La République des Lettres



Carlos Fuentes

Carlos Fuentes

Carlos Fuentes : La Campagne d'Amérique.

"Linéaire roman historique", annonce la quatrième de couverture. Carlos Fuentes, qu'on a connu grand créateur de sommes littéraires et chercheur de fleuves de pépites verbales (comme dans l'éjaculation du père de Christophe et son oeuf) rejoindrait-il la cohorte des faiseurs de produits calibrés à l'aune des recettes commerciales ? Dès la première page, le lecteur qui aurait cru succomber à la mollesse des péripéties et des phrases convenues, est emporté par un festival d'intelligence romanesque, de fougue et d'idéal.
Trois jeunes hommes font à Buenos Aires contrebande des livres et des idées des philosophes des Lumières. Ils chérissent les bibliothèques privées, gages des libertés individuelles en cas d'intégrisme politique ou religieux. Là, autour de 1810, on lutte pour se libérer du joug espagnol, pour les indépendances sud-américaines, pour l'égalité des races, pour le partage des terres. Mais aussi pour le pouvoir, pour le droit de forniquer et de tuer... Ces livres de Rousseau et de Voltaire que Baltazar Bustos promène et relit à plaisir, leurs programmes amoureux et politiques idylliques, ne sont-ils pas comme les romans de chevalerie adulés par Don Quichotte? Pervers par leur inadéquation à la réalité autant qu'ultime sauvegarde de l'idéal dans un monde de brutes... Bientôt, le livre jouera un rôle non moins excitant: c'est en poussant le quatrième tome de la Summa Teologica de Saint Thomas d'Aquin que Baltazar Bustos pénétrera dans les appartements de la jeune épouse du vieux Président du Tribunal. Des oppositions entre l'idéal et l'éros d'un côté, la loi et l'oppression de l'autre, découleront maintes aventures d'un roman de formation d'un jeune homme autant que de jeunes nations. Notre héros aura vu la beauté nue et substitué un enfant noir à un enfant blanc né de cette même beauté... Rapidement, le roman se fait initiatique et géographique, des pampas de l'Argentine au Mexique, en passant par le haut Pérou et le Chili, sur les traces d'une dulcinée aussi rêvée que la cité du gouvernement idéal. Dix ans durant, Baltazar Bustos chevauche les cols des Andes, hante les ports mal famés, sert le héros San Martin ou les guérilleros clandestins... Tout ça pour ne chercher qu'une femme, pour paraître à son corps défendant une figure de la révolution, pour susciter des chansons sur sa quête de la belle Ofélia, tout ça pour une légende. Celle de la littérature peut-être.
A l'instar de ses essais (le beau Sourire d' Erasme en particulier), Carlos Fuentes poursuit une passionnante réflexion ouverte sur l'histoire, la révolution et l'utopie. Le rêve de l'Eldorado indien confine avec celui d'une ville éclairée par la raison. Au cours d'une chamanique et foetale vision dans une grotte, Baltazar Bustos entrevoit le mythe de l'autre, la ville de lumière intérieure prise pour Eldorado de lingots et de pépites par l'ancien conquistador. Au bout de sa quête d'une femme qu'il croyait l'âme damnée des Espagnols, il trouvera des révélations qui renverseront son sens du vrai et du faux, du rêve et de la réalité. Une réalité où se vérifiera le terrible adage du révolutionnaire: le "Qui veut la fin veut les moyens". Cette vie qui allait être pour le héros "un interminable enchaînement de décisions morales" s'apaisera enfin dans une inattendue conclusion lors de la maturité. Mais comment un bel enfant va pouvoir symboliser les espoirs de la jeune Amérique du Sud, nous le laisserons découvrir au lecteur...
Les bouillantes conversations révolutionnaires, la présence gigantesque de la nature, la dimension historique d'étonnantes péripéties font de ce livre un sommet des plaisirs du romanesque romantique et de la fresque des nations."Il n'y a rien de plus glorieux qu'un livre". Surtout empreint de la distance d'une affectueuse ironie de l'auteur envers ses personnages. C'est comme une modeste Illiade et Odyssée vue de derrière les yeux myopes d'un amoureux qui rêve les nations comme il rêve les femmes. Le roman s'écrit comme écrit celui qui fonde l'égalité des hommes: "L'écrit est le réel et nous en sommes les auteurs". Le héros, de son aveu même, manque de grandeur. Mais n'est-il pas ce que sont souvent les hommes, de simples passants de l'histoire, même voyageurs, guerriers et pétris des idéaux de la perfectibilité humaine ? Sachant pourtant qu'il faut écarter la certitude "qu'enfin le bonheur et l'histoire, le sujet et l'objet allaient coïncider une fois pour toutes.

Copyright © Thierry Guinhut / La République des Lettres, mardi 01 mars 1994

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