire a accompli son travail. Les romanciers d'aujourd'hui sont des gens comme Edwina Currie, Jeffrey Archer, John le Carré, Ken Follett. Ce sont là les grands du roman d'aujourd'hui, donnant au public des oeuvres susceptibles d'être plus avalées dans le métro que les actualités. Les gens diront qu'il y a toujours eu des écrivains populaires, et que cela n'affecte pas cette entité qu'on appelle le roman littéraire, mais je sens que ces gros pavés - avec leurs éléments d'humour et d'exhibitionnisme personnel d'ailleurs non dépourvus de sophistication - montre comment la forme roman s'est développée ainsi que le changement d'attitude devant la fiction. Le roman littéraire libère, de nos jours, une sorte d'extravaganza en mode mineur avec, de temps en temps, un étalage majeur du domaine personnel. L'idée d'épingler la réalité n'est pas réellement présente. Elle a peut être migré vers d'autres formes. Peut-être que de nouveau, désormais, l'essai donnera accès à la réalité de notre monde confus et mélangé.
Trouvez-vous profitable d'estomper ou de réduire la frontière entre la fiction et l'essai, de classer le roman comme un essai et vice-versa ?
V. S. Naipaul : Cela n'a rien de nouveau. Tout le monde sait qui est Marcel Proust. Quand vous lisez Proust, vous ne pensez pas que le livre est écrit par un individu dont vous ne connaissez rien. Cela vient du mythe Proust, de sa légende. Maugham fournit même sa propre légende dans chaque histoire: Somerset Maugham, le voyageur, le dramaturge cynique, le professeur sentimental, l'homme qui ne craint pas ce que peuvent faire les êtres humains. Lorsque j'ai commencé à écrire, j'ai rapidement ressenti le besoin d'identifier qui était l'écrivain, qui faisait son voyage dans le monde, qui faisait les observations sur Londres ou n'importe où ailleurs. J'ai ensuite commis des erreurs; j'ai jeté de bons matériaux. En 1962, j'ai écrit un livre intitulé Mr. Stone, le premier livre se déroulant à Londres que j'ai écrit. J'y aime encore les excellents matériaux, mais je sens qu'ils ont été perdus avec la disparition du narrateur, de l'observateur qui était une partie essentielle de l'histoire. écrire un livre comme si vous étiez ce narrateur omniscient, à la troisième personne, sans jamais s'identifier, conduisait à frauder avec le matériau. C'est ce qui s'est produit pour moi, ressortissant des colonies, vivant précairement à Londres, à une époque anxieuse, observant des personnes âgées de la période Edwardienne qui essayaient de retarder la mort. Leur maison était remplie de meubles provenant de leurs précédents mariages.Et l'histoire est tout aussi bien cette autre histoire. L'idée théorique que les formes ne devaient pas empiéter l'une sur l'autre, m'ont conduit à jeter ces matériaux à la corbeille.
A cause d'un certain conformisme ?
V. S. Naipaul : Et d'une conception absurde de la forme. Je suis si obsédé par l'approche erronée que j'ai eu de ce matériau, par cette idée d'un créateur-narrateur quasi invisible, qu'il se pourrait que j'en fasse quelque chose, que je le retravaille d'une façon ou d'une autre. Je réalise toujours, quand j'ouvre un nouveau livre de ce genre conventionnel, que cette façon d'écrire un roman est très théâtrale. Je pense quecela dérive du théâtre du 19ème siècle. Celui-ci a très peu de relation avec la réalité. Les gens ne parlent pas ou ne voient pas comme cela. C'est aussi stylé que le couplet rimé du 18ème siècle. Une bonne partie des grands romans a été écrite pendant une soixantaine d'années au cours du 19ème siècle. Une longue période pour n'importe quelle culture. Ces soixante années contiennent toutes les grandes oeuvres de Dostoïevski, Balzac, Flaubert, etc... Mais les choses filent rapidement et de grands écrivains comme Flaubert ne refont pas ce qu'ils ont déjà fait. Madame Bovary est une oeuvre insupportablement belle. Belle non seulement dans la vérité et le langage narratif et social, mais aussi dans la sélection et l'exploitation du détail. Un écrivain ne peut refaire cela une nouvelle fois... Mais tous ces énormes développements ont lieu, et le monde entier apprend comment écrire des romans. Simplement, ceux qui arrivent plus tard écrivent les romans d'autres, des premiers, en donnant de nouvelles variations du même.
