Napoléon Bonaparte

Henri Beyle et Chateaubriand sont assis face à face. La grande différence de leurs âges se lit aisément sur leurs visages; ils se ressemblent pourtant. L'un est entré à Milan le 10 juin 1800, sous-lieutenant de dragons; il a vécu, il est tombé avec Napoléon. L'autre élu à l'Académie par la grâce de l'empereur, tantôt flagorneur, tantôt pamphlétaire, le seul grand homme à ses yeux face à Napoléon. Ni l'un ni l'autre n'ont la moindre place dans la présente histoire, sauf celle-ci précisément, d'être en avant-poste, comme si leur présence eût été décisive dans l'action qui va commencer. L'un et l'autre s'imaginent-ils qu'ils pourraient être cités au début et ne jamais intervenir dans l'action ? A-t-on bien réfléchi à ce qui rend cette posture légitime ? En dirait-on autant de Marcel Droitier et Pierre Résédamontagne qui se tiennent dans une encoignure, chacun la leur. Ils ont cessé de longtemps de faire encoignure en commun; ils ne se haïssent plus, chacun a décidé que l'autre devait disparaître. Dans l'intérêt de l'humanité il serait préférable qu'ils disparaissent tous deux, mais bizarrement aucun des deux n'y songe et l'humanité non plus, quand elle serait la première intéressée. Cela doit avoir à faire avec les effets émergents et aussi avec l'impossible occupation du lieu du pouvoir. (C'est quand même bizarre que la première intéressée ne puisse seulement s'aviser de son intérêt). Toujours est-il qu'au lieu d'en finir tout simplement, chacun va inventer un stratagème pour se débarrasser de l'autre, quand il eût été si aisé que l'un et l'autre conviennent de quitter la place sans histoires ni effets collatéraux.

Là n'est pas toutefois l'histoire qui s'écrit ici et, bien loin d'eux un homme dans la force de l'âge et le secret de son âme ourdit un plan diabolique. Cet homme n'a pas de vis-à-vis ni d'envie particulière, aussi n'est-il pas devenu un grand homme (César méditant sur le tombeau d'Alexandre: à trente ans tu avais conquis le monde et je n'ai encore rien fait. Puis il commença à déconner). Son propos d'ailleurs vise les grands hommes et de manière radicale encore: son secret tient en un mot terrible; il est structuraliste.

On a mesuré naguère avec une grande précision les crimes du communisme (1). A-t-on songé aux méfaits du structuralisme ? L'homme ici mis en examen se nomme Pierre Moment, mais c'est sans importance;il pourrait aussi bien être nommé autrement, sauf que ce ne serait pas son nom. Que reproche-t-il aux grands hommes ? D'empêcher que le structuralisme soit admis comme réalité. Comme principe de réalité ? Non, comme la réalité même: ce qui advient. Son structuralisme est une "suspension du jugement dans le domaine éthique" (2), un antihumanisme, une mise en perspective de la structuration du symbolique social: de quelle force sur les acteurs est dotée la causalité métonymique ou causalité rendue efficace par ses effets mêmes, ainsi l'économique sur le social. Comprenons bien: lui-même conçoit que tel grand homme a pu en un moment incarner la structure et en quelque sorte jouer un rôle pour faire aller hommes et choses dans la direction voulue. Mais il sait que les ennemis du structuralisme sont persuadés que la notion même de structure est au mieux superflue, au pire falsificatrice de la liberté des acteurs sociaux (3). La seule issue qu'il a trouvée est donc de réécrire l'histoire en supprimant purement et simplement les grands hommes de son cours et en les remplaçant par les circonstances. Il est beaucoup plus difficile qu'on le croit d'en éliminer la moindre trace. Prenons Napoléon: il le fait disparaître de façon radicale; il n'est pas né ! Il ne peut donc pas avoir fréquenté le collège de Brienne, ni avoir été lié au frère de Robespierre ni avoir fait canonner les royalistes sur les marches de saint-Roch. À sa place il met un type anodin fils de Laetitia, encore un autre élève à Brienne et ainsi de suite. Le coup d'État du dix-huit brumaire ? C'est simple: l'armée prend le pouvoir. Qu'est-ce que "l'armée", demandez-vous ? Eh bien c'est le militaire qui s'empare des pouvoirs civils, voilà tout. L'armée désigne un empereur bien sûr, puis elle se lance dans des guerres de conquête et finit par se détruire elle-même sous le poids des résistances qu'elle suscite. La Puissance maritime, la Puissance continentale et ses vastitudes jouent leur rôle bien sûr.

La vraie difficulté est de trouver le moment précis de l'histoire où notre structuraliste peut opérer la substitution, c'est-à-dire où Napoléon ne perce pas sous Bonaparte, en somme. Voilà, Moment guette l'instant précis où il mettra fin aux jours du jeune Bonaparte, avant qu'il soit trop tard. On mesure la singularité de ce moment, puisqu'il doit être choisi tel que, si on n'intervient pas, la suite devient inéluctable. Terrible cas de conscience pour le structuraliste qui doit ruser avec l'histoire pour empêcher qu'elle sorte de son lit. Une double difficulté, puisque d'une part il faut faire rentrer dans l'ordre le personnage indélicat au moment où il s'apprête -- et parfois il n'en sait rien lui-même -- à faire l'histoire et d'autre part il ne faut pas que son entourage -- n'ergotons pas: ceux qui vivent autour de lui et le connaissent -- trouve impossible le soudain effacement du grand homme démoli. Après l'assassinat de Napoléon, Bonaparte doit continuer d'exister, ou mourir aussi bien; ce qu'il ne peut en aucune façon est changer de caractère. Bien sûr de profonds revirements sont possibles: Cincinnatus est retourné à la charrue. Mais imaginez Bonaparte du jour au lendemain renonçant à son ambition dévorante, alors même que le personnage en lequel il s'est constitué requiert l'insatisfaction permanente, l'intrépidité conquérante. Avant d'être plausible pour les historiens, Napoléon Bonaparte a dû l'être pour ceux qui l'ont rencontré et pour lui-même. Pierre Larousse dans son Grand Dictionnaire le fit mourir à Saint-Cloud le 18 brumaire.

