Carlos Fuentes

La République des Lettres

Chiapas, là où même les pierres crient, par Carlos Fuentes.

Avant l'insurrection actuelle, le Chiapas, région la plus pauvre et la plus méridionale du Mexique, a déjà connu deux autres grandes soulèvements. En 1712, une jeune fille nommée Maria Candelaria, affirme avoir vu la Vierge. Des milliers de paysans vinrent sur le lieu de l'apparition. L'église se refusa à reconnaitre le miracle et essaya de détruire l'autel de Maria Candelaria. La révolte éclata, menée par Sebastian Gomez de la Gloria, qui compta six mille indiens dans ses rangs, pour une guerre d'extermination contre les espagnols. En 1868, une autre jeune fille, Agustina Gomez Checheo, prétend que les pierres de Chiapas lui parlent avec la voix de Dieu. Les pierres parlantes attirent beaucoup de pélerins, et autour de ce culte commence à s'organiser la protestation sociale. Agustina est mise en prison, mais Ignacio Fernandez Galindo, qui n'est pas un indigène mais un citadin de Mexico, prend la tête du mouvement, et promet aux indiens de les conduire vers "l'âge d'or" où leurs terres leur seraient rendues. Tant la rebellion tzeltzal de 1712 que celle des chamulas en 1868 semblent surgir de l'imagination d'un grand-père de Juan Rulfo ou de Gabriel Garcia-Marquez. Toutes deux furent étouffées - l'une par les armées du Vice royaume, l'autre par les soldats de la République - et leurs meneurs exécutés.
L'insurrection actuelle dans le Chiapas connaîtra aussi, sans doute, une existence brève. En revanche, la situation d'extrême pauvreté, d'injustice, de pillage, de viol, dans laquelle vivent depuis le XVIème siècle les indiens qui sont des paysans et les paysans qui sont des indiens, c'est-à-dire la majorité de la population chiapanèque, elle, a la vie longue.
"Au chiapas, la révolution n'a jamais triomphé", déclarèrent dans une lettre ouverte les principaux écrivains de cette province, riche en talents artistiques et littéraires. Le mouvement révolutionnaire initié en 1910, qui transforma si radicalement les structures économiques et sociales du Mexique (mais moins les structures politiques) laissa derrière lui le Chiapas, ce mezzogiorno mexicain où les pratiques de l'oligarchie non seulement ont interdit la restitution de la terre au paysans, mais la lui ont même arrachée pied à pied, au bénéfice des éleveurs de bétail, des propriétaires fonciers et des ''talamontes'' qui exploitent le Chiapas comme une réserve coloniale. Et les autorités politiques ? Là est la question. Un état qui pourrait être prospère, offrir des terres fertiles et abondantes à la plupart de ses hommes et femmes, est réduit à la misère par la complicité des gouvernements locaux avec l'indifférence des gouvernements fédéraux, qui sont en collusion avec les pouvoirs de l'exploitation économique. Cacao, café, blé, maïs, forêts vierges et pâturage abondants: seule une minorité jouit du profit économique de ces produits. Et cette minorité, provinciale, sans nom et sans emblème national, fait ce qu'elle fait parce que le gouvernement le lui permet. Et quand s'élève une protestation, le gouvernement agit au nom de l'oligarchie locale: il réprime, emprisonne, viole, tue, de telle façon que la situation perdure. Il n'est pas possible d'imaginer un scénario plus prévisible pour une explosion sociale. Ce qui est étrange c'est même qu'elle n'ait pas éclaté auparavant.
Pour preuve que la situation était pourtant connue: le Programme National de Solidarité, le brainchild du président Carlos Salinas, qui a déversé des ressources considérables sur le Chiapas ces toutes dernières années: plus de 50 millions de dollars. Le Chiapas plus qu'aucun autre état de Mexico, requièrt un appui: 60 % de sa population travaille encore dans le secteur primaire, contre 22 % au niveau national; un tiers de ses maisons manque d'électricité et 40 % d'eau potable; le taux d'analphabétisme est trés élevé et le revenu par personne très bas. Le but de Solidarité a été de pallier les méfaits sociaux de la médecine néolibérale et, aussi, de susciter des initiatives locales et de réveiller ses sentiments de dignité. Cependant, I'insurrection dans le Chiapas est venue conforter ce que soupçonnait l'opinion nationale: sans réforme politique, la réforme économique est fragile et, plus encore, illusoire. Si les aides économiques fournies au Chiapas s'étaient accompagnées d'une rénovation politique, la violence actuelle aurait été, peut être, épargnée. Dans l'état actuel des choses, les bonnes intentions de Solidarité sont comme de l'eau déversée sur la plage: elle se perd dans le sable. Pour être vraiment effectif, un programme comme Solidarité exige un contexte démocratique consolidé.
Démocratie au Chiapas? Elle doit se construire, je dirais, par la confiance dans les gens, en commençant par les plus petits hameaux, où les habitants se connaissent et savent comment choisir les meilleurs. Cette démocratie doit commencer au niveau local. Le système autoritaire et centraliste incarné dans le Parti Révolutionaire Institutionnel (PRI) empêche les vrais habitants des villages de s'organiser politiquement et d'élire les meilleurs. En revanche, le pouvoir central, presque infailliblement, impose les pires. Naturellement, il n'y a qu'eux qui puissent travailler de pair avec l'oligarchie chiapanèque.
Le système politique et économique mexicain, antidémocratique, injuste, est le corresponsable de l'explosion sociale dans le Chiapas. Ce même sytème, s'il veut se réformer doit redonner aux mexicains la conviction que leur vote individuel pèse et peut empêcher de futurs Chiapas; il doit se transformer de tout urgence. Il ne peut pas imposer le changement d'en haut. Il doit apprendre à respecter les initiatives prises par la base. Fédéralisme, limites au présidentialisme, consolidation du pouvoir législatif et surtout judiciaire, élections non seulement exemptées de fraude mais crédibles. A ces conditions seulement on empêchera la répétition du drame de Chiapas.