Joyce, Woolf, Lawrence ?
V. S. Naipaul : Lawrence a une qualité intéressante: il a introduit l'idée de sexualité. Woolf, je ne connais pas bien. Joyce est expérimental, ce qui me décourage. C'est également un aveugle traitant un monde différent de celui que j'habite à cause de sa cecité.
Des mondes intérieurs, des mondes de rêve plutôt que des débats et des dialogues avec le réel ?
V. S. Naipaul : Je ne puis croire que nous sommes arrivés à la fin du monde réel. Je voyage, j'observe beaucoup, je suis empli de différentes cultures. Ces écrivains étaient plus restreints et plus "impériaux". Ils viennent de la période impériale -- c'est aussi simple que cela -- sans le savoir, sans se considérer comme des écrivains de l'Empire. Ils habitent un monde où vous ne voyez pas l'autre trois-quarts de la population. Ils pensent que la réalité a été définitivement cartographiée. Nous devrions repenser toutes les formes, pas seulement celles de la fiction mais celles aussi du travail universitaire, de l'histoire et des récits de voyage notamment.
Certains de vos chapitres ou pièces courtes sont désignés comme des histoires "non écrites", mais sont en fait très denses, très écrites...
V. S. Naipaul : "Non écrites" parce qu'elles relèvent à la fois de l'histoire et de l'invention. Il y a une croûte superficielle de vérités, mais à l'intérieur la fantaisie de l'écrivain est à l'oeuvre. Ce n'est en rien présenté comme autre chose.
Quelle impulsion vous conduit, aujourd'hui, de vos travaux créateurs vers ceux qui peuvent être classés comme documentaires ou histoires orales, comme c'est le cas pour un de vos récents livre sur l'Inde ?
V. S. Naipaul : Ce livre (Inde, un million de révoltés) n'est pas de l'histoire orale: c'est un compte-rendu de civilisation à un moment charnière. Il est élaboré à partir de l'expérience humaine. Il n'a pas de forme spéciale mais tient ensemble grâce à un fil d'enquête soigneusement composé. J'ai compris que la vérité sur l'Inde n'était pas ce que je pensais sur ce pays, mais ce que les gens vivent là-bas. Je suis venu doucement à cette découverte à travers mes livres précédents, sur les pays islamiques et le Grand Sud. Je suis arrivé à ce constat dans le Sud, quand les gens me décrivaient ce qu'ils ressentaient. Je fus très excité par cette découverte. Je n'avais par exemple jamais compris comment la musique et la religion pouvaient être des contreforts contre l'anarchie. Cette méthode du Sud fut appliquée dans mon livre indien. Le livre de voyage a aussi été pour moi un processus de compréhension. C'est beaucoup plus que de l'histoire orale. Une grande partie de l'ouvrage repose sur le voyage lui-même et sur la pensée au jour le jour. Je suis mu et ému par deux choses: lorsque j'écris un livre comme le livre indien, je suis passionné par la précision. Je n'altérerai jamais un mot prononcé par mes interlocuteurs; je le note et je ne le change pas. Ensuite, il y a un genre de vérité créatrice que l'on cherche à atteindre. Par exemple, dans In the gulf of desolation, il y a -- de mon point de vue -- une réussite dans l'histoire de Miranda. Cette déclaration est personnelle; ce n'est pas mon style de dicter la loi. Mais depuis 25 ans, j'ai essayé de peindre la société esclavagiste, la société qui avait été créée avec cette problèmatique sur les terres aborigènes, et qui fut la mère patrie de celle où j'ai grandi. Je l'ai fait ici indirectement. Miranda, rentrant à la maison après 35 ans, ne voit pas de noirs. A la mi-journée il entend des gens dehors parler une langue étrange, et quand il va à la fenêtre, il voit des africains travaillant sur le domaine. Plus tard, il ne voit plus rien.Il se rend à la plantation et sent simplement l'odeur des grains de cacao - c'est une senteur de son enfance - et il aperçoit au loin des filles bouger étrangement, traînant les pieds. C'était cela la solution: avoir les esclaves toujours là, mais sans qu'ils soient de réelles présences. Ce fut un instant créateur pour moi de me déplacer à l'intérieur de cette problématique; de montrer également de façon imaginaire comment l'on devient corrompu, comment l'on défend pour soi sa propre cause alors que l'on fait toutes sortes de compromis par lesquels les autres vous jugent. On ne peut pas prendre la vie réelle observée et y accrocher des idées philosophiques concernant le changement. Alors on créée sa propre construction, qui reproduit la vérité.