La décision de Pierre Moment fut prise de mettre fin à ce grand homme lorsqu'il lut dans une revue de spécialistes un article consacré à la panique du pont d'Arcole. Car le général Bonaparte y fut pris de panique lorsque le tir des Autrichiens ravagea les rangs français. Il se reprit et ne fut pas le seul. D'après ce que l'on sait, un sous-officier s'était ressaisi également (4). Qu'est-ce qui pousse un officier commandant une troupe à se redresser sous le feu et à entraîner ses hommes avec lui ? Celui qui, à son côté, portait l'étendard eut sans doute un rôle aussi déterminant, mais je ne crois pas qu'il survécut longtemps. Quand on sait de quelle panique fut saisi Napoléon Bonaparte au moment du dix-huit brumaire, on ne peut que constater qu'à Arcole et devant les Cinq-cents il manqua de sang froid. Cette perte de sang froid est remarquable quand on réfléchit à ce qu'elle révèle de ce général qui soutint la contre-batterie à Toulon de façon si téméraire et qui disait: les boulets épargnent les audacieux, tout en "dépensant" ses régiments imperturbablement lors des sanglantes batailles gagnées ou perdues. Une nuit de Paris le rattrape, dit-il un jour après qu'un de ses généraux avait déploré le carnage. Il n'y a là ni paradoxe ni contradiction. Lui qui, voyant Ney charger impétueusement à la tête de la cavalerie, dit un jour: c'est trop tôt ! sans être préoccupé des morts inutiles, savait fort bien ce qu'un homme est capable ou incapable de faire dans telle circonstance. Aussi se mettait-il en évidence sur une hauteur lorsqu'il faisait avancer la garde impériale. Ce n'était pas bravade mais connaissance de ce fait certain que les hommes, se sachant sous son regard, ne penseraient pas à la mitraille mais seulement à sa satisfaction de leur tenue sous le feu. Car ses soldats étaient fiers par ses yeux à lui, non pour l'idée qui eût été en eux de ce qu'est le courage.

Ce général n'était pas un homme de coup d'État au sens de coup d'éclat: il n'était pas avantageux de sa personne, il n'inspirait pas confiance. S'est-on demandé ce que pouvait être l'idée qu'il se faisait de sa triste figure, avant d'être revêtu du manteau du sacre ? Le capitaine Bonaparte élimé et affamé ne valait pas un clou à ses propres yeux. La pensée de ce que sa mère attendait de lui pour nourrir la faille le soutenait et l'impatientait. Quelle place accordait-il, dans ses projets, à sa sensibilité ? On peut supposer qu'il en faisait abstraction parce qu'elle n'était qu'une gêne, comme ses habits étriqués et son estomac vide. Aussi sa vie d'officier obscur ne valait-elle pas grand chose, ni au quotidien ni comme souvenir sentimental, et il en allait tout autant pour lui de la vie des hommes obscurs. Pierre Moment a lu Taine, il sait que son jugement est faux mais non pas les témoignages qu'il invoque: Bonaparte n'a pas de croyance ni politique ni sociale; dès le 9 thermidor il condamne Robespierre quand il avait été le conseiller de Robespierre le jeune. Il va frapper à la porte de Barras "le plus effronté des pourris" (5) pour trouver un protecteur. Le 12 vendémiaire, voyant les préparatifs des sectionnaires, il dit à Junot que, s'ils le lui demandaient, il se mettrait à leur tête et chasserait les misérables conventionnels. Cinq heures après il est convoqué par Barras et il prend "trois minutes" pour réfléchir avant d'aller mitrailler les Parisiens. C'était un homme -- écrit de lui Mme de Staël -- ni respectable ni féroce, ni bon, ni violent, ni doux, ni cruel, qui ne pouvait ressentir ni faire éprouver de la sympathie. Un homme intimidant qui regardait une créature humaine comme un fait ou une chose: "il ne hait pas plus qu'il n'aime, il n'y a que lui pour lui; tout le reste des créatures sont des chiffres" (6). Cet homme, écrit Mme de Staël, méprisait tout, même sa propre gloire, car tout était chez lui moyen ou but et il n'y avait nulle place pour l'involontaire. Selon le témoignage d'Augereau, général et "soudard héroïque et grossier" selon Taine, Bonaparte fait peur. Le général Vandamme avoua au maréchal d'Ornano qu'il était fasciné au point de trembler à sa vue (7). Taine est persuadé que les Bonaparte descendaient positivement des Malatesta de Rimini, des Sforza de Milan et il relève l'incroyable sens de leur grandeur et l'opiniâtreté des frères et soeurs de Napoléon à conserver les "États viagers" qui leur sont échus. Mais au fait son frère Lucien, qui signait Brutus Buonaparte en 1793, n'était-il pas, alors âgé de 24 ans, président du conseil des Cinq-Cents depuis le 1er brumaire ? Comment en était-il arrivé là ? On sait bien que sans lui Napoléon eut échoué, et c'est le seul des Bonaparte qui fut exclu des trônes et des grandeurs, quand son intelligence et son énergie eussent pu faire de lui un grand homme d'État. Il tenta de sauver la couronne impériale après Waterloo (8). Il eût aussi bien fait l'affaire.

