Juan Benet   |   Juan Benet
La République des Lettres

Juan Benet

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Théâtre : Agonia Confutans de Juan Benet.

Par Monique de Lope / La République des Lettres, dernière mise à jour le lundi 01 avril 1996.

Juan Benet n'a pas écrit beaucoup de théâtre; c'est pourtant dans ce genre qu'il avait étrenné sa plume avec Max, en 1953. Agonia Confutans, écrite en 1966 et publiée en Espagne en 1969, vient d'être représentée en France, dans une mise en scène de Daniel Zerki.
Juan Benet offre ironiquement un théâtre minimaliste, dont il trace la quasi inexistence dans un Prologue récité par un Censeur: pas de découpage de scènes, disposition intervertible des deux actes, public inutile à la représentation, décalage entre la durée de l'action dramatique et celle de la représentation, dialogue qui devient inaudible, personnages interchangeables. Cette dérobade place le spectateur devant l'obligation de construire lui-même le sens, et le rend unique responsable du plaisir qu'il pourra y prendre:
"Nous pensons que le spectateur, s'il veut voir l'effort qui l'a conduit ici justement récompensé, doit chercher lui-même les interprétations qui lui procurent la plus entière satisfaction."
Ce dialogue de deux personnages masculins évoque sous bien des aspects le théâtre de Samuel Beckett, qui mettait en scène en 1952 dans sa pièce la plus célèbre, En attendant Godot, les thèmes de la fraternité et de l'alter ego, mêlant la tendresse et la méfiance, sur fond de tragédie existentielle.
Corpus et Pertès discutent et se disputent comme un vieux couple, tantôt complices, tantôt ancrés dans un désaccord absolu, échangeant sur deux actes autant de syllogismes qu'il en faut pour traiter de l'épineuse question de leur relation et de leur vie commune. Le constat est plutôt pessimiste:
"Donc, l'amour entre deux persones, s'il n'est pas impossible est du moins éphémère, un bref moment d'égalité de force dans une lutte constante: comme deux partenaires qui se balancent et se trouvent un seul instant au même niveau... Pourtant on m'a dit que parfois, dans des cas exceptionnels, cette lutte n'existe pas. Je ne sais qui m'a parlé de certaines personnes qui se rencontraient pas hasard et qui au bout de quelques heures se sentaient unies pour la vie. On m'en a dit beaucoup de bien. C'est là le problème, on nous en a tous dit beaucoup de bien. Personne ne les a vues mais tout le monde se gargarise de leurs fameux exploits. Et, confiants dans cet exemple fallacieux, les gens se jettent dans le jeu de l'amour sans rien savoir des tortures qui les attendent."
Liés par la vie comme deux partenaires au trapèze, Corpus et Pertès font sur scène un numéro de rapports de force. Protagonistes d'une dualité, qui prend figure d'opposition: c'est un des sens de l'agonia du titre. Les valeurs de ce latinisme sont en fait plus directement accessibles au lecteur espagnol qu'au lecteur français. Pour ce dernier le terme "agoniste" ne saurait renvoyer qu'au muscle dont l'action prédominante assure la direction d'un mouvement (on reste dans un rapport de forces!). Le lecteur espagnol, lui, reconnaît comme agonista tout personnage qui au théâtre joue un rôle d'opposant. D'ailleurs agonia, en espagnol, signifie à la fois le moment critique qui précède la mort, et la lutte, l'attaque, dans l'ordre du réel ou de sa représentation. Ainsi le latin n'a pas les mêmes connotations dans les divers pays de l'ère romaine.
Les deux actes d'Agonia Confutans articulent une joute orale, transcrivant dans l'ordre du discours le rapport de forces entre Corpus et Pertès, et renvoyant le lecteur-spectateur au genre archaïque du débat, de la disputoison, comme on disait au Moyen Age. Le dialogue d'Agonia Confutans est un débat, mais il n'est pas sûr qu'il accouchera d'une quelconque vérité. C'est l'inverse du dialogue platonicien:
