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La République des Lettres

Biographie Blaise Pascal

Jean Mesnard
Pascal, Vie et oeuvre de Blaise Pascal

La République des Lettres
ISBN 978-2-8249-0098-8
Livre numérique (format ePub)
Prix : 5 euros
Disponible chez • AmazoniTunes

Blaise Pascal

Blaise Pascal

Vie et Oeuvre

Blaise Pascal, né à Clairmont-en-Auvergne (aujourd'hui Clermont-Ferrand) le 19 juin 1623, fut, d'une part, un savant, plus précisément un géomètre et un physicien; de l'autre, un penseur religieux dont l'oeuvre reflète une personnalité puissamment marquée par une certaine forme de l'idéal chrétien. Science et religion régnèrent tour à tour sur sa vie, non sans que le triomphe de la science n'ait été traversé par une crise religieuse, et le triomphe de la religion par une crise scientifique.

C'est dans sa famille que Blaise puisa, dès son plus jeune âge, son goût pour les sciences. Son père, Etienne Pascal, magistrat et homme de finances, depuis 1624 président en la Cour des aides de Montferrand, appartenant donc à ce monde de la robe où les études sérieuses étaient en honneur, s'intéressait tout spécialement aux mathématiques. Quoiqu'il n'eût fait imprimer aucun ouvrage, il jouissait d'un grand crédit auprès des savants français du temps et, lors de ses voyages dans la capitale, il était reçu dans les cercles érudits. Ayant perdu sa femme en 1626, il laissa se relâcher les liens avec sa province et, en 1631, partit s'établir à Paris.

Outre le jeune Blaise, il emmenait avec lui ses deux filles, promises elles aussi à un destin exceptionnel: l'aînée, Gilberte, alors âgée de onze ans, plus tard femme de Florin Périer, conseiller à la Cour des aides d'Auvergne, et rendue célèbre par une émouvante biographie de son frère; la dernière, Jacqueline, âgée de six ans, dont la jeunesse d'enfant prodige et la courte maturité à l'ombre de Port-Royal ne peuvent être séparées de celles de Blaise.

Etienne Pascal aimait profondément ses enfants. S'étant démis de sa charge, il voulut se consacrer à leur éducation, notamment à celle de son fils. Le programme d'études établi pour celui-ci ne manquait ni d'originalité ni de bon sens: cherchant à favoriser l'assimilation parfaite des connaissances plutôt que leur acquisition rapide, il ne faisait commencer l'étude des langues qu'à l'âge de douze ans et celle des mathématiques à l'âge de seize ans. Mais Blaise avait à peine douze ans qu'il fit paraître sa passion pour la géométrie et les dons qui la justifiaient d'une manière si éclatante que le père dut bouleverser son plan. Il laissa son fils dévorer les livres d'Euclide et, bientôt, l'introduisit dans les cercles savants qu'il fréquentait.

Tout jeune, Blaise put apprécier l'importance des idées de son père affirmant, contre certains philosophes, la valeur de l'expérience; tout jeune, il put connaître le P. Mersenne, Roberval, Le Pailleur, Desargues, parler avec eux d'égal à égal, apporter ses propres productions, notamment, à l'âge de seize ans, un Essai sur les coniques témoignant d'une exceptionnelle précocité.

Parallèlement, Jacqueline, aux côtés de son père et de son frère, paraissait dans quelques salons où son talent poétique, réel bien qu'évidemment peu formé, suscitait l'émerveillement. Chez Mme Sainctot, naguère maîtresse de Voiture, les Pascal se mêlaient à une société assez libre, animée par le gai Le Pailleur, par les poètes Benserade et d'Alibray. De leur côté, les Barrillon de Morangis, ayant leurs entrées à la cour, y introduisaient la jeune poétesse. Enfants admirablement guidés, mais peut-être trop choyés, trop tôt proposés à l'admiration de leur entourage par un père vivant trop uniquement pour eux. D'où une grande aisance, une autorité souveraine dans l'expression, mais aussi une confiance en soi qui n'ira pas sans une certaine hauteur, une inaptitude totale à supporter la contradiction et le besoin de triompher avec éclat de l'adversaire. Mais, pour lors, cet orgueil naissant ne rencontrait aucun obstacle: la voix dédaigneuse de Descartes jugeant l'Essai sur les coniques était trop lointaine, et trop notoirement injuste, pour que l'attention s'y arrêtât.

