Catherine Berbessou

La République des Lettres

Le tango: technique corporelle alternative pour la danse contemporaine ?

Trop vite associé à une danse de salon ou à une danse folklorique, le tango a du mal à se débarrasser de ses clichés. Européen, il se danse à l'heure du thé, si possible avec raideur, entre nostalgiques du bon vieux temps; argentin, il se prostitue dans des shows aux noms évocateurs -- Tango argentino, Tango pasion -- où, à travers maintes galipettes virtuoses, on affirme la culture nationale aux yeux du monde. Rétro ou identitaire, le tango n'a pas d'avenir: il appartient au passé, exprime l'histoire d'un peuple.
Sclérosé, on fait continuellement appel à lui pour donner une couleur exotique reconnaissable entre toutes; c'est le cas de la dernière chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui, Tempus fugit. Pina Bausch y plante son décor dans Bandonéon (1980) comme on fait escale dans un port mythique.
C'est moins le tango que l'image qu'on s'en fait qui lui confère son prestige: répertorié, il vit de ce qu'il a vécu, vieillard raconteur de souvenirs sur le mode du regret. On en vient à plaquer la mélancolie de ses chansons sur sa définition: le tango se réduit à n'être plus que le chant des immigrants en mal du pays et des amoureux délaissés. C'est un peu court. Parler du passé n'oblige pas à y trouver refuge.
A le considérer dans sa technique, le tango a accompagné, sans le savoir, la naissance de la danse moderne: détente musculaire, travail sur le poids du corps, improvisation, autant d'explorations corporelles qui, si elles n'ont pas toutes été exploitées au cours de son évolution stylistique, se retrouvent théorisées en Europe et aux Etats-Unis à la même époque.
Le tango, au début du XXème siècle, se danse genoux pliés, presque assis, en se balançant. Au canyengue succède le milonguero dans les années 30: le repère au sol se déplace vers le buste de danseurs qui s'appuient l'un sur l'autre de manière à trouver un axe commun, triangulation des corps dont la base est le sol. Après la guerre, la mode est au tango de salon qui favorise un guidage élégant par les bras. La complexification des figures oblige les danseurs à trouver leur axe respectif afin d'ouvrir un espace de jeu entre leur corps. Ce tango fantaisie, qu'on pratique aujourd'hui, renoue avec l'essence populaire d'une technique qui s'aide de la terre pour asseoir l'équilibre et puiser l'énergie.
Au croisement de l'Europe et de l'Afrique, des danses de société du XIXème siècle (valses viennoises, contre-danse,...) et du candombé, le tango, par ce métissage originaire, se dégage des codifications en vigueur pour proposer son langage, un dialogue corporel entre l'homme et la femme qui, paradoxalement, ne se veut pas mondain, extérieur et démonstratif. On ne danse pas pour les autres, on danse en bal -- qu'on appelle milonga -- dans le club sportif de son quartier, en fin de semaine et les jours fériés, avec sa femme de préférence, pour rencontrer des amis, la famille.
Entente intime de corps familiers partageant quotidiennement les mêmes mouvements, sensations, sentiments, le tango participe de l'histoire sociale, de l'évolution des relations qu'entretient le couple -- l'émancipation de la femme correspondant ainsi à la prise de conscience de l'axe propre de la danseuse dans le tango fantaisie.
Déjà constitué, le tango possède son vocabulaire, un ensemble indéfini de pas et de figures (gancho, sacada, boleo...), ainsi que sa syntaxe qui articule le corps des danseurs selon les pas et les figures exécutés. Langage intraduisible, il semble impossible de le déstructurer radicalement pour l'ouvrir à d'autres horizons chorégraphiques. Son défaut est d'être tout de suite identifiable. Même dévêtu de ses attributs traditionnels -- sans musique, sans paillettes -- il fait tâche. Comment le rendre sortable dans ces conditions ?
