André Malraux

La République des Lettres

Amitiés littéraires : André Malraux et André Gide.

Une admiration littéraire des plus ardentes a toujours uni André Malraux à André Gide. Il lui a dédié une de ses toutes premières oeuvres et il fut Président d'honneur de l'Association des Amis d'André Gide. Nous allons essayer de préciser les grandes lignes de leur parenté esthétique, d'analyser quelques influences directes et avérées, et essentiellement de déterminer certaines affinités marquantes qui élucident la portée de leur oeuvre. Nous allons évoquer les grands noms de Maurice Barrès et de Dostoïevski. Car si différents qu'ils puissent sembler à première vue, les deux romans français les plus nietzschéens sont L'Immoraliste et La Voie Royale; Les Faux-Monnayeurs et La Condition Humaine les plus fortement marqués par Dostoïevski. Et, en définitive, à une certaine période de leur jeunesse, André Malraux et André Gide ont essayé de vivre conformément au modèle de l'esthétique égocentrique de Maurice Barrès.
On ne dispose que de peu de détails sur les relations personnelles entre Malraux et Gide. En 1933, ils essaient de mettre en place une Chaire au Collège de France en faveur d'Einstein exilé; puis au mois de janvier 1934, ils se rendent à Berlin dans le but d'obtenir la mise en liberté de Dimitrov, innocenté au procès de l'incendie du Reichstag mais gardé prisonnier par les nazis. Enfin, ils s'associent à plusieurs colloques littéraires, notamment le Congrés des Ecrivains Antifascistes de juin 1935, présidé par André Gide et dans lequel Malraux joue un rôle important.
On remarque un indéniable rapprochement dans la progression politique des deux hommes de lettres au cours des années 30. Remarquons que les sympathies communisantes d'André Malraux avaient été encouragées par son aventure en Indochine et que la conscience sociale d'André Gide est également survenue après un séjour aux Colonies. Si c'est essentiellement la compassion qui a entraîné Gide vers le communisme, dans le cas de Malraux c'est en réalité une nécessité de "compensation" pour les humiliations qu'il a subies à la suite de son emprisonnement au Cambodge. C'est André Malraux qui a le premier effectué le déplacement à Moscou. Il s'y est rendu en 1934, deux ans avant André Gide. Les détails de son séjour montrent clairement son opposition à l'égard de la politique officielle du Kremlin. Il faut présumer que le parti ne s'est pas en premier lieu soucié de Malraux -- ni de Gide -- pour ce dont il pouvait enrichir la théorie communiste, mais en tant que procédé d'exploitation publicitaire.
En observant les influences sur Gide et Malraux de ces années "communisantes", l'on distingue une distinction essentielle. Roger Martin du Gard a traité de "contresens" le marxisme d'André Gide. Selon lui, son ami s'est surtout égaré en s'enlisant dans une stérilité déplorable. En somme, Gide n'a pu trouver d'autres moyens que d'entreprendre d'effacer l'individuel et de se taire. André Malraux, au contraire, est parvenu à tirer parti de la tension qui existait entre ses sentiments communistes et sa foi essentielle en la détermination humaine, d'une part, et son angoisse de l'échec et de la mort, de l'autre. Lorsque Malraux aura abandonné la conviction marxiste, lorsque cette tension sera dissipée, il ne composera plus de romans mais se vouera à une esthétique qui s'inspire de Nietzsche et à la politique. En fait, après la guerre 1939-1945 c'est Jean-Paul Sartre qui prend la relève et qui tente de conserver cet harmonie utopique entre le collectif et l'individuel.