Dès lors, pourquoi ne pas supprimer Napoléon ? Barras avait pris contact avec d'autres généraux; Hoche lecteur de Rousseau était trop sincèrement républicain pour se prêter à ce qui, dans l'esprit de ce directeur, ne devait être qu'un pronunciamiento. Hoche en 1797, alors commandant l'armée de Sambre-et-Meuse, avait projeté de fonder une République cisrhénane qui eût constitué le berceau d'une révolution en pays allemand. Il mourut bientôt, fut-il empoisonné ? laissant la place libre. Après lui venait, dans l'ordre de la gloire militaire, l'ambitieux Napoléon Bonaparte. Mais il n'était pas le seul. Bernadotte l'intrigant, ambassadeur à Vienne où il rencontre Beethoven en 1798, ministre de la guerre en 1799 -- voulut-il vraiment, devenu roi, prendre la place de l'empereur en 1814 ? et Kléber, qui refusait de commander une armée (9), s'étaient illustrés aussi. Laisser Bonaparte mitrailler les royalistes à Saint-Roch; le vouer à l'exécration des uns et aux lieux communs des autres (on trouve toujours un militaire pour obéir à n'importe quel ordre) et le doter ainsi d'un statut pour l'histoire: général opportuniste, à l'opposé du grand Hoche ou de l'héroïque Marceau -- celui qui écrivit à sa soeur: "Ne me parle pas de mes lauriers; ils sont trempés de sang humain" (10), s'est illustré dans la répression (à triompher sans gloire on vainc sans péril), a été balayé ensuite par le flot nivellateur. Ce ne serait pas mal après tout que ce général meure après cet épisode. On pourrait dire que s'il eût vécu il eût peut-être égalé, surpassé les plus grands: Hoche, Marceau et son ami Kléber, les mêmes en somme que sa carrière a fait oublier. Et lui mort, que seraient devenus Lannes, Ney, Desaix, Masséna ? Pour le courage inégalables, comme dit Homère de Diomède bon pour le cri de guerre ou d'Ajax à nul autre pareil dans le combat. Mais Lannes et Desaix moururent pour Bonaparte et avec lui en quelque sorte; Masséna jacobin et prévaricateur, conquérant du royaume de Naples, était déjà glorieux et Ney eût sans doute suffi à sa propre renommée. L'empereur mit en disgrâce Masséna, remplacé par l'inepte Marmont, celui qui capitula à Paris en 1814 sous l'influence de Talleyrand -- "de la merde dans un bas de soie" lui dit l'empereur, découvrant sa trahison en 1809 - et des banquiers parisiens; il ne distingua plus que des courtisans ou des administrateurs: Murat le sabreur devenu roi grotesque; Davout -- le patriote exalté protégé de Desaix réduit à intercepter le courrier de ses collègues -- écarté des commandements au profit de Grouchy et de Ney - qu'il défendit pourtant lors de son procès; Soult le désastreux qui supplante Berthier, technicien efficace mais timoré, comme chef d'état-major; Gouvion Saint-Cyr devenu ministre de la guerre sous la restauration, des maréchaux bien peu entreprenants qui se détestaient tous et que Jourdan, maréchal sans commandement, essaya en vain de concilier.

Barras avait magistralement mis fin aux "menées crypto-royalistes des Pichegru et des Carnot" par le coup d'état de Fructidor (11). Sieyès, disciple de Locke et lecteur d'Adam Smith (12), voyait la société politique comme un "être de raison" sans rien de spontané, une construction à opérer pour répondre aux "nécessité de l'évolution économique", la source de toute vraie liberté par la libération hors du besoin. Ainsi notait-il: "La raison, ou du moins l'expérience dit encore à l'homme: tu réussiras d'autant mieux dans tes occupations que tu sauras les borner. En portant toutes les facultés de ton esprit sur une partie seulement des travaux utiles tu obtiendras un plus grand produit avec moindres pertes et moindres frais. De là vient la séparation des travaux, effet et cause de l'accroissement des richesses et du perfectionnement de l'industrie humaine. Cette matière est parfaitement développée dans l'ouvrage du Dr Smith." Il avait pris contact, à la recherche de "l'artiste social" capable d'adapter la société politique, avec Bonaparte pour mettre en place un pouvoir fort et Bonaparte avait laissé espérer à Barras une place de premier plan dans le gouvernement à venir: "Quand Barras aura mangé sa fortune, nous l'achéterons", avait dit Bonaparte. Il y a des hommes à acheter comme il y en a à vendre. Le même Sieyès fit de ce général d'occasion le premier consul. Carnot, devenu au fil du temps le chef de file de la "droite", avait fait poursuivre et condamner Babeuf, puis il s'était opposé à la montée de Napoléon Bonaparte en s'efforçant de l'encadrer par des ordres concernant la mise en coupe réglée de l'Italie. Bonaparte lui pardonna et le rappela de sa disgrâce, il en fit un subalterne (13).

Et si le coup de brumaire avait échoué ? Bonaparte passé par les armes pour trahison ? Pierre Moment résiste à cette idée qui le choque; c'est trop. À la fois trop facile, indigne d'un historien, et trop désobligeant, un outrage à la mémoire du grand empereur. On mesure par là les exigences qui limitent les audaces que les historiens prennent lorsqu'ils écrivent l'histoire: ce que tant de prédécesseurs ont écrit d'un si grand homme ne peut être sans inconvenance jeté dans l'oubli avec une telle désinvolture. Les historiens ont le sens de la nuance. Napoléon comme défi opposé aux thèses structuralistes, c'est une chose, comme exemple pour les générations futures une autre. Le faire disparaître soit, mais non le rendre odieux ou ridicule. Ne pas oublier le redressement de la France après les désordres révolutionnaires, l'État moderne fondé, la place faite aux élites dirigeantes, le rayonnement de la France en Europe. Comment s'en débarrasser sans perdre son héritage ? Ce n'est pas avec le seul Barras qu'on le remplacerait, même en ajoutant Lebrun et Cambacérès.