Vous êtes parfois réservé dans l'interprétation de votre oeuvre et dans les lois établies par vous, en tant qu'écrivain qui ne souscrit pas à l'idée de la mort de l'auteur. Votre propre passion pour les mots, et le sens que vous y mettez, semble être de première importance lorsque vous abordez le sujet de l'oeuvre.
V. S. Naipaul : Mais je sais aussi qu'il y a beaucoup d'écrivains et de genres d'écritures, que le monde est varié et que l'écriture doit également être très variée. Disons que cette forme dont le matériel est lié par des associations d'idées - qui commencent très simplement et se propagent ensuite à travers le texte en l'irradiant - est très bonne pour ce matériau particulier. Mais elle vient après de longues années d'écriture et elle ne peut être recommandée à quiconque d'autre que moi. Chacun doit trouver son propre chemin. J'aime, lorsque je lis un livre, trouver quelque chose d'entièrement original, la marque d'un écrivain faisant une oeuvre qui lui soit propre.
Y-a-t-il quelqu'un aujourd'hui, un contemporain dans quelque genre que ce soit, que vous admirez ou dont vous lisez le travail avec plaisir ?
V. S. Naipaul : Là, vous me prenez au dépourvu. Actuellement, je lis beaucoup de textes latins. Je lis beaucoup de textes du passé pour remplir les trous. J'aime Henrik Ibsen, un écrivain grandiose, très grand. L'homme qui va de l'avant et devient tout-à-fait fou à la fin, mais pourquoi pas ? J'aime Samuel Pepys, l'un des plus grands écrivains anglais. Et Balzac, bien sûr. Madame Bovary de Flaubert, qui est pour ainsi dire l'étude de toute une vie. Je pense qu'on peut en lire une page par mois.
Et la poésie ?
V. S. Naipaul : J'aime Mc Neice. Il y a dans son oeuvre beaucoup de sentiments que je puis partager.
Avez-vous conscience de l'influence d'un poète dans votre travail ?
V. S. Naipaul : J'essaie en fait de l'éviter, de la détruire. Je n'ai pas de don pour la poésie. S'il s'en trouve, c'est purement accidentel et contre ma volonté.
Mais ce n'est pas pour vous déplaire, s'il s'en trouve ?
V. S. Naipaul : Je suis inquiet lorsqu'il y a trop de belles pensées. J'ai déjà mentionné Woolf...
Vous avez récemment médité sur certaines peintures...
V. S. Naipaul : Sur l'art indien en particulier, je dois en savoir plus. J'ai commencé à penser que mon intérêt pour le réalisme peut faire partie de mon héritage indien. Parce que la peinture indienne peut être terriblement réaliste. Une vision commune veut qu'elle ne soit que formelle et décorative, mais regardez seulement, par exemple, cette peinture miniature de l'empereur Aurangzeb assiégeant un fort de montagne dans le Daccan juste avant 1700. Les chevaux, les hommes tirant des coups de mousquet. Les boeufs ont été dételés des charrettes et sont assis de dos face à la bataille. Les chameaux sont accroupis, les fusils à poudre ont été montés sur leur dos. C'est là un reportage de guerre. C'est extraordinaire d'avoir saisi tant de détails bien avant la caméra. Il y a un cheval soulevant sa jambe droite de la façon dont les chevaux le font toujours. Vous pourriez utiliser ce tableau pour écrire un essai sur la guerre en Inde.
Il y a aussi ce tableau de Giorgio de Chirico qui donne son nom à L'Enigme de l'Arrivée, qui crée alentour des trames narratives, de visions et de révisions. Et, dans le dernier livre, il y a une allusion au graveur japonais Hokusaï.
V. S. Naipaul : Les gravures sur bois d'Hokusaï rendent l'essence d'un panorama en traits et en points. Il se distingue relativement du réalisme dont je parle: il est très inventif et enjoué, et parfois faux. Parfois, chez lui une cascade n'a aucune signification.