Il est plausible que l'amitié entre Gide et Malraux soit née peu de temps après la publication de l'article de celui-ci, Aspects d'André Gide dans la revue Action au printemps 1922. C'est un procédé pratiquement classique: le jeune écrivain passionné écrit un article apologique sur un illustre aîné qui pourrait inciter le rapprochement personnel et la protection. Cette brève observation démontre d'indéniables aptitudes de perception littéraire. Malraux reconnaît la valeur de son aîné ainsi que sa "disponibilité": "Gide ne veut pas être retenu, il veut être toujours susceptible d'aller plus loin qu'il n'est encore allé". Dans sa deuxième étude, Ménalque qui occupe trois pages du Disque Vert de Février-Mars-Avril 1923, André Malraux s'adresse directement au personnage imaginaire de Gide, qui selon lui, se différencie pourtant difficilement de son créateur. Il perçoit en Ménalque un "athée discret" dont le goût l'a empêché de se dégager de cette forme d'esprit qu'une instruction religieuse lui avait octroyée.
Ménalque est un personnage qui s'intéresse du reste moins à son influence qu'à son action: "Vous ne guidez pas: vous guidez pendant un instant (. . .) Vous n'avez montré ni des moyens d'atteindre un but, vous avez proposé une manière d'être. Ainsi, vous ne fixiez pas de limites à votre action. (. . .) Votre méthode qui diffère de celle de vos devanciers en ce qu'elle fixe, non un point d'arrivée, mais un point de départ, n'avait de valeur que si vous suggériez le désir de partir".
Mais vers la fin de son texte, Malraux s'adresse ouvertement à Gide, qui "a senti quelle séduction émanait de cette sensation de solitude volontaire, de libération de tout, ce mal du nouveau siècle qui désespère et grandit peut-être la jeunesse contemporaine". Encore faut-il remarquer que Malraux y voit moins une expression d'espoir (c'est-à-dire d'énergie nietzschéenne) que de détresse.
L'ombre de Barrès s'est largement diffusée sur la littérature française du XXe siècle. Sur un Mauriac, un Montherlant, un Bernanos ou un Drieu la Rochelle, cela va sans dire; mais également sur le Martin du Gard de Devenir !, sur le Camus de Noces, et sur le Sartre de La Nausée. Barrès est parvenu jusqu'à créer un des termes centraux du lexique existentialiste: "La vie n'a pas de sens. Je crois même que chaque jour elle devient plus absurde". Et en même temps il représentera la nécessité absolue, bien que contradictoire, de se dépasser.
En ce qui concerne Barrès, on ne peut parler de domination sur André Malraux à travers Gide. Il existe simplement une certaine concordance; André Gide a beau critiquer Maurice Barrès au moment du surprenant changement des Déracinés pour continuer à le combattre tout le reste de sa vie. Barrès n'avait que sept ans de plus que Gide mais il s'était établi précédemment dans la littérature, et il a servi à l'auteur des Nourritures Terrestres non seulement de précepteur mais aussi de modèle de vie indépendante et sensuelle.
Ce dilettantisme esthétique, animé de dandysme, cette détermination de faire de son existence une oeuvre d'art, c'est exactement le Malraux d'avant l'Indochine; de plus, on peut se demander si sa décision de se rendre là-bas ne doit pas quelque chose à l'exotisme de Barrès, s'inspirant lui de l'Espagne et de l'Italie, tout comme le Gide qui s'est orienté vers l'Afrique du Nord.
Pour Malraux comme pour Gide, c'est le premier Barrès qui importe: rien de plus "déraciné" que la majorité de ses héros: Garine, Tchen, Kyo, Clappique. Si la légendaire expression d'André Malraux "transformer en conscience une expérience aussi large que possible" peut être rapprochée à celle de Barrès "sentir le plus possible en analysant le plus possible", l'on doit placer toutes deux auprès de certaines formules d'André Gide: "assumer le plus possible d'humanité" ou son désir d'allier objet et sujet, si formel dans Les Nourritures Terrestres "que l'importance soit dans un regard non pas dans la chose regardée". Mais ces rapprochements s'accompagnent de dissemblances non moins évidentes. André Gide ne partage pas le mépris de Barrès alors que cet autre avertissement de L'Homme libre, "ne point subir !", retentit le long de la carrière d'André Malraux. L'exhortation à l'action, qui est forcément l'expression pratique d'un souhait non plus de salon, s'exprime plus fidèlement chez Malraux qui, dans ses romans politiques, dévoile l'individualisme -- esthétique et arbitraire chez Barrès, vitaliste mais non moins artificiel chez Gide -- en une réalité sociale révolutionnaire. C'est cette même ambition de l'action qui encourage Malraux à refuser l'introspection: pas de Journal, pas de Cahier. "Les journaux c'est bon pour les gens qui aiment à contempler leur passé" dira-t-il à Roger Stéphane en 1945, et il a tout construit pour vivre son destin plutôt que de le transcrire.