À cette évidence Pierre Moment ne sut d'abord que répondre, puis il s'avisa que Bonaparte était utilisable. Il s'en réfère au jugement de Roederer (14) qui voit chaque jour Napoléon Bonaparte au Conseil d'État et se trouve stupéfait de ses immenses capacités à analyser les questions: cela est-il juste ? Cela est-il utile ? Puis à interroger "les grandes autorités, le temps, l'expérience". Cet homme peut passer dix-huit heures d'affilée à un même travail ou à des travaux divers: "Je n'ai jamais vu son esprit las. Je n'ai jamais vu son esprit sans ressort... Je ne l'ai jamais vu distrait d'une affaire par une autre... Les nouvelles heureuses ou malheureuses d'Égypte ne sont jamais venues le distraire du code civil". Napoléon a contribué à ce portrait; il dit dans le Mémorial de Sainte-Hélène "Les divers objets et les diverses affaires étaient casées dans [ma] tête comme dans une armoire. Quand je veux interrompre une affaire, je ferme son tiroir et j'ouvre celui d'une autre. Elles ne se mêlent point l'une avec l'autre et jamais ne me gênent ni ne me fatiguent. Veux-je dormir ? Je ferme tous les tiroirs et me voilà au sommeil. (15)" Voilà, se dit Moment, toute la différence qui importe; d'un côté l'homme effréné qui se jette au-devant de son destin, mû par l'avidité des conquérants et hors de tout contrôle dès qu'il a saisi le faîte du pouvoir; de l'autre l'efficace organisateur à qui le pays peut demander qu'il le fasse profiter du bienfait de ses qualités. Ce chercheur est plus près qu'il le croit de succomber au mal de son temps -- son propre temps: la recherche de l'absolu positif. La ressource ultime des "capacités", la science de la "politique publique" ou "théorie de la gouvernance", ce que résume Mollien (16) dans ses Mémoires: "Il est à la tête de tout: il gouverne, il administre, il négocie, il donne chaque jour au travail dix-huit heures de la tête la plus nette et la mieux organisée; il a plus gouverné en trois ans que les rois en cent ans". Mais aussi, que veut dire ce "pays" qui réclame ? Qui donc réclame d'être à ce point gouverné et en quelle sens ? Devenu empereur, Napoléon n'a-t-il pas soutenu que c'était la grandeur de la France, à laquelle il était désormais pleinement identifié, qui décidait de chacun de ses actes ? Il ne s'illusionnait pas dans la mesure où, en effet, ses actes répondaient de ses ambitions et celles-ci forçaient les autres à se soumettre à ses injonctions. Une question s'imposa alors à Pierre Moment: ce qu'on est convenu de nommer "l'oeuvre napoléonienne" est-elle redevable de la puissance créatrice de cet homme en tant qu'appliquée à une volonté de changer l'ordre du monde, volonté toute intellectuelle tendue vers un résultat anticipé, ou bien résulte-t-elle des embarras et des obstacles mis respectivement par le défaut d'organisation et les adversaires de la subite grandeur atteinte par cet homme ? Autrement dit Napoléon a-t-il voulu mettre en place la structure étatique et administrative qu'il avait projetée comme la plus efficace et, partant, la plus souhaitable, ou bien n'a-t-il procédé à la mise en place de telles structures que contraint et forcé par les circonstances ?

C'est trop de généralité, se dit Pierre Moment (et il eut là un trait de génie, à son niveau j'entends): cet homme eut bien le temps, lorsqu'il piétinait dans les antichambres, de réfléchir aux changements souhaitables; d'un autre côté il fut bien content de trouver tout prêts des instruments à son service. Ainsi ne changea-t-il rien ou presque à l'artillerie de Gribeauval, qui lui fut un tel élément de supériorité; ainsi à l'inverse ne fit-il rien pour le long terme en matière d'innovations, ainsi ne voulut-il entendre parler ni de Fulton et son torpilleur submersible ni de Cugnot et son tracteur d'artillerie. Bonaparte déjà ne raisonnait que d'après les exemples du passé: la traversée des Alpes par Hannibal, les canons remplaçant les éléphants; la conquête de l'Égypte d'après le modèle de César et d'Alexandre. D'Égypte puis de Russie il rêva de renouveler l'exploit d'Alexandre: arriver au Gange (17). Et c'est avec des armées orientales "grossies de tous les mécontents" qu'il songe s'emparer de Constantinople. Sa vie fut une roman -- il le dit à Roederer dès 1800 -- mais dont il était l'auteur, aussi ressaisit-il à son usage tous les signes alors signifiants. Comme il sut s'approprier tout ce qu'il trouva en parvenant au pouvoir, qu'à vrai dire on lui avait livré. L'organisation militaire de Carnot, la pompe romaine, aigles et costumes, le mythe des grands hommes qui ont bien mérité de la patrie. Sa frénésie de faire rois et reines ses frères et soeurs écarta toute solution pérenne à la "question européenne" telle qu'elle se posait alors. Tout au plus esquissa-t-il une politique dynastique en épousant Marie-Thérèse d'Autriche, et cela ne suffit pas à contredire le sort des armes dont il dépendit entièrement. Or si la guerre est un art simple tout d'exécution, elle est aussi une épreuve de vérité dont les tenants et aboutissants échappent à celui qui s'y livre, et il s'y livra sans réserve.

Ce Bonaparte rêva-t-il d'être Jules César qui aurait réussi ? Du divin chauve le petit tondu n'avait ni la fortune héritée ni la grandeur facile -- rappelons-nous l'apologie par Marc Antoine de César assassiné. Son héritage tenait tout entier dans l'oeuvre de la Révolution, aussi lui fallait-il la faire oublier. Établir un code de la propriété afin de couper court à tout débat sur l'origine des fortunes frauduleusement acquises -- faire disparaître des mémoires l'assignat et le mandat territorial, ces instruments de la dépossession publique au profit des intrigants et agioteurs, c'était un préalable à la reconnaissance acquise des honnêtes gens. Mais, dira-t-on, fonder l'État sur les propriétaires fut une idée remarquablement conforme à l'esprit du temps: la société d'ordres avait vécu, la société que des exaltés avaient prétendu fonder sur la nation avait déjà été marquée des crimes que l'on qualifiera plus tard de totalitaires, telle la Loi du maximum ou les Biens nationaux. La nation selon Sieyès et ses amis -- n'y adjoindrait-on pas Mirabeau ? -- est un corps vivant, en progrès; c'est aussi l'Assemblée nationale. La nation des "libéraux" est principe de fonctionnement, elle se déverse par la séparation entre pouvoir constituant et pouvoir constitué dans le gouvernement. La Nation naturelle détentrice de la souveraineté est priée de s'en tenir aux principes; elle se confie aux corps constitués et vaque à ses travaux d'intérets particuliers en vue de la prospérité commune mais non pas collective. Ici Pierre Moment verse une larme de reconnaissance à ses pairs Droitier et Résédamontagne.