En 1639, Etienne Pascal, qui s'était signalé à l'attention de Richelieu, fut envoyé à Rouen avec le titre de commissaire: il devait participer au rétablissement de l'ordre dans une province agitée par des troubles sanglants et y réformer le système de perception des impôts. Le genre de vie de la famille ne varia guère. Jacqueline se fit l'élève du grand Corneille et enleva le prix au concours des Palinods. Blaise, qui assistait son père dans une tâche exigeant d'interminables et fastidieux calculs, conçut, en 1642, le projet d'une machine d'arithmétique capable d'effectuer mécaniquement les quatre opérations. Remarquable déjà dans son dessein, l'instrument le fut aussi par sa réalisation, qui demanda de longs mois de tâtonnements en cette époque où la technique de précision était encore rudimentaire. Aussi fut-il vivement admiré, non seulement par les savants, mais par les gens du monde. Du vivant de Blaise Pascal, il resta, pour le public, son plus beau titre de gloire. L'inventeur voulut exploiter commercialement le fruit de ses travaux et obtint du chancelier Séguier un privilège destiné à le protéger des contrefacteurs. En reconnaissance, le chancelier reçut en 1645 un exemplaire de la machine, accompagné d'une Lettre dédicatoire, morceau magnifique où s'expriment naïvement et puissamment la fierté du jeune inventeur et sa joie d'avoir conquis la gloire.

Quelle place pouvait tenir la religion dans une vie aussi passionnément tournée vers la recherche du succès, aussi sensible à l'éclat des grandeurs terrestres ? Une place importante, sans doute; Etienne Pascal n'avait nullement négligé la formation religieuse de ses enfants; il leur avait donné l'habitude d'une pratique fidèle et sincère. Mais la ferveur semble avoir manqué. Une séparation complète existait entre la vie religieuse et la vie profane, celle-ci échappant au contrôle de celle-là. L'honnêteté tenait la place de la piété. L'insuffisance d'une telle attitude apparut avec évidence au jeune savant, au début de l'année 1646. Son père, qui s'était démis la cuisse en tombant sur la glace, fut soigné chez lui par deux gentilshommes normands, disciples de Guillebert, curé de Rouville, et comme lui ardents propagateurs de l'austère doctrine de Saint-Cyran. Blaise, profondément ébranlé par leur conversation et par la lecture des livres qu'ils lui confièrent, comprit vite qu'il fallait reviser les principes selon lesquels, consciemment ou non, il avait jusque-là vécu; qu'une transformation intérieure, une "conversion", un passage du monde à Dieu étaient nécessaires, et il fit partager ces vues à toute sa famille. Choc décisif dont maints témoignages montrent clairement la force. Désormais le sentiment religieux tient une place essentielle dans cette vie renouvelée.

En 1647, Pascal prend fougueusement parti contre le fameux Saint-Ange, théologien aventureux, dont une conférence, tenue à Rouen, avait soulevé du scandale. Quelques mois plus tard, rentré à Paris avec Jacqueline, il rend de fréquentes visites au monastère de Port-Royal où sa soeur éprouve le désir d'entrer comme religieuse. Des lettres de piété, adressées à Gilberte, jalonnent l'année 1648, attestant une profonde méditation des vérités de la foi et la croyance mystique à la présence de Dieu dans les choses. En octobre 1651, après la mort de son père, Blaise, dans une autre lettre, essaiera de définir l'attitude du chrétien en présence du mystère de la mort. Il semble que sa famille reconnaisse en lui un guide spirituel. Mais une conversion véritable ne devait-elle pas être sanctionnée par l'abandon des sciences, principe d'attachement au monde, source de multiples péchés d'orgueil ? Tel est assurément le grand drame de conscience qui se déroula dans l'âme de Blaise Pascal en ces années probablement tourmentées de scrupules. Mais à ces questions capitales il ne put se résoudre à donner une réponse nette. Et, différant l'heure du détachement total, il n'hésita pas à entreprendre de nouvelles recherches.

Se faisant maintenant physicien, il s'occupe dès 1646 de reproduire, en la diversifiant habilement, l'expérience fondamentale de Torricelli et de réfléchir sur les problèmes qu'elle posait: existence du vide, pesanteur de l'air. Au cours de l'année 1647, une grave maladie, effet conjugué d'une nature fragile et d'un travail excessif, fut l'occasion pour les médecins de lui conseiller quelque divertissement. Raison décisive de se laisser aller sur une pente où l'entraînait un goût invincible.

Rentré à Paris la même année, il y rencontrait Descartes, publiait le résultat des expériences de Rouen, entamait un Traité du vide où il commençait par poser les principes de la méthode expérimentale, principes qu'il sut encore définir avec une clarté souveraine au cours d'une polémique avec un jésuite aristotélicien, le P. Noël. En 1648, ayant fait réaliser par son beau-frère la célèbre expérience du Puy-de-Dôme, il put affirmer que les faits traditionnellement attribués à l'horreur du vide s'expliquaient par la "pesanteur et pression de l'air". Magnifique série de recherches que devait couronner un nouveau Traité du vide.

