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Carlos Fuentes

Carlos Fuentes

Carlos Fuentes : Le Siège de l'aigle - Territoires du temps.

Le roman épistolaire eut son heure de gloire dans la seconde moitié du XVIIIème siècle. De Richardson à Rousseau, en passant par Les Souffrances du jeune Werther de Goethe et Les Liaisons dangereuses de Laclos, il fit couler des larmes interminables, préparant le lit du romantisme... Il semblait passé de mode, définitivement obsolète. Seule, la redécouverte d'Inconnu à cette adresse, nouvelle que Kressmann Taylor écrivit en 1938, pour avertir des danger du nazisme, redonna un timide coup de fouet au genre. Il faut aujourd'hui compter avec le génie de Carlos Fuentes qui s'empare à belles dents du roman épistolaire avec Le Siège de l'aigle. Artifice désuet où réussite romanesque? Les lettres échangés par une pléiade d'intrigants auprès du pouvoir permettent de saisir tous les fils, diplomatiques, érotiques, machiavéliques, des destinées politiques du Mexique dans le cadre d'un roman d'apprentissage on ne peut plus satirique.
Toutes les communications téléphoniques et satellitaires sont en 2020 rompues, dans un Mexique qui a eu le front de s'opposer aux Etats-Unis -- légère pique anti-américaine qu'il faut bien excuser de la part d'un auteur qui écrivit il y a peu un Contre Bush. Ce dernier pays, dirigé par Gondoleezza Rice, n'ayant pas aimé que l'on proteste contre son occupation militaire de la Colombie (métaphore de l'Irak actuel?) et que l'on encourage l'OPEP ("une bande de cheiks corrompus") à augmenter le pétrole. Bel affront discutable ou manque de toute élémentaire diplomatie et machiavélisme pragmatiquede la part des dignitaires mexicains? Il n'en reste pas moins que ce silence sur les ondes ne laisse à nos protagonistes que le recours aux lettres échangées dans la perspective des élections prochaines. Teran, Président sortant, ne pouvant se représenter, qui montera sur "le siège de l'aigle"? Et si c'était une femme... La belle Maria del Rosario Galvan, "amie intime du Président", n'a qu'un seul but: "être politique, manger politique, rêver politique, jouir et souffrir de la politique". Elle offre son corps à la "beauté métissée" qu'incarne Nicolas Valdivia: "Je serai à toi quand tu seras président du Mexique". Mais les obstacles sont légion. Bernal Herrera, ministre de l'intérieur cynique; le ministre des Affaires Etrangères, maître es poker et sérénité; le conseiller "Sénèque"; le contrôleur du budget, qui émarge d'abord à ce même budget; le directeur des pétroles, que ce "baume mexicain", la corruption, "lubrifie"; Von Bertrab, "face aimable de la force", Arruza "face odieuse"... Sans compter le pire: le voyeur et "lèche-cul nommé Tacito de la Canal". Tous ces épistoliers et acteurs se confessent, se dénoncent, menacent, s'allient, rompent, conspirent, mentent, assassinent, placent leurs pions et pièces maîtresses sur l'échiquier d'une partie où il faut faire mat... On devine l'impressionnant et séduisant attirail rhétorique à l'oeuvre dans ces lettres.
Ce qui aurait pu passer pour un artifice permettant de recourir au roman épistolaire, à savoir l'impossibilité de toute autre forme de communications entre les mouches et frelons qui guignent le suprême pouvoir mexicain, est non seulement une originalité dans la création littéraire contemporaine, mais encore un moyen remarquable de sonder les coeurs, les reins, les intentions et les faux-semblants des politiques en lisse. Ce que savait déjà Choderlos de Laclos, mais que réactualise avec brio Carlos Fuentes. Si l'on pense que le commandement d'un politique est "n'écris jamais" ce que profondément tu penses, on devine qu'il faudra mieux encore lire entre les mailles des intentions et des filets où l'on prendra les lecteurs autorisés ou non... Sans compter que cette "aiguille invisible qui lui transmet les conversations" sait peut-être aussi transmettre les lettres... Et, de nouveau, l'écriture devient un gage du talent et de l'efficacité politique, secondée par l'indéniable séduction de la langue, de la graphie devinée, de la relation érotique qu'épice la correspondance; à moins que l'intrigue politique ne soit la plus aphrodisiaque, comme lorsque les voyeurs font le siège du coeur et du corps de l'amie du Président, rendant plus désirable encore la chaleur du "siège de l'aigle".