Par chance, ou fut-ce l'intervention de l'esprit en marche, cette période lourde de menaces fut arrêtée à temps avec l'élimination de Robespierre. Le spectre hideux (a-t-on idée de spectres qui ne soient pas hideux ?) de l'égalitarisme grossier fut chassé (18) et les honnêtes gens rassurés. L'épisode du cours forcé de l'assignat (avril 1793), du premier maximum des grains et des farines (4 mai 1793) et de l'emprunt forcé d'un milliard sur les riches (20 mai 1793), du décret sur le partage des biens communaux (10 juin 1793), de l'abolition définitive sans indemnité des droits féodaux (17 juillet 1793) et du décret portant peine de mort contre les accapareurs (26 juillet 1793) précède l'entrée de Robespierre au Comité de salut public. De là suivent le décret instituant le Grand livre de la Dette publique (24 août 1793) puis l'établissement du maximum général des prix et des salaires (29 septembre 1793). Sur un autre plan mais non pas différement est aboli l'esclavage dans les colonies françaises (4 février 1794) tandis que Saint-Just fait décréter "l'indemnisation des patriotes indigents" avec les biens des suspects, mis sous séquestre (3 mars 1794) et que Barère donne son rapport sur l'extinction de la mendicité (6 mars). Le 11 mai 1794 est institué par décret le "Grand livre de la Bienfaisance nationale". Le courant s'inverse; dès le 23 juillet est décidée la baisse autoritaire des salaires. On est au 5 thermidor. Le 24 décembre 1794 est aboli le maximum: voici le retour de la "liberté économique" et après germinal, c'est le dernier soulèvement dit populaire, celui de prairial an III (22 mai 1795) qui est écrasé par la "répression antiterroriste". Le Directoire remplace la Convention, cette assemblée qui continuait à fonctionner après Thermidor. Dans le mois qui suit, l'échelle mobile de dépréciation de l'assignat est mise en place. Les salariés reçoivent des assignats au pair et doivent les faire accepter des marchands, des propriétaires et des créanciers au cours. La pauvreté s'installe en même temps que la fermeture des ateliers et manufactures d'État jette au chômage les "étourdis" qui n'ont pas vu venir le changement des temps. Il faut dire que le remplacement des assignats par les mandats territoriaux, dont la dépréciation sera plus rapide encore puisque son cours forcé est aboli dès le 17 juillet 1796 -- les créanciers ne sont plus tenus de le prendre au pair, se fait pendant que Bonaparte remporte en Italie les victoires de Montenotte, Millesimo, Dego, Mondovi, puis Lodi et Bassano. C'est alors que Babeuf passe de l'écriture du passionné Tribun du peuple à la tentative de la Conjuration pour l'égalité. Poursuivi avec acharnement par Carnot, Babeuf est condamné à mort le 26 mai 1797 et le 30 septembre est proclamée la banqueroute des deux tiers par laquelle l'État se bébarrasse de ses créanciers. Mais le traité de Campoformio entre la France et l'Autriche survient juste après, et les marchandises anglaises saisies sur des navires neutres sont déclarées "de bonne prise".

La continuation de la guerre au-delà des frontières changée en guerre de conquête assura ce surplus sans lequel il n'est pas de gains à distribuer qui ne soient des prélèvements sur une partie des sociétaires. Bonaparte ne mena-t-il pas son armée vers "les plaines les plus riches du monde" ? Bien avant qu'il eut percé la mise sur le marché de tout ce qui avait valeur patrimoniale avait été faite; Tocqueville cite un témoin, Meister (19), qui parle de ce déballage général. Napoléon de ce point de vue -- et il est fondamental -- fut bien le dépositaire du "système de la propriété privée" et du partage successoral ainsi que de la présomption de paternité, ces piliers de la société bourgeoise; il ne fut pas le promoteur d'un ordre social nouveau issu de son cerveau. Il le procmama le 25 décembre 1799: "La Révolution est finie; elle en reste aux principes qui en ont marqué le commencement." (20)

Un point indiscutable en faveur du structuralisme, songea Pierre moment, qui pensait à Jaurès écrivant "La bourgeoisie française avait pris conscience de sa force, de sa richesse, de son droit, de ses chances presque indéfinies de développement". Il pensait aux travaux de Simiand sur la baisse des salaires réels dans la seconde moitié de ce XVIIIe siècle. Il lui revint alors à l'esprit l'écrit de Benjamin Constant -- ce disciple de Sieyès - intitulé "l'esprit d'usurpation et de conquête": là était le coeur du problème. Dans ce texte remarquable, Constant s'interroge sur la résistance à la tyrannie -- la tyrannie napoléonienne bien sûr. Il découvre que la tyrannie n'a plus aucune chance de persister dans la socialité des Modernes. Et pourquoi ? Pas du fait de l'esprit de résistance à l'oppression, qui, précisément a disparu. Tout au contraire, ce qui fait obstacle à la tyrannie et ruine l'esprit de conquête, c'est la mobilité des capitaux. Il faut lire ce grand auteur pour prendre toute la mesure de cette découverte, qui est celle d'une terre nouvelle: on n'opprime pas les capitaux. Le tyran verra simplement les richesses partir, prendre place en des lieux de sûreté où les propriétaires sont assurés de la tranquillité politique. Voilà qui peut réconcilier l'idée de structure et l'esprit aventureux de l'ogre Napoléon: celui-ci fut la cause de l'extrême prudence des possesseurs de capitaux en France; il fut aussi la cause de cette recherche de sécurité auprès de l'État tutélaire: sécurité pour les propriétaires et narcotique populaire (21). En retour il délimita les contours de ce "capitalisme" poltron à l'abri du blocus continental. Voilà: un façonneur de destin national qui, après tout, à travers son vertigineux parcours de conquérant, laissa se mettre au point un moteur à l'abri des emballements, davantage fondé sur l'équilibre que sur une dynamique aussi dangereuse que celle qui l'emporta chez les Anglais, l'esprit d'innovation, de compétition ravageuse pour les habitudes et de gain effréné pour les plus avisés ou les plus joueurs (22).