Cependant l'amour-propre du savant ne perdait pas ses droits. Il crut bon de riposter âprement contre un jésuite de Montferrand qui, dans une thèse, avait glissé contre lui quelques attaques aussi sottes qu'insignifiantes et qui ne méritaient pas l'honneur d'une réponse. Nous voici en 1651. Etienne Pascal meurt. Jacqueline entre à Port-Royal. Pendant trois ans nous perdons la trace de Blaise Pascal. Période mondaine. Qu'est-ce à dire ? Veut-on qu'alors il ait fréquenté la société brillante et libre, libertine même, qui peuplait les salons ? Sans doute, mais il n'y a là rien de nouveau. Il retrouve ses relations d'autrefois, Le Pailleur, d'Alibray, reparaît chez la duchesse d'Aiguillon, protectrice de son père, se lie plus étroitement avec un ami d'enfance, le jeune duc de Roannez, qui, devenu gouverneur du Poitou, l'emmène passer quelques mois dans sa province. Il fait la connaissance du chevalier de Méré, gentilhomme poitevin, grand maître d'"honnêteté", et de son correspondant parisien, le riche Damien Mitton, insouciant épicurien. Lui restait-il beaucoup à apprendre auprès d'eux ? D'ailleurs, qu'est-il pour tous ces amis, anciens ou nouveaux ? Essentiellement un savant. C'est la machine arithmétique qu'il présente chez Mme d'Aiguillon; c'est elle qu'il envoie en 1652 à la reine Christine de Suède en l'accompagnant d'une lettre qui dresse superbement la royauté sur les esprits au-dessus de la royauté sur les corps. C'est le savant qui attire le duc de Roannez, amateur de mathématiques; c'est le savant que dénigre Méré opposant aux froids raisonnements de la géométrie les finesses de l'art de plaire. Mises à part quelques affaires d'argent auxquelles il faut se garder d'attacher trop d'importance, mis à part un Discours sur les passions de l'amour qu'il paraît imprudent de lui attribuer, ce sont les sciences, qui, alors, occupent surtout Blaise Pascal.

Il achève un Traité de l'équilibre des liqueurs et un Traité du triangle arithmétique, poursuit ses recherches sur les coniques, fonde le calcul des probabilités. Les scrupules qu'avait fait naître la conversion sont-ils complètement étouffés ? Ils l'ont été sans doute, pendant plusieurs années peut-être. Mais la crise religieuse de 1646 avait laissé des marques assez profondes pour qu'ils pussent renaître à la moindre occasion. En effet, vers la fin de 1653, Blaise ressentit un trouble intérieur dont seule Jacqueline reçut la confidence. Un lent travail secret s'accomplit en lui. Mais un changement de vie, à la face du monde, exigeait un terrible effort sur soi-même. Il fallut un an pour que les résistances finissent par s'effondrer, dans la nuit du 23 novembre 1654, où deux heures de ravissement se terminèrent par une acceptation joyeuse: "Oubli du monde et de tout, hormis Dieu". Renoncement à tous les biens qui peuvent combler une vie honnête, mais médiocre, au mariage, aux charges, aux honneurs, et, avant tout, aux sciences. La conversion, ébauchée en 1646, est désormais achevée. La religion domine une vie en grande partie consacrée à la prière, à la méditation de la Bible, à l'assistance aux offices. De fréquentes visites au directeur, M. Singlin, et à Jacqueline; des relations assidues avec Arnauld et Nicole, guides dans la lecture des Pères de l'Église et dans l'approfondissement de la théologie janséniste. De temps à autre, une retraite à Port-Royal des Champs où l'on peut s'entretenir avec le sévère M. de Saci sur Épictète et Montaigne, mais aussi, d'un ton moins grave, avec Arnauld d'Andilly et le duc de Luynes, solitaires qui gardent toujours un pied dans le monde.

Blaise Pascal, qui vit habituellement dans une petite maison près du Luxembourg, n'a nullement abandonné ses anciens amis, sauf ceux qu'il voyait uniquement pour des motifs scientifiques. Au contraire, il veut les faire participer à la grâce qu'il a reçue. Il réussit à entraîner dans son sillage son ami intime le duc de Roannez. Auprès de Méré, de Mitton, il n'aura pas le même succès, mais la pensée de les convertir ne cessera de le hanter. Une telle vie ne risquait-elle pas de rester improductive ? Le souci de l'humilité n'allait-il pas empêcher la naissance d'une grande oeuvre ? On pouvait le craindre et, en effet, des ouvrages composés alors par Pascal, il n'en est guère qu'il ait entrepris de lui-même. Sauf peut-être dans le cas de l'Apologie, c'est surtout à la sollicitation de ses amis de Port-Royal qu'il prit la plume pour rédiger des écrits de circonstance que son génie sut transformer en monuments impérissables.

Telle fut, au début de 1656, l'origine des Provinciales, qui virent le jour lorsque Arnauld, menacé de censure à la Sorbonne, soucieux de porter devant le grand public le débat qui opposait les jansénistes à leurs adversaires, mais manquant de souplesse et d'aisance pour y parvenir, pria son jeune ami d'écrire pour sa défense. Consacré par le succès des petites lettres, Blaise Pascal fut encore invité, avec Arnauld et Nicole, à collaborer aux Écrits par lesquels les curés de Paris s'efforcèrent, en 1658, de prolonger sur le terrain de la morale l'action des Provinciales. Enfin, les Écrits sur la grâce, destinés à rendre accessible aux profanes la doctrine de saint Augustin, restés d'ailleurs inachevés, répondent, semble-t-il, à des questions posées par une religieuse.