Malgré cela André Malraux maintient la tonalité lyrique beaucoup plus longtemps que André Gide (chez qui il semble se dissiper après Les Nourritures Terrestres). Ce ton se devine surtout dans les paysages descriptifs de La Tentation de l'Occident ou ceux qui marquent une pause dans l'action de La Condition Humaine. Malraux l'utilise même avec une certaine complaisance.
On retrouve l'exaltation dans la solitude dans les pensées de Manuel sur le commandement et les images esthétiques et historiques -- ces évocations qui situent la Guerre Civile par rapport à l'Histoire, au destin de l'Espagne -- qui rappellent la même méthode chez Barrès, dont le Delrio "tendait à tout examiner du point de vue de l'éternité". C'est que Malraux partage avec Barrès une intelligence très sensible, prête à saisir avec une rapidité particulière idées et images, et les utiliser ensuite avec habileté afin de créer des effets éblouissants. D'où leur utilisation de procédés stylistiques semblable. Malraux et Barrès agissent tous deux par descriptions, métamorphoses, éclairs fulgurants. Ce serait une erreur que de comparer ces deux écrivains (avec Gide) à des philosophes systématiques; ils prennent leur bien où ils le trouvent, et ils errent parfois sur des voies inattendues.
Nous ne pourrions guère préciser la conclusion parfaite des relations de Nietzsche avec Gide et Malraux. Dès avant son mariage André Malraux avait aussi connu son traducteur Henri Albert, en éditant en 1921 aux éditions Kra L'Annotation sentimentale de Jean de Tinan dont Albert était l'exécuteur testamentaire. Là encore, il s'agit davantage d'un rapprochement que d'une influence nette de Gide (bien que Malraux semble avoir admis l'interprétation de la folie de Nietzsche comme affirmation absolue de la volonté). Il est d'ailleurs quasiment impossible de distinguer ce qui dépend de Nietzsche plutôt que de Barrès dans la littérature française contemporaine.
André Malraux découvre en Nietzsche avant tout le philosophe de l'action. Pour se dépasser, il faut que l'individu déploie sa vigueur dans un combat qui -- dans le monde du XXe siècle -- devient presque indubitablement politique. Même dans La Voie Royale, roman peu révolutionnaire, la résolution de Perken de faire valoir son pouvoir sur les tribus du nord du Cambodge, surhomme régnant sur des sous-hommes, n'en est pas moins politique. Gide conseille le même héroïsme, mais il ne le met guère en pratique. Chez Malraux la philosophie de l'action a été au coeur non seulement de ses oeuvres, mais également de son existence même. En fait, il est parvenu à faire vivre ses pensées. Tandis que Gide ne s'est jamais totalement délivré de son passé bourgeois. Chez Malraux, hormis de rares exceptions comme Clappique, ses personnages sont tous engagés et l'engagement prohibe inévitablement la disponibilité.
Cette évolution de l'énergie nietzschéenne sur le terrain de la politique révolutionnaire, qui marque si fortement l'individualité artistique de Malraux, présume une contradiction. André Gide, en utilisant des personnages rebelles qui appartiennent à la mythologie classique ou biblique -- Prométhée, Saül, Candaule -- ne parvient guère à les détacher de l'abstraction littéraire, tandis que Malraux, en introduisant un Garine ou un Tchen dans le monde de l'apparente actualité politique est parvenu à en faire d'authentiques légendes vivantes et efficaces. L'acte gratuit fera de brèves apparitions chez Malraux: Clappique ou encore dans le suicide de Dietrich Berger. Mais une fois enrïlé, le héros malrucien n'a que faire de la gratuité. Il en est de même de la clairvoyance de Malraux, qui est elle-même "le regard sans faiblesse" du philosophe allemand, en fait une forme d'énergie différente.