Mais il y en a pire encore. "Nous sommes deux nations", disait en 1845 le grand réformateur conservateur, Benjamin Disraeli, à propos de l'Angleterre divisée par les injustices de la première révolution industrielle. Alors que le monde rentre dans la révolution du XXIème siècle, qui sera celle des connaissances et des technologies, le Chiapas nous dévoile les blessures d'une situation préindustrielle, et parfois préhistorique, brutale et misérable. Non, tout le Mexique n'est pas le Chiapas. Malgré les flagrantes injustices à tous les niveaux, le Mexique est passé en 60 ans d'un pays agraire, analphabète, de cultures submergées, à une nation moderne, avec le sens de son identité et de son unité nationale. C'est la treizième économie mondiale; un pays, sans aucun doute, habité d'une volonté de croissance et de justice. Le drame du Chiapas projette néanmoins une ombre angoissante sur son futur. Les pierres du Chiapas parlent encore et elles nous parlent de la possibilité d'un pays scindé entre un nord relativement moderne, prospère, integré à l'économie mondiale, et un sud en haillons, oppressé, arriéré. Il n'y a pas de balkanisation au Mexique; on a évité le mal de la fin du siècle. Les événements du Chiapas reflètent seulement des situations de pauvreté et d'injustice, comme d'ailleurs dans d'autres régions du sud du Mexique: les états de Guerrero et Oaxaca, par exemple.
Reconnaître le drame du Chiapas, permettre à la démocratie politique de s'y manifester, et faire en sorte que le développement social ne se perde pas dans les méandres de l'oppression économique, qu'il ne soit pas emporté par la marée de la répression politique, c'est faire un pas important pour que, un jour, le Mexique ne morcelle pas son territoire, pas plus qu'il ne divise son économie.
Il y a une guerre dans le Chiapas. Tout le pays réprouve le recours à la violence. En premier lieu, celle des guerrilleros. Leur désespoir est compréhensible; leurs méthodes ne le sont pas. Y en avait-il d'autres? Ils disent que non. A nous, le gouvernement et les citoyens, il incombe de démontrer le contraire aux insurgés. Néanmoins, la solution politique sera d'autant plus difficile, que l'Armée fera des excès de zèle, prenant le Chiapas pour le Vietnam et ruinant la forêt chiapanèque sous des bombes à haut potentiel de destruction. Il est sans doute vrai que c'est un moyen d'intimider la population. Les habitants d'un village indigène voient tomber les premières fusées comme leurs ancêtres virent arriver les premiers chevaux. Ils ont peur, ils se soumettent, ils prefèrent la tranquillité, même si elle s'accompagne de misère. Mais le fait d'accepter la peur comme norme de la concorde promet d'autres explosions sociales. L'Armée, d'autre part, a une image entachée par les événements d'octobre 1968: le massacre de centaines d'étudiants innocents à Tlatelolco pour assurer des jeux olympiques tranquilles et préserver la "bonne image internationale" du Mexique. L'Armée ne doit pas se déconsidérer une nouvelle fois par un usage excessif de la force. Le dialogue est possible et doit s'engager; les solutions politiques sont possible au Chiapas et il faut les rechercher, même s'il est difficile de les atteindre dans ce mélange de racisme, de théologie de la libération, de sectes protestantes, d'exploitation économique et d'idéologies de guerrillas archaïques... Avec les autorités actuelles, la solution politique paraît cependant difficile. L'actuel gouverneur intérimaire a démontré son incompétence. Son responsable, le gouverneur qui s'est mis en disponibilité, est le chef virtuel du cabinet mexicain. Tous deux se doivent de céder la place au profit d'un gouverneur vraiment représentatif du peuple chiapanèque, un gouverneur capable d'inspirer confiance et d'unifier. Qu'enfin parlent les citoyens, et non les pierres, au Chiapas.
Seul un gouvernement local renouvelé, animé d'un désir de conciliation et de dialogue, mais aussi d'une volonté de justice et de démocratie, peut transformer la tragédie de Chiapas en une épopée: premier pas vers des transformations économiques, politiques et culturelles parallèles qui situeraient le Mexique, ni dans l'illusoire premier monde auquel allait nous introduire, par notre frontière septentrionale, l'Accord de Libre échange d'Amérique du Nord, en vigueur depuis le 1er janvier, ni dans l'Amérique Centrale arriérée et tumultueuse vers laquelle, avec le poids des pierres muettes, nous pousse notre frontière sud. Le Chiapas doit être désormais une région représentative, indispensable au développement national. Il est nécessaire de voir le Chiapas dans le Mexique, mais aussi le Mexique dans le Chiapas et, grâce à lui, qu'on ne sépare plus jamais l'économique du politique, ni le développement de la démocratie. L'insurrection chiapanèque, au moins, aura eu l'avantage de réveiller le Mexique de sa complaisance et de son auto-satisfaction première-mondiste, tout en nous épargnant, à la fois, la misère et la flagellation tiers-mondiste. Dans une année d'élection présidentielle, ce sera déterminant. Que l'image internationale du Mexique ait pâti de ces événements importe moins que la souffrance de millions de mexicains sans toit, privés de terres et d'eau. C'est pour eux, dramatiquement, qu'ont parlé les pierres du Chiapas.

Copyright © Carlos Fuentes / La République des Lettres, mercredi 01 mars 1995

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