Mais, bien qu'il n'en ait pas eu l'initiative, Pascal ne s'en est pas donné moins passionnément à tous ces ouvrages dont le retentissement sur sa vie intérieure fut considérable. Les Provinciales développèrent sa formation théologique, resserrèrent ses liens avec Port-Royal, l'aidèrent à élaborer une doctrine morale personnelle, et en l'obligeant à réfléchir sur les exigences de la charité dans la polémique, affinèrent progressivement son sens religieux. L'oeuvre se confond avec la vie.

Écrit de circonstance également que les lettres adressées, vers la fin de 1656, à Mlle de Roannez, soeur du duc, qui avait brusquement ressenti l'appel du cloître et voulait entrer à Port-Royal contre le gré de sa famille. Encourageant la vocation de la jeune fille, le directeur laïque découvre les profondeurs de son âme et, tantôt commentant l'office du jour, tantôt méditant sur le mystère du Dieu vivant et caché, décrit les divers aspects de la vie chrétienne dans ses rigueurs et dans ses joies. Témoignages trop rares d'une sensibilité religieuse exceptionnellement riche et délicate.

À la même époque fut conçu le dessein d'une Apologie de la religion chrétienne contre les incrédules. Bien que préparé concrètement par les efforts du converti pour entraîner à sa suite ses amis du monde, le projet ne prit corps qu'à la suite d'un événement qui tint une grande place dans sa vie: le 24 mars 1656, sa nièce Marguerite Périer, pensionnaire à Port-Royal, fut guérie d'un mal d'yeux par l'attouchement d'une épine de la Couronne du Christ. Le "miracle de la Sainte Épine" lui parut un signe divin en faveur de Port-Royal persécuté. Il réfléchit sur la valeur de l'argument du miracle et fut ainsi amené à considérer l'ensemble des preuves de la religion. Afin de les présenter en un ouvrage organisé, il prit, entre l'été 1657 et l'été 1658, la plus grande partie des notes que nous avons conservées sous le titre de Pensées.

Cependant, en 1658, Pascal revient aux sciences d'une manière aussi soudaine qu'éclatante. Mais, si étrange que le fait puisse paraître, cette crise fut provoquée par les sollicitations de ses amis de Port-Royal, qui n'attachaient pas à l'abandon des sciences la même portée religieuse que lui. Déjà, en 1657, il avait été engagé par un janséniste italien, Brunetti, dans une correspondance avec un mathématicien liégeois, Sluse. A l'intention des petites écoles de Port-Royal, il avait composé des Éléments de géométrie; deux opuscules importants, contenant des réflexions sur l'Esprit géométrique et sur l'Art de persuader, se rattachent peut-être à un projet de préface pour cet ouvrage. En 1658, il avait trouvé, comme en se jouant, les propriétés d'une courbe encore mal connue, la roulette ou cycloïde. Mais il ne comptait pas publier sa découverte. C'est le duc de Roannez qui le persuada qu'un brillant succès scientifique serait la meilleure recommandation pour sa future Apologie. Au lieu de rester dans l'ombre, il fallait donc triompher au grand jour. Aussi Pascal institua-t-il une sorte de concours entre les savants européens, leur posant des problèmes qu'il les défiait de résoudre. Sa renommée de mathématicien s'en accrut beaucoup; mais sa ferveur religieuse en fut incontestablement refroidie. Avec les sciences, l'amour-propre revenait au premier plan, exigeant et dominateur. L'imprudence du duc de Roannez allait-elle faire revivre un esprit mondain si chèrement vaincu en 1654 ?

La crise, pourtant, ne dura pas. Une grave maladie, qui s'abattit sur Pascal en février 1659, lui fournit l'occasion de réagir. Dans une émouvante Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, il demanda la force de se détacher définitivement du monde. Sa maladie en 1659 eut donc des conséquences opposées à celle de 1647. Mais sa santé en fut ébranlée d'une manière irréparable. Pendant plus d'un an, il dut renoncer à presque tout travail intellectuel et par la suite il ne retrouva pas les conditions qui lui eussent permis de reprendre assidûment ses travaux interrompus, notamment son Apologie. Toute sa vie fut désormais employée aux oeuvres de piété, aux pratiques ascétiques, au soin des pauvres. Ceux-ci devaient profiter des bénéfices réalisés dans la fameuse entreprise des carrosses à cinq sols, fondée en 1661 avec le concours du duc de Roannez. Comme distractions, les visites qu'il recevait, et celles qu'il rendait. À cette époque, il parut assez souvent dans le salon de Mme de Sablé, sans doute aussi à l'hôtel de Liancourt. Mais il n'y apportait plus la même vivacité d'esprit qu'autrefois.