Qu'a fait Napoléon, que les conséquences de la Révolution n'eussent pas accompli, se demanda alors Pierre moment ? Le Rhin français, sillonant la Lotharingie annexée; la république italienne élisant Bonaparte son vainqueur ? L'idée monarchique restaurée en sa personne dynastique ? Le brassage des hommes dans la Grande Armée ? Une idée européenne mais sous tutelle ? Qui croirait que cet homme eût vraiment médité d'envahir l'Angleterre, ce dont il était incapable, tandis que l'écrasement de la coalition austro-russe à Austerlitz mit d'évidence dans son esprit l'idée de l'Empire d'occident ? Dès lors la distribution des républiques soeurs: l'italienne, la batave changées en royaumes ainsi que la bavaroise, la wurtembourgeoise arrachées au saint-Empire déchu, le grand-duché de Berg en rhénanie donné à Murat. Après la mort de Pitt en angleterre, des pourparlers eussent pu réussir sans l'obstination de l'empereur a chasser partout les Bourbons. Après que les Anglais ont anéanti la flotte danoise en bombardant Copenhague, la Ligue des neutres mise en place par le tsar Paul 1er (Prusse, Suède, Danemark) éclate et le secrétaire au Foreigne Office Hawkesbury est résolu à négocier: la paix d'Amiens en résulte. Peu après le plébiscite accorde le Consulat à vie par 3.568.000 oui contre 8.000 non.

La chute irrésistible de la Prusse, gardienne de l'idée allemande, après Iéna et Auerstädt où s'illustrèrent Lannes "le Roland de la grande armée" horrifié par les guerres qu'il devait faire contre des peuples, Soult "premier manoeuvrier de l'Europe", son ennemi Ney l'impétueux qui s'empare de Mageburg et de 15.000 hommes, Augereau le tenace, Davout le vrai vainqueur d'Auerstädt, Murat qui capture toute l'armée du général prince von Hohenlohe et Bernadotte qui écrase les troupes du prince de Würtemberg, alors grands capitaines, mit en évidence que la vieille Europe des monarques n'était plus un principe d'ordre -- en supposant qu'elle l'eût jamais été: le roi de Prusse ne s'était pas joint à la coalition austro-russe; le Hanovre anglais était occupé par la Prusse et Napoléon était disposé à le restituer aux Anglais. Le roi Fréderic-Guillaume III adressa un impudent ultimatum aux Français, avisés d'avoir à se retirer de la rive droite du Rhin sous peine "d'être chassés à coups de bâton". la Prusse le paya d'un tribut de 160 millions. Pierre Moment eut une pensée pour les Cent jours, exaltation de "la France qui gagne" (23). Tandis que s'effondrait la vieille Prusse Hegel expédiait à son éditeur La Phénoménologie de l'esprit et déclarait "J'ai vu l'Empereur -- cette âme du monde -- sortir de la ville pour aller en reconnaissance". C'est la fin de l'histoire, pense-t-il et Fichte de Weimar entendait le fracas des canons, prélude au Discours à la nation allemande.

Quoi ! sursauta Pierre moment, ce point culminant, la fin de l'histoire ! Et cela aurait pu ne pas être ! Mais aussitôt l'arrêta cette idée: ces hommes-là, Ney, Davout, Bernadotte et les autres, s'ils n'eussent trouvé un principe de gloire qui les emporte hors de la sphère des intérêts particuliers, que fussent-ils devenus ? Auraient-ils consacré leur énergie, leur talent, leur supériorité à investir ? Mettre en place des affaires, expédier au loin des marchandises, transformer du travail disponible en produits, valoriser des capitaux prêtés ou avancés sur leur fortune ? Cette idée évoqua la circulation des élites (24): les résidus -- les constantes manifestées dans les actions humaines et les dérivations -- les justifications que les hommes se donnent de leurs actes, et leur aboutissement dans l'équilibre social. Lions et renards parmi ceux qui dirigent, disait Machiavel; aristocraties guerrières et ploutocratiques se renversent l'une l'autre. Voilà, songea Pierre Moment, qui a été compris par Schumpeter, qui parle des hiérarchies concurrentes de valeurs: tel qui se hissait au sommet de la hiérarchie des armes et de la bravoure, tel autre qui se trouvait aspiré dans la hiérarchie de la richesse et de la réussite en affaires (25). Ainsi la "classe supérieure" se régénère-t-elle en absorbant les candidats à l'élite. Et par là elle se transforme, violemment ou organiquement selon son degré d'ouverture: la société de l'Empire ne fut-elle pas une société ouverte, se demande alors Pierre Moment.