Ainsi vous créez votre propre vision en regardant de telles oeuvres, comme le font les lecteurs avec vos livres.
V. S. Naipaul : Lire un nouveau travail est en fait très difficile. Un lecteur critique doit lire un texte avec l'esprit clair et ouvert; la plupart des gens lisent simplement pour retrouver ce qu'ils connaissent déjà. Il y a 25 ans, quand je travaillais sur In a free state, j'étais résolu à simplifier les paysages africains dont je faisais usage et à choisir juste quelques éléments en les accentuant de façon répétitive à différentes étapes pour donner au lecteur l'illusion de les connaître. De toute façon, le lecteur créée son propre paysage. J'ai pensé qu'ainsi je lui donnerais quelque chose de très formel avec quoi travailler.
Esquissé à grands traits plutôt que peint dans des couleurs violentes ?
V. S. Naipaul : J'aime répéter les choses sur des modes différents. J'aime que le lecteur se souvienne. L'histoire de Miranda est reproduite quatre fois. L'idée est qu'une illusion de connaissance rend l'approche d'un matériau non familier plus facile pour le lecteur. La vie d'un écrivain est pleine de ces moments, de ces choix, comme celle d'un peintre. Il y a beaucoup d'ironie dans cette histoire de Miranda.
Quelques lignes dans A parcel of papers, l'histoire de Raleigh, sonnent familièrement, bien qu'il faille du temps pour reconnaître la musique. "Je pense, père, que la différence entre nous, qui sommes indiens, ou à moitié indiens, et les gens comme les espagnols, les anglais, les hollandais et les français, des gens qui savent où ils vont et comment y arriver, est que pour eux le monde est un lieu plus sûr." Parlez-vous du monde comme d'une place plus sûre pour le colonisateur, et voulez-vous dire que quand leurs mondes se croisent et se connectent, quelque chose se passe qui pousse l'un vers l'échec et l'autre vers le succès ?
V. S. Naipaul : Il y a également une ironie intérieure à ce propos. C'est essentiellement vrai: le monde est plus sûr pour ceux qui savent où ils vont, mais l'homme qui dit cela est l'indien aborigène. Il s'est révélé être plus en sûreté que tous ceux qu'il a servis. Le monde est plus sûr pour ceux qui sont venus d'Europe, mais il n'était pas sûr pour Raleigh ou pour le Gouverneur espagnol. Les maîtres que les indiens ont servis sont presque tous morts dans d'affreuses conditions. Ainsi, il y a une vérité, mais aussi une ironie croissant en elle. L'un des sujets de cette histoire repose également dans le fait que l'ennemi devient l'homme qu'on aime. La chaîne continue et continue. Vous devez casser la chaîne à un certain stade et dire: je ne peux pas continuer à vivre comme ça, il faut que je m'évade.
Pour en rester sur les sujets coloniaux; vous avez visité plusieurs sociétés post-coloniales et vous avez probablement quelques commentaires à faire sur la perte, le remplacement et l'emprunt culturels.
V. S. Naipaul : Je ne pense pas de cette façon. L'Histoire est une interaction de peuples divers, il n'en a jamais été autrement. Je ne peux penser à une culture qui serait restée elle-même. Il est simplificateur de considérer que l'emprunt ait juste commencé hier, avec l'expansion européenne. Pensez à tout ce qui fut ramené du Moyen-Orient par les Croisades. Pensez à la nourriture que nous mangeons, au café arabe, au thé chinois, au chocolat mexicain. Il y a toujours eu cet échange. Il continue, mais des espaces particuliers demeurent. Si vous prenez une forme littéraire sans comprendre pleinement ses origines et que vous l'appliquez à votre propre culture, ça ne va pas nécessairement marcher. Par exemple, vous ne pouvez pas appliquer à la Birmanie ou à l'Inde ce qui convient à un milieu de Province de Georges Eliot. C'est l'une des nombreuses erreurs du roman littéraire d'aujourd'hui. Je ne puis m'empêcher de penser que cette forme-là a donné tout ce qu'elle pouvait donner, qu'elle est désormais révolue.

Copyright © Propos recueillis par Aamer Hussein / La République des Lettres, lundi 15 avril 1996

 

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Paris, mercredi 19 novembre 2008