Sa dernière année fut assombrie par les persécutions dirigées contre Port-Royal. L'ordre donné en 1661 à tout ecclésiastique de signer un formulaire condamnant Jansénius avait provoqué chez les religieuses de terribles drames de conscience et Jacqueline en était morte le 4 octobre 1661. À cette nouvelle, Pascal éprouve comme un dernier sursaut. Dans les pénibles discussions qui s'élevèrent à PortRoyal au sujet de la signature du formulaire, il se rangea fougueusement du côté des intransigeants, contre les modérés, Arnauld et Nicole. Son parti n'ayant pas prévalu, ses relations se refroidirent quelque peu avec ses anciens amis et il se jeta dans une retraite encore plus étroite.

Vers la fin de juin 1662, sa maladie s'aggrava brutalement. Il n'eut plus que trois semaines à vivre, dans de cruelles souffrances, veillé par sa soeur Gilberte, réconforté par les visites de son dernier confesseur, le P. Beurrier, curé de Saint-Étienne-du-Mont, par des confessions répétées et la réception du Viatique. Il mourut sans aucun doute fidèle à ses convictions et à ses amitiés de toujours, mais aussi avec le sentiment profond qu'il appartenait pleinement à la communauté d'une Église qu'il voulait à la fois plus grande et plus pure.

Ainsi s'achevait à Paris le 19 août 1662 une vie ardente et tourmentée, puissamment éprise de grandeur et de gloire terrestres; avide de domination sur les choses et sur les hommes, aux ambitions servies par une nature exceptionnellement douée, par une vitalité trop forte pour n'être pas tôt consumée; vie, pourtant, qui, au prix d'une victoire lentement acquise et toujours disputée, sut s'engager sur la voie difficile de la pénitence et de la pauvreté, où les aspirations à l'infini d'une intelligence très vaste et d'une sensibilité très riche furent enfin comblées par un objet à leur mesure.

Le double aspect de la vie de Pascal, science et religion, se retrouve dans son oeuvre. À la science se rattachent non seulement des traités auxquels, malgré leur caractère technique, la clarté de la pensée et du style confère une authentique beauté littéraire, mais aussi des ouvrages qui, posant des problèmes de méthode, offrent une portée générale, tels le fragment de préface pour un Traité du Vide, la lettre au Père Noël, les fragments de l'Esprit géométrique et de l'Art de persuader; et d'autres reflètent si bien la personnalité de leur auteur qu'ils constituent de véritables documents psychologiques, la Lettre dédicatoire de la machine d'arithmétique, la lettre à Christine de Suède, la lettre à Pierre de Fermat de 1660. La religion est représentée par des ouvrages aussi nombreux et variés, des écrits polémiques, principalement Les Provinciales et, à leur suite, quelques Écrits des curés de Paris; un ouvrage théologique, les Écrits sur la grâce; les Pensées, pour la plupart à destination apologétique, avec leur préparation, l'Entretien avec M. de Saci, et leur complément en ce qui concerne la "politique" de Pascal, les Trois discours sur la condition des grands; des lettres de piété, adressées à Gilberte Pascal ou à Mlle de Roannez; des méditations et des écrits mystiques, le Mémorial, la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, l'Abrégé de la vie de Jésus-Christ, auxquels il faut ajouter un célèbre fragment des Pensées, le Mystère de Jésus. De cet ensemble, dont aucun élément n'est sans importance, deux oeuvres de génie se détachent: Les Provinciales et les Pensées.

Les Provinciales

Les dix-huit Provinciales constituent un ensemble d'une réelle unité; unité de sujet puisqu'elles sont toutes consacrées à la défense de Port-Royal et à l'attaque de ses adversaires; unité de structure puisqu'elles se présentent uniformément comme des lettres, de publication anonyme et clandestine. Il reste qu'elles ont été composées d'une manière indépendante, sans dessein préétabli. Les fluctuations de la polémique et l'évolution intérieure de Blaise Pascal retentirent sur le développement de l'oeuvre, modifiant tant les idées exposées que les méthodes suivies. Il est nécessaire de distinguer plusieurs groupes de lettres dont chacune se définit par des caractères particuliers.

Lettres I à III (23 janv.-9 févr. 1656). -- Elles sont adressées "à un provincial par un de ses amis" pour l'informer des disputes de la Sorbonne, d'où le titre donné bientôt à l'ensemble par la voix publique. Elles se rattachent directement aux circonstances qui amenèrent la condamnation d'Arnauld. Celui-ci étant surtout menacé d'un vote hostile des dominicains, ou jacobins, c'est contre eux que Pascal dirige ses coups. Posant en principe que leur doctrine, le thomisme, est toute semblable au jansénisme, il leur reproche leur alliance avec les adversaires de Port-Royal, les molinistes, alliance consacrée par l'emploi d'expressions communes, pouvoir prochain, grâce suffisante, qui dissimulent des conceptions tout opposées. Arnauld se trouve donc qualifié d'hérétique par des théologiens qui pensent comme lui: en vérité, voilà beaucoup de bruit pour rien. Telle est l'idée centrale de ces premières lettres, idée toute simple, trop simple sans doute, mais présentée avec clarté au terme d'une déduction rigoureusement conduite et, surtout pour la première lettre, dans le cadre attrayant d'une action comique, où chaque doctrine est représentée par un personnage et dont le héros principal, le narrateur, homme ignorant et de bonne foi, nous entraînant à sa suite du docteur de Navarre au janséniste et du moliniste au jacobin, nous communique sa fièvre de savoir. La simplicité de la pensée permet la rapidité du mouvement dramatique.