Le coup de grâce lui est asséné par la relecture qu'il fait imprudemment de Taine: "Depuis trois siècles, nous perdons de plus en plus la vue pleine et directe des choses; sous la contrainte de l'éducation casanière, multiple et prolongée, nous étudions, au lieu des objets, leurs signes; au lieu du terrain, la carte; au lieu des animaux qui luttent pour vivre, des nomenclatures, des classifications, et, au mieux, des spécimens morts de muséum; au lieu des hommes sentants et agissants, des statistiques, des codes, de l'histoire, de la littérature, de la philosophie, bref des mots imprimés, et, chose pire, des mots abstraits, lesquels, de siècle en siècle, deviennent plus abstraits, partant plus éloignés de l'expérience, plus difficiles à bien comprendre, moins maniables et plus décevants, surtout en matière humaine et sociale. (26)"

C'est ainsi que par Moment advint l'idée qu'à un esprit sur cent peut-être -- les autres ne voyant que les mots -- il faut "par delà l'enseignement des livres, dix ans, quinze ans d'observation et de réflexion, pour repenser les phrases dont ils ont peuplé leur mémoire, pour se les traduire, pour en préciser et en vérifier le sens, pour mettre dans le mot, plus ou moins indéterminé et creux, la plénitude et la netteté d'une impression personnelle." Société, État, gouvernement, souveraineté, droit, liberté, "quelle progéniture ces simulacres métaphysiques ont enfantée, combien d'avortons non viables et grotesques, combien de chimères monstrueuses et malfaisantes" ! Et, conclut Taine, "il n'y a pas de place pour ces chimères dans l'esprit de Bonaparte". On connaît son dégoût de l'idéologie: voici l'homme vrai, l'homme pratique ! Déclarons caduque la métaphysique; les hommes tels quels et la réussite seul arbitre. Vive Napoléon, vive la propreté des idées nettes ! vivent les sciences de la pratique ! à bas la recherche du bonheur, à bas la question de l'infini, du bien et du vrai posée aux hommes par l'humain en eux ! Vive le pouvoir des capacités et l'idée adéquate à son objet que seuls maîtrisent les techniciens supérieurs du pouvoir et les ingénieurs politiques (27) ! vive l'institution qui leur donne corps et âme ! Ainsi est assuré le règne de "l'individu actuel et total", le dernier mot, la dernière nouvelle de l'homme.
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Notes

1) Du moins l'ai-je entendu dire, car j'ignore ce que veut dire cette expression. Je crois savoir une époque où des gens bien intentionnés voulurent quantifier les crimes du capitalisme: on s'est foutu d'eux, François Furet a écrit Penser la Révolution française et plus personne n'ose en parler. Il n'est même pas autorisé de critiquer François Furet (J'en ai eu la preuve encore le 1er janvier 2009 en écoutant France-Culture dans l'après-midi. Comme j'ai éteint, je ne peux en dire plus. On me reprochera ce défaut de méthode, mais j'ai du mal à écouter un type exprimant l'autorité qui accable un malheureux auteur qui a cru malin de s'attaquer au Napoléon de la pensée EHESS.)

2) Je reprends une formule de J. L. Chiss et Ch. Puech, "Structuralisme" in Encyclopaedia universalis, Paris 2002 XXI p. 694.

3) On lit cela chez Raymond Boudon notamment. On lira À quoi sert la notion de structure ?, 1968.

4) Lors de l'épisode de Toulon, où Bonaparte parvint à faire taire l'artillerie anglaise en installant une contre-batterie sous le feu anglais, un sergent lui vint en aide. Tous deux, semble-t-il, rédigèrent l'écriteau où fut écrit "batterie des hommes sans peur". Ce sergent devint maréchal de France. Junot je crois. Il y a aussi le brave sergent Lefebvre.

5) C'est Hippolyte Taine qui l'écrit in Les origines de la France contemporaine, IX, Le régime moderne, t. 1er, Paris Hachette 1904 p. 18. Le portrait de Bonaparte par Taine provient des pages qui suivent. Pour l'affaire de vendémiaire Taine se réfère à Ségur I, 162.

6) Mme de Staël est citée par Taine op. cit. p. 21-22.

7) Taine op. cit. p. 25n rapporte ce témoignage d'après Du Casse, Le général Vandamme, II, 385.

8) Lucien, après que Rome a été annexé à l'empire en 1810, veut partir en Amérique; il est capturé par les Anglais.

9) Bonaparte a dit de lui: "Kléber était d'habitude un endormi; mais dans l'occasion et toujours au besoin, il avait le réveil du lion". Kléber fut assassiné le jour où mourut, à Marengo, son ennemi personnel Desaix.

10) C'est Jean Massin qui cite cette lettre.

11) Cette formule est de jean Massin, "Barras", Encyclopaedia universalis, Paris 2002, XXV p. 417.

12) Abbé Sieyès, Observations sur le rapport du comité de constitution, 1789, p. 34-35.

13) Au point d'en faire le ministre de la guerre entre avril et octobre 1800. Lazare Carnot, il faut le rappeler, avait seul membre du tribunat voté contre l'empire; il se mit pourtant peu après à la disposition du nouveau maître. Que sont les grands hommes de jadis devenus ? Carnot homme de science, élève de Monge, avait écrit en 1784 un Essai sur les machines en général puis en 1797 ses Réflexions sur la métaphysique du calcul infinitésimal.

14) Roederer et Chaptal, Mes souvenirs sur Napoléon, sont cités par Taine, op. cit. p. 29 sq.

15) Ce passage du Mémorial de Las Cases est cité par Taine, op. cit. p. 30.

16) Mollien est cité par Taine op. cit. p. 32. Ministre du Trésor et comte de l'empire, Mollien fut le "libérateur du Trésor" selon l'empereur, par sa création d'une comptabilité publique en partie double et la mise en place d'une caisse de service alimentée par les dépôts des receveurs généraux: clarté des comptes et solvabilité de l'État.

17) C'est Napoléon qui parle du Gange. Alexandre n'est arrivé qu'à l'Indus.

18) Là, je suis très au courant. On se reportera à mes essais La Conjuration, essai sur la conjuration pour l'égalité dite de Babeuf, Paris 1995 et L'Impatience du bonheur, apologie de Gracchus Babeuf, Paris 2001.