Cependant Valdivia, "démon au visage d'ange" est-il manipulé par sa belle, ou navigue-t-il en eaux troubles pour son seul compte? Ne sera-t-il que "le Président par substitution" si Teran malade venait à mourir? Entre les écueil du ressentiment et de l'injustice, qui sont les vices du Mexique, notre jeune héros d'un roman d'apprentissage bouillonnant navigue à vue. C'est ainsi qu'il découvre que l'austère Tacito, derrière le "dépotoir" où il vit, cache "un somptueux penthouse". Démasquera-t-il le véritable amant et donc poulain de Maria? Ce qui aurait dû être épopée politique devient comédie grotesque. Nouveau Balzac, Carlos Fuentes, dans L'âge du temps (titre général de toute son oeuvre narrative) dresse le portrait mobile, impressionnant, grouillant de personnages hauts en couleurs, de l'histoire du Mexique, depuis les jeunes passionnés des auteurs des lumières dans La campagne d'Amérique, en passant par la révolution mexicaine dans Le Vieux gringo, les intrigues autour du pétrole dans La Tête de l'hydre, la célébration de l'an 2000 dans Christophe et son oeuf, jusqu'à cette anti-utopie si proche de nous...
La dimension satirique est également criante. Entre les travers grossiers, les vices cachés des protagonistes et la dénonciation d'un modus operandi qui n'a guère abandonné les procédés de la "dictature douce du PRI" (le dinosaurien "Parti Révolutionnaire Institutionnel", apprécions l'involontaire ironie) le Mexique tout entier est flagellé pour son orgueil démesuré (y compris dans sa vanité à vouloir contrer les Etats-Unis), pour les corruptions d'un état qui phagocyte et entrave les libertés économiques tout en brisant les grèves par la force. On croise également un va-t'en-guerre inaugurant un "parc thématique de la Sierre Maestra": un Fidel Castro de 93 ans... Le pouvoir autoritaire est ici anachronique, parodique, sans rien d'une autorité qui serait légitimée par une fermeté au service des libertés. En sus de ce miroir critique et incisif du Mexique d'aujourd'hui et de toute l'Amérique latine, peut-être avons là quelque chose d'également prophétique? Hélas, la parole finale du roman est confiée à un idiot, fils caché de Maria et de Bernal, comme si la mélancolie du pouvoir usurpé avait le dernier mot, comme s'il ne restait au peuple que ce discours "les mains attachées derrière le dos". A l'anticipation alarmante parmi le sac de noeud des serpents politiques sied donc bien la technique plus que séculaire du genre épistolaire.
Les allusions à Tacite, César, Heidegger et Machiavel contribuent à faire de ce roman aussi animé que cultivé, aux personnages efficacement campés, un bréviaire du fin politique. Non sans faire penser à un autre grand latino-américain, Mario Vargas Llosa, qui explora les voies d'une conspiration autour du tyran de Saint-Domingue, Trujillo, dans La Fête au bouc. Quand au fin politique suprême, celui qui est assis sur "le siège de l'aigle" de la littérature, n'est-ce pas ce narrateur secret qui se cache derrière tous les auteurs des lettres, Arachnée tissant son livre, Carlos Fuentes lui-même, dont certes, dans le vide presque sidéral d'une littérature engluée dans son nombril hexagonal, nous n'avons pas l'équivalent... "Ce qui m'intéresse, c'est le monde. Ce n'est pas mon ego ni ma psyché." déclare-t-il dans Territoires du temps. A moins bien sûr que Fuentes ait une psyché à la dimension du monde...

Copyright © Thierry Guinhut / La République des Lettres, mercredi 05 novembre 2003


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