Lettre IV (25 févr. 1656). -- Arnauld a été condamné. Toute défense est devenue inutile. Pascal passe à l'attaque, et à l'attaque de ses principaux adversaires, les jésuites. Et il va droit au problème essentiel, celui de la grâce, traduisant les problèmes théologiques en faits d'expérience humaine. Faut-il, pour pécher, avoir compris à l'avance toute la malice de l'acte coupable ? Ou bien l'homme est-il responsable de tous les désordres plus ou moins conscients où l'entraîne sa nature corrompue ? En fondant sur des analyses subtiles et profondes son adhésion à la seconde théorie, Pascal ne perd jamais de vue la gravité du problème, où s'affrontent deux conceptions de l'homme. Sa doctrine s'est enrichie. De même, son art s'est affiné. Trois personnages seulement: le narrateur, avec son caractère d'"honnête homme", un janséniste érudit, chargé de discussions savantes; en face d'eux, un père jésuite, personnalité extraordinairement vivante, à la fois sympathique et ridicule, touchant par sa simplicité, sa bonhomie, sa naïveté, inquiétant toutefois par son esprit de corps et, à l'égard de ses supérieurs, par une docilité voisine de l'inconscience. Comparée aux premières lettres, la quatrième marque le triomphe des nuances.

Lettres V à IX (20 mars-3 juill. 1656). -- De la théologie, l'attaque se tourne contre la morale des jésuites. Tactique habile, la Compagnie étant plus vulnérables sur ce terrain où l'Église l'avait déjà condamnée et le sujet plus accessible au grand public. À cette morale, Pascal reproche d'accorder une place démesurée à la casuistique, de réduire la vie intérieure de l'âme à un jeu perpétuel de cas de conscience, et surtout de fonder la solution de ceux-ci sur la doctrine de la probabilité: lorsqu'une opinion a été soutenue par un auteur grave, c'est-à-dire, pour les jésuites, par un casuiste de la Compagnie, elle est dite probable et peut être adoptée comme principe d'action en toute tranquillité d'âme. Tout au long de plusieurs lettres, Pascal accumule les exemples de cas de conscience piquants et de solutions relâchées, qui justifient jusqu'au vol et au meurtre. Ces exemples sont généralement empruntés à la Théologie morale du jésuite espagnol Escobar et produits, avec un enthousiasme naïf, par le père déjà mis en scène dans la quatrième lettre, qui reparaît ici, fournissant lui-même les armes pour le battre. Le narrateur ne joue plus qu'un rôle effacé, laissant parler les textes, les disposant seulement de manière à faire naître chez le lecteur à la fois l'amusement et la réprobation.

Lettre X (2 août 1656). -- Le ton change. À propos des sacrements de Pénitence et d'Eucharistie apparaît le vice fondamental de la morale des jésuites. Elle voudrait dispenser de l'amour de Dieu. Le narrateur réagit alors avec violence; à l'ironie se mêle une indignation puissante. Une apostrophe véhémente termine la lettre et clôt les entretiens avec le père.

Lettres XI à XIV (18 août-23 oct. 1656). -- Elles concernent toujours la morale des jésuites. Mais l'âpreté du ton s'accuse encore davantage. Cette éloquence indignée n'était plus de mise dans des lettres à un ami de province: désormais Pascal s'adresse directement aux jésuites. D'ailleurs, sans cesser de les accuser, il doit maintenant répondre à leurs propres attaques, justifier l'emploi qu'il a fait de l'ironie pour parler des choses saintes, montrer qu'il n'a pas dénaturé la pensée des casuistes. Le problème de l'homicide fait l'objet d'une discussion méthodique et passionnée.

Lettres XV et XVI (25 nov.-4 déc. 1656). -- Des condamnations nouvelles ont été portées contre Port-Royal; la persécution risque de reprendre. Ce n'est plus l'heure de traiter de problèmes généraux. La situation exige une parade immédiate. Mais c'est encore par la doctrine morale des jésuites que Pascal explique le sens de leurs intrigues et s'efforce de les confondre. Se refuse-t-on à croire que des religieux puissent lancer sans raison les calomnies les plus infâmes contre Port-Royal ? Qu'on examine seulement leurs livres: on verra que, lorsque l'honneur de la Compagnie est en jeu, la calomnie n'est plus un péché. Les jésuites ont trahi leur tactique. Qui pourrait désormais les croire ?