Mais le suicide de Dietrich évoque également celui de Kirilov et cela nous conduit à Dostoïevski, dont le Stavroguine est le père incontestable de l'acte gratuit. Il ne s'agit plus ici d'une juxtaposition. L'influence du Russe sur André Malraux semble s'être réalisée, en partie du moins, par l'intermédiaire du livre d'André Gide, Dostoïevski (1923). Malraux semble avoir longtemps réfléchi sur cet écrit, surtout au moment de la composition de La Condition Humaine. L'alliance Dostoïevski Gide Malraux se devine également au niveau de la création de certains des personnages romanesques de ce dernier. On a rapproché le vieux Gisors de Gide lui-même, ce qui est peu certain, mais chez Clappique, tempérament autrement complexe, on distingue des particularités à la fois gidiennes et dostoïevskiennes, ces derniers évoquant l'image caractéristique donnée par Gide. L'illustre scène de Clappique au jeu doit probablement quelque chose au Joueur de Dostoïevski, et sa mythomanie aux menteurs de ce dernier, dont André Gide nous indique qu'il "sait nous faire comprendre à travers eux ce qui peut pousser le menteur à mentir".
Un acte peut s'avérer encore plus suggestif, en effet si Malraux a développé sa conception de la dignité humaine en partant de l'amertume de Nietzsche, l'autre pôle de ce même ressentiment -- l'humiliation -- avait été minutieusement examiné dans le Dostoïevski de Gide. Pour lui le contraste se situe essentiellement entre l'humiliation, négative, et la modestie, positive: "L'humilité sanctifie tandis que l'humiliation damne, avilit l'âme". "L'homme qui a été humilié cherche à humilier à son tour", voilà précisément Konig. L'humilité pourtant c'est plutôt chez Katow qu'il faut la rechercher. Dernière observation de Gide qui s'applique aussi à Malraux, dont les romans ont pu un certain temps être pris pour des reportages d'action révolutionnaire, bien qu'on admette actuellement que la politique n'y est pas gratuite, qu'elle se fonde toujours sur la métaphysique: "Dostoïevski n'observe jamais pour observer (. . .) les scènes les plus réalistes de ses romans sont aussi les plus chargées de signification psychologique ou morale; plus exactement chaque oeuvre de Dostoïevski est le produit d'une fécondation du fait par l'idée". André Malraux ne suit pas André Gide dans toutes ses interprétations de Dostoïevski; il ne partage pas par exemple sa sympathie religieuse. Lorsqu'il considère notamment l'éducation morale -- le déracinement -- d'un Tchen, ou fait parler un Guernico c'est principalement d'un point de vue extérieur, essentiellement intellectuel. Il ne possède pas non plus la manie de la confession. Et tandis que la volonté de puissance chez Dostoïevski selon André Gide, conduit généralement à l'échec -- l'intelligence étant d'essence diabolique et dangereuse --, chez André Malraux elle mène éventuellement à la défaite; mais par cette défaite même elle aboutit au destin tragique. Cette distinction est essentielle. Un autre écrit de Gide vers cette période a pu inspirer le jeune Malraux. Ne devrait-on pas distinguer dans le texte gidien assez peu connu, L'Avenir de l'Europe (1923) le germe de La Tentation de l'Occident ? La Tentation de l'Occident de Malraux est bien entendu d'une envergure toute autre mais l'analogie révèle plus qu'une simple coïncidence.
En somme Gide et Malraux si dissemblables au premier abord se révèlent, sur bien des aspects, complémentaires.

Copyright © Marie-Michèle Battesti-Venturini / La République des Lettres, lundi 18 septembre 2000

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