Catherine Berbessou évite les deux écueils identitaires du tango, son folklorisme et la suffisance de son langage, en le poussant à bout, de l'intérieur. Au centre de son travail: l'exposition de l'espace des sentiments de la rencontre entre l'homme et la femme qui est exploré à travers une exploitation des ressources techniques spécifiques au tango. Le fond et la forme, matériau délibérément empruntés à la tradition, sont acceptés tels quels: Catherine Berbessou, loin de comprendre le tango, s'y inclue pour en éprouver l'originarité. Sa démarche n'est pas réflexive, mais pratique: avant de s'en inspirer, elle se met à son école.
Rien d'extraordinaire à cela si ce n'est qu'elle réussit avec son assistant Federico Rodriguez Moreno à généraliser son propos: dans ses trois dernières créations, les structures techniques ainsi que les thématiques de la trahison, de la rupture, du délaissement... qui nourrissent le répertoire poétique du tango sont exacerbés, déplacés vers leurs limites au point de révéler leur dimension universelle et naturelle. Le contrepoids, le poids à la terre, les mouvements passionnels, traités méthodiquement, à fond, acquièrent une organicité. On y voit moins des danseurs de tango qu'on ne participe à une dramatisation, mise en action des sentiments qui socialisent les hommes entre eux. Au contraire de la démonstration qui exclut par sa technicité le spectateur, sa chorégraphie retrouve les ressorts d'un langage partagé. "Chicho" Mariano Frumboli en est l'illustration: sa danse dispense une énergie qu'il puise par un usage systématique du contrepoids dans le tour; projetée autour de lui, elle entraîne, dans sa rotation, les autres corps.
Fête entre copains dans Fleur de Cactus (2002), arène dans Valser (1999), les lieux de sociabilité sont clos sur eux-mêmes, encombrés d'objets domestiques ou bouchés par des toiles tendues sur lesquels viennent se heurter les danseurs. "Je ne travaille pas dans l'abstrait; l'espace me sert à concentrer une action qui se doit d'être très déterminée; elle se passe là et pas ailleurs". La localisation du drame condamne à vivre ensemble; impossible d'être seul, de rompre; à défaut d'aimer, il faut se supporter. En compressant l'espace social de vie, la scène étale au grand jour le jeu des pulsions animé par la trop grande promiscuité de corps qui s'excitent, s'énervent d'être constamment les uns sur les autres.
Catherine Berbessou se définit par rapport aux espaces qu'elle investit: elle ne choisit pas le tango, ses scénographies, ses danseurs parce que ça lui plaît mais pour se confronter à eux. Elle en cherche les limites techniques, théâtrales, les épuisent. Les utilisent-elles pour autant ? Pour s'en servir, il faudrait qu'elle ne s'y enferme pas -- se refuse à être guidée, considère la scène plus comme un décor d'Epinal que comme un lieu de vie, n'entretienne aucune relation avec le milieu du tango --, ce qui n'est pas le cas.
Oeuvre in situ, le tango, à contre-courant de l'usage touristique qu'on en fait, est vécu ici et maintenant: stylisation dansée du drame de la vie quotidienne, il s'affirme comme une des langues chorégraphiques vivantes. Pas besoin de le déconstruire pour le rendre moderne ou d'en prendre des aspects pour les intégrer à du contemporain comme le fait la compagnie canadienne La la la human steps avec le rock acrobatique.
Le mérite de Catherine Berbessou est de parier sur son irréductibilité. Juger qu'elle n'apporte rien de nouveau, c'est ignorer sa décision de prendre en charge le tango intégralement, moins pour le manipuler que pour le restituer dans son essence. En le transmettant, elle crée à contre-courant des habitudes occidentales, part d'une marge géographique pour la placer au centre, révèle, contre les idées reçues, qu'il y a plusieurs histoires contemporaines de la danse.

Copyright © Alexandre Wong / La République des Lettres, lundi 14 février 2005

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