Lettres XVII et XVIII (23 janv.-24 mars 1657). -- Elles s'adressent au P. Annat, qui venait d'accuser les jansénistes d'hérésie, et reviennent à l'essentiel du débat, le problème de la grâce. Elles se déroulent sur un ton beaucoup plus conciliant. Des négociations étaient sans doute envisagées. Et puis Pascal, après avoir dû renoncer à l'ironie, crut bon sans doute aussi de renoncer à la violence passionnée qui avait suivi. La modération caractérise tant la pensée que la forme. Pascal dénonce les intrigues des jésuites pour faire triompher le molinisme, mais il évite de s'en prendre aux dominicains et insiste, d'une manière plus profonde que dans les premières lettres, sur les ressemblances entre la doctrine de saint Thomas et celle de Jansénius. Mais l'idée d'une évolution doctrinale entre les premières lettres et les dernières nous paraît à rejeter: la formation théologique de Pascal s'est seulement complétée en sa tactique assouplie.

Gardons-nous, pour juger Les Provinciales, de nous laisser entraîner dans les faux problèmes dont se sont si longtemps embarrassés les commentateurs. On peut, comme l'ont fait à Port-Royal même certains esprits, Singlin, la Mère Angélique, blâmer le ton de la polémique, regretter que le public mondain ait été fait juge du débat, mais on ne peut guère contester la sincérité de Pascal. On ne peut guère contester qu'il n'ait dénoncé dans la morale des jésuites des dangers réels: combien de théologiens hostiles au jansénisme, à commencer par Bossuet, qui approuveront sa critique ! L'Église elle-même condamna sévèrement la morale relâchée. En regard, la mise à l'index des Provinciales, qui n'atteignit d'ailleurs pas la traduction latine donnée par Nicole sous le pseudonyme de Wendrock, apparaît comme une mesure bien douce. Enfin, ne résumons pas d'une manière trop simple l'image, peut-être fausse, mais nuancée, que Pascal trace de la "politique" des jésuites et n'oublions pas qu'il prend place au sein d'un vaste mouvement commencé bien avant lui et auquel avaient participé des hommes dont la fidélité à l'Église reste en dehors de toute contestation.

Mais le véritable problème posé par les "petites lettres" est celui de la doctrine théologique et morale de Pascal. Sans doute, guidé par Arnauld et Nicole, le polémiste n'adopte-t-il pas des positions qui lui soient rigoureusement propres, surtout dans le domaine théologique. Mais sur sa morale il a profondément imprimé le sceau de sa personnalité soucieuse de perfection, éprise d'absolu. Au point de départ, une exigence de vérité: le véritable bien, le véritable devoir sont définis clairement par l'Écriture, les Pères et la tradition de l'Église; la conscience ne doit se soumettre que devant ces autorités suprêmes, mais elle doit s'y soumettre sans chicaner. Lorsque la complexité de la vie amène à se poser de véritables cas de conscience, qu'il soit bien entendu d'abord que le conflit ne peut exister entre le devoir et l'intérêt, mais seulement entre plusieurs devoirs. Pour résoudre ces conflits, l'âme doit être animée d'abord du désir sincère de trouver la vérité. Pénétré de ce désir, le pénitent peut fort bien, avec l'assentiment de son directeur, fonder son action sur telle ou telle opinion probable, à condition qu'elle soit véritablement probable, c'est-à-dire digne d'approbation. La recherche sincère de la vérité, le souci de rester fidèle aux exigences profondes de l'âme, voilà ce qu'entend au fond Pascal par amour de Dieu. C'est par cette droiture intérieure que l'homme trouve en lui la grâce divine prête à le guider. Ainsi dans la vie de l'âme s'allient l'obéissance à l'Église et l'union personnelle avec Dieu.

Les Pensées

Si la doctrine des Provinciales est difficile à saisir en ce qu'elle ne s'exprime que négativement, celle des Pensées l'est plus encore parce qu'il faut la dégager des matériaux confus d'un ouvrage inachevé. Les papiers, de dimensions variables, sur lesquels sont portées les notes prises par Pascal en vue de son grand livre contre les incrédules se trouvent aujourd'hui collés sur un album conservé à la Bibliothèque nationale. Le plus grand désordre, apparemment, règne dans cet album. Pourtant, tel sous-titre répété en tête de plusieurs fragments, telle allusion à un chapitre déterminé révèlent que Pascal avait établi avant sa mort un plan de son Apologie. Le premier devoir du critique est d'essayer de le retrouver.