C'est Saint-Just qui exprima le mieux l'idéal révolutionnaire, exprimé dans les Institutions républicaines et d'abord contre la "société politique", le principe étatique, principe de domination incorporé à la société civile en guerre avec elle-même, au lieu que l'État séparé était perçu distinctement comme l'oppression: "Je n'aime point les mots nouveaux. Je ne connais que le juste et l'injuste, ces mots sont entendus par toutes les consciences. Il faut ramener toutes les définitions à la conscience, l'esprit est un sophiste qui conduit les vertus à l'échafaud. (...) La société politique n'a point comme on l'a prétendu fait cesser l'état de guerre, mais au contraire elle l'a fait naître l'état de guerre a commencé par elle en établissant entre les hommes des rapports de dépendance qu'ils ne connaissaient pas auparavant; tout ce qui respire sous la loi naturelle est indépendant de son espèce et vit en société dans son espèce. Tout ce qui respire a sous une loi politique ou une loi de force contre ce qui n'est point la société ou ce qui n'est point son espèce. (...) On voit que les hommes se traitant eux-mêmes en ennemis ont tourné contre leur indépendance sociale, la force qui n'était propre qu'à leur indépendance extérieure et collective, que cette force, par le contrat social, est devenue une arme à une portion du peuple pour opprimer le peuple entier sous prétexte de le défendre contre ses membres et contre des ennemis étrangers contre lui-même. (...)" Pour empêcher cette séparation meurtrière, Robespierre se chargea du crime de la tyrannie au nom d'une idée, l'élimination du politique. Babeuf dans le Journal de la liberté de la presse numéro 1, 17 fructidor an II, le mois qui suivit la mort de Robespierre, parlait des deux Robespierre, l'apôtre de la liberté et le tyran. Il avait condamné le principe de gouvernement: "Que l'on cesse d'attacher au caractère de mandataire du peuple ce prestige idolâtre, ce fanatisme esclave, cette fausse idée d'infaillibilité ou tout au moins de capacité supérieure à celle des autres citoyens. Non, mon délégué n'est pas en état de faire plus de miracles que moi; je n'ai pas eu le pouvoir, en le décorant de sa dignité, de lui infuser la sapience infinie." Robespierre avait appliqué la thèse de Saint-Just en téméraire: fonder la liberté exige qu'il ne soit pas possible de soulever les malheureux contre le nouvel ordre des choses, ce qui supposait établies les lois du "besoin et de l'affection", les seules d'après Saint-Just qui ne traitent pas les hommes en ennemis d'eux-mêmes. Dans une lettre à Bodson Babeuf réhabilita Robespierre le démocrate, puis passa à l'acte lorsque ceux qui comptent remirent en place l'État de guerre entre les "intérêts", gouvernement de la misère dont le Directoire mit à nu le principe. Voir mon Principe de misère, Paris, Le Félin, 2007.

19) Tocqueville L'Ancien Régime et la Révolution, voir La Conjuration op. cit.

20) Thermidor aboutit au Directoire, régime fangeux d'accaparement et de fraude publique. Puis le consulat et l'Empire dont M. Taine écrit: "L'édifice, où désormais les Français se meuvent, est régulier de fond en comble, par l'ensemble et par les détails, à l'extérieur comme à l'intérieur. Ses étages superposés s'ajustent l'un sur l'autre avec une symétrie exacte; ses masses opposées se font contrepoids; toutes ses lignes et toutes ses formes, toutes ses grandeurs et proportions, toutes ses poussées et résistances concourent, par leurs dépendances mutuelles, à composer une harmonie et à maintenir un équilibre." Voyons d'un peu plus près l'édification de cette harmonie: le 5 messidor an III Boissy d'Anglas, l'un des promoteurs de la constitution de l'an III, la constitution des meilleurs, "ceux qui possèdent une propriété", déclare à la Tribune: "Vous devez garantir enfin la propriété du riche (...). L'égalité civile, voilà tout ce que tout homme raisonnable peut exiger (...). L'égalité absolue est une chimère; pour qu'elle pût exister, il faudrait qu'il existât une égalité entière dans l'esprit, la vertu, la force physique, l'éducation, la fortune de tous les hommes (...) Nous avons consommé six siècles en six années: que cette expérience si coûteuse ne soit pas perdue pour nous." C'était après les soulèvements de Germinal et Prairial an III qui achevèrent la Convention.

21) Taine op. cit. p. 48 cite Bourienne, secrétaire de l'empereur: "J'éprouvais un sentiment pénible en écrivant, sous sa dictée, des paroles officielles dont chacune était une imposture. Sa réponse était toujours: Mon cher, vous êtes un nigaud, vous n'y entendez rien."

22) Autour de 1800 les innovations se multiplièrent en Angleterre, pour ne pas dire en Grande-Bretagne: l'acte d'union avec l'Irlande date de 1800. Nombre d'Écossais parmi les inventeurs. Le Factory system n'aurait jamais réussi s'il ne s'était appuyé sur le Domestic system qu'il ruina. En deux mots les manufactures s'alignèrent sur les prix pratiqués par les petits producteurs à domicile jusqu'à accumulé assez de bénéfices pour s'emparer de tous les marchés en provoquant de brusques baisses des prix rendues possibles par les gains de productivité. Ceux-ci étaient dus à la "division du travail" selon le modèle de la manufacture d'épingles d'Adam Smith, dont le mathématicien Babbage a montré que d'évidence elle n'avait de sens que comme moyen de réduire le coût du travail par la spécialisation des tâches, et non comme procédé miraculeux d'organisation du temps du producteur.

23) Dominique de Villepin, Les Cent jours, Paris 2001. On lira aussi de Jacques Baud "La guerre asymétrique", L'Art de la Guerre, édition du Rocher,2003

24) Pierre Moment ici retrouve le thème cher àVilfredo Pareto dans son Traité de sociologie générale.

25) Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie. Dans cet ouvrage magistral, c'est le déclin inéluctable du capitalisme et la recherche d'une nouvelle hiérarchie de valeurs -- la démocratie rénovée -- qui font le thème.

26) Hippolyte Taine, Les origines de la France contemporaine, IX, "Le régime moderne" t. 1er, Paris, Hachette 1904 p. 34.

27) C'est ce mot qu'emploie Taine pour décrire le talent supérieur de Napoléon (Les origines... IX, "Le régime moderne" t. 1er Hachette 1904 p. 42).

Copyright © Philippe Riviale / republique-des-lettres.fr, Paris, lundi 02 février 2009. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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