Lodge H. Kerrigan

Produit par Steven Soderbergh, ce troisième film en dix ans du réalisateur de Clean / Shaven (un film sur la schizophrénie) et Claire Dolan (un film sur la prostitution), continue dans la même veine : l'exploration de l'humain en marge d'une société où il aimerait vivre simplement, ou simplement vivre. Se disant influencé par Mike Leigh et Ken Loach, Lodge Kerrigan filme ici ce que l'on pourrait à la va-vite appeler un malade, pourquoi pas un schizophrène. Mais il filme surtout un homme en difficulté qui sait aider une voisine dans l'embarras, logée comme lui dans un hôtel de seconde zone où l'on se dit que l'on pourrait finir, ou passer, comme eux, personne n'étant à l'abri... Et de nous identifier à cette respiration difficile, au glou-glou des canettes de bière bues cul sec, à ces tics du visage, à la peine ravalée, aux nuits sans sommeil, au rejet du monde, à ce discours intérieur pour tuer le silence et tenter de dompter l'angoisse. Solidarité des exclus ? Non, derrière ce rapprochement de deux voisins d'infortune -- et rien à voir avec le ralenti d'In the mood for love, on est ici davantage dans l'héritage de Cassavetes ou de Wenders -- se cache le besoin extrême de William Keane (charnellement interprété par Damian Lewis, vu en France dans le feuilleton Warriors, mais aussi dans le film de Lawrence Kasdan, Dreamcatcher), de rattraper une histoire qu'il a peut-être inventée : le kidnapping de sa propre fille de six ans, dans une gare, quelques mois auparavant. Car cette voisine, Lynn, qui attend pour faire sa valise le feu vert d'un mari qui cherche un appartement, a une fille, Kira, de l'âge de l'enfant supposée disparue. Inconscience de cette mère qui veut pourtant tout bien faire : scènes déchirantes où démunie de tout elle continue à donner des valeurs à sa fille, se laver les mains avant de manger, faire ses devoirs, se coucher tôt, pour ensuite la confier pendant 24 heures à cet homme dont elle ne sait quasiment rien. Docilité de cette enfant qui a pourtant détecté, elle, une faille chez ce beau-père potentiel, mais qui le suit quand il revient la chercher à l'école. Vide symbolique de l'administration qui la laisse sortir, le réalisateur jouant ici de l'ellipse pour ne pas compliquer son intrigue, ne pas s'embarrasser non plus, mais surtout nous montrer à quel point tout système, individuel comme social, est faillible. Application de William Keane pour ne pas dérailler. Et moments de grâce où tout pourrait basculer mais où la vie continue parce que le personnage du "fou" le dit à l'enfant qui démarre dans l'existence : c'est l'amour qui tient les êtres, seuls et entre eux, et les fait revenir. Lynn reviendra, même si Kira a bien pesé le risque d'être coupée à tout jamais, un risque que projette William, retraversant dans le moindre détail le drame qui peut-être l'a détruit, qui peut-être est né de sa destruction, on ne saura pas. Mais on saura que Lodge Kerrigan nous a donné là un grand moment de cinéma, dur et intègre, même si, malheureusement rompus aux codes cinématographiques, on craint au début, et parfois encore aux moments des crises de William, d'être piégés par des clichés (souffle accentué, brossages de dents amplifié, prise de vue chaotique du fait d'une caméra à l'épaule certes mais très calculée dans la retranscription des lignes déformées que donne la vision des rues par un être qui dérive, lumières réfractées, un traitement qui pourrait passer pour du maniérisme). Et on se réveille le jour qui suit avec l'impression de les avoir connus : Lynn à un tournant de sa vie; William énumérant à un interlocuteur absent les indices de bases qui vous font une identité à porter jusqu'au bout; Kira, dont on aura remarqué que son prénom porte la même initiale que le nom de Keane, une lettre pour une rencontre possible, pour un espoir échangé, celui d'un monde meilleur.

Copyright © Michel Marx / republique-des-lettres.fr, Paris, vendredi 23 septembre 2005. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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