"Tes protestations résonnent à mes oreilles comme la musique des sphères. Les justifications sont inutiles. J'ai besoin que tu aies toujours la réplique aux lèvres, et peu m'importe de ne pas avoir raison à tes yeux, pourvu que tu sois en complet désaccord avec moi."
Le syllogisme est une impasse, le silence est le seul garant d'harmonie:
"Je ne peux pas te donner raison. Si je ne te donne pas raison, c'est parce que je suis d'accord -- la seule chose d'ailleurs qui m'anime en ce moment --, et si je te donne raison, c'est parce que je ne suis pas d'accord. En vertu de quoi, comme pour être d'accord je ne dois pas l'être, je préfère me taire; ainsi, le premier qui parlera, quoiqu'il dise, entrera en contradiction avec lui-même et donnera raison à l'autre."
La rupture entre Corpus et Pertès semble devoir se consommer: le départ de Corpus est évoqué comme un passage à l'autre monde. Dante fournit à Juan Benet les références de l'enfer:
"Corpus. - Évidemment. J'ai besoin de repos. Repos et solitude, beaucoup de solitude.
Pertès. - Je peux t'indiquer un endroit où tu seras bien, si tu arrives à le supporter. Entouré d'une forêt impénétrable, personne n'est capable de..."
La mort, ou plutôt l'agonie, moment de la séparation d'avec l'ici-bas, pourrait avoir le dernier mot. C'est là aussi le sens du titre, puisque confutare (en espagnol on dit confutar), c'est emporter la conviction au cours d'un débat contradictoire. Il reste alors à suivre le latin de Juan Benet dans les noms de ses personnages. L'un deux dit clairement qui il est: Corpus, le corps. Le second se devait donc d'être obscur, et il faut la science d'un latiniste pour reconnaître en Pertès celui qui est dégoûté de tout, las et désabusé, Pertaessus. Cet état d'esprit semble être aussi celui de Corpus: "Je ne me sens pas bien. Tout me paraît confus. Pertès, j'ai l'impression que nous sommes finis... les rares raisons qui nous maintiennent en vie commencent à faire défaut. Pourquoi donc se réveiller le matin si c'est pour vivre une journée pire que la précédente ?"
Corpus et Pertès, deux personnages interchangeables, qui ont mal aux mêmes gencives, et qui abordent la vie sous deux angles différents, l'un à travers sa sensibilité ("Ne me demande pas comment je le sais. Ces choses là ne se savent pas, elles se sentent"), l'autre à l'aide de la logique, de la volonté, de la mémoire. On comprend enfin que Juan Benet nous offre là, avec humour, un nouveau débat du corps et de l'esprit, dont les enjeux sont moins eschatologiques qu'existentiels. Le rapport entre les deux personnages s'éclaire de ce décryptage. Pertès, l'Esprit, doit être pris au pied de la lettre lorsqu'il dit: "Je suis capable de penser comme si j'étais dans ta tête, uniquement guidé par tes besoins et des désirs". Et Corpus, le Corps, peut affirmer: "Je peux me permettre les jouissances les plus cruelles aux moindres frais. Et, surtout, sans que personne ne me demande des comptes, puisque c'est ton choix". Ces deux êtres incomplets fonctionnent comme des "créatures de synecdoque", où chaque partie prétend exprimer le tout: ambitions discordantes, qui scindent l'être, impuissant de ne pas s'aimer. Le temps et le lieu de la représentation se confondent: c'est l'agonie, le moment de la rupture, le seuil. Et comme tout dialogue sur le seuil, celui-ci nous amène devant la vérité nue:
"... nous devons rester unis, Corpus.
Corpus. - Unis dans le malheur...
Pertès. - Ce n'est ni mieux ni pire. C'est la seule chose possible.
Corpus. - C'est horrible.
Pertès. - Tu l'as dit: c'est horribel."
Rideau.