Pendant plus d'un siècle, il a paru que le seul moyen d'y parvenir était de se fier à deux résumés émanant de l'entourage de Pascal, l'un procuré par un de ses amis, Filleau de la Chaise, l'autre par son neveu Etienne Périer. Mais la valeur de ces témoignages est contestable; et puis, sont-ils d'un grand secours pour affecter une place précise à chacun des fragments ? Aujourd'hui, l'attention se porte principalement sur une copie ancienne des Pensées, également conservée à la Bibliothèque nationale. Cette copie reproduit les fragments de l'original, mais en les répartissant en une soixantaine de séries. Une argumentation serrée permet de montrer que ces séries correspondent généralement à des liasses constituées par Pascal lui-même: celui-ci, loin de laisser ses papiers en désordre, avait groupé ceux qui se rapportaient à des sujets voisins en les réunissant chaque fois par un fil. Vingt-sept de ces séries, correspondant à vingt-sept liasses, se détachent de l'ensemble. Placées en tête de la copie, elles sont toutes précédées d'un titre, Ordre, Vanité, Misère, etc., et présentent une forte unité de sujet; d'une série à la suivante, il est facile de discerner une progression dans la pensée. Nous sommes en présence d'une ébauche, en vingt-sept chapitres, de l'Apologie. Ce travail de classement doit remonter à l'année 1658. Les autres séries de la copie renferment des fragments ou bien étrangers à l'Apologie, ou bien laissés provisoirement de côté, ou bien postérieurs à 1658.

Par-delà les fantaisies des éditeurs successifs, à commencer par les premiers, ceux de Port-Royal, c'est donc à la copie qu'il faut se reporter pour découvrir les véritables intentions de l'apologiste. C'est à travers la suite des vingt-sept chapitres placés en tête du manuscrit qu'il faut analyser la marche de la démonstration. Deux grandes parties se distinguent alors, la première, représentée par les dix premiers chapitres, constituant une préparation, destinée à mettre l'incrédule en disposition d'accepter les preuves, dont l'énoncé occupe les dix-sept chapitres suivants.

Qu'est-ce que l'homme sans la grâce ? Telle est la grande question que la première partie s'efforce de résoudre. Sans Dieu, l'homme est d'abord un être incompréhensible, un composé absurde de grandeur et de bassesse, incapable de posséder la connaissance ni du vrai, ni du bien, ni du juste, égaré qu'il est par l'imagination et les autres puissances trompeuses, par la coutume engendrant l'illusion de l'absolu là où ne règne que le relatif; supérieur pourtant à tous les êtres créés en ce qu'il a pleine conscience de lui-même et de sa misère. Duplicité dont aucune philosophie ne peut rendre compte, le pyrrhonisme et le dogmatisme se limitant l'un et l'autre à un seul aspect de la réalité, et que seul le christianisme explique en rapportant la grandeur à la nature primitive de l'homme, et la bassesse à sa déchéance par le péché originel. Sans Dieu, l'homme ne peut songer d'autre part à trouver le souverain bien dont il rêve: obligé d'échapper au malheur de sa condition par l'artifice du divertissement, ne pouvant trouver chez des philosophes, épicuriens ou stoïciens, qu'un idéal incomplet, trop simple pour sa nature double, il ne peut encore une fois se satisfaire que dans le christianisme qui lui offre un Dieu tout-puissant capable de combler son besoin d'absolu, mais inaccessible en dehors des voies de l'humilité.

Cette première argumentation ne vise pas à fournir une preuve, mais seulement à faire tomber les préjugés de l'incrédule en lui découvrant une religion à la fois "vénérable" et "aimable". Toutefois elle définit déjà un certain nombre d'exigences auxquelles doit répondre une religion pour se prétendre vraie; elle fixe une sorte de limite inférieure. D'autre part, elle ôte à l'incrédule le droit de se cantonner dans sa position sous prétexte qu'elle serait seule raisonnable. La foi est désormais aussi raisonnable que l'incrédulité. Il vaut la peine de parier, c'est-à-dire d'adopter au moins provisoirement l'attitude chrétienne afin de la juger à l'intérieur. Que découvrons-nous alors dans le christianisme ? Une doctrine qui fait sa part à la raison, mais qui oblige celle-ci à se soumettre devant ce qui la dépasse, c'est-à-dire l'infini. Une doctrine qui nous conduit à Dieu sans orgueil par la médiation de Jésus-Christ fait homme pour se proportionner à notre bassesse. Une doctrine selon laquelle l'infini, non accessible directement à l'homme, se communique à lui par le don de la grâce. Enfin une religion dont les preuves, quoique rigoureuses, restent incompréhensibles à ceux qui n'y appliquent pas une âme profondément purifiée, dépouillée de tout égoïsme. Quelles sont ces preuves ? C'est d'abord la perpétuité de la foi, perpétuité qui apparaît absolue si l'on a bien compris que toute la religion juive doit s'interpréter figurativement, que les sacrifices matériels de l'Ancien Testament ne sont que des figures du sacrifice spirituel du Nouveau, comme le savaient les saints de l'ancienne loi. C'est la sainteté de Jésus-Christ, à laquelle rendent hommage les témoins les plus divers et les moins suspects. C'est la réalisation des prophéties, qu'il faut, elles aussi, prendre au sens spirituel et qui, alors, annoncent parfaitement l'état de l'Église après la venue du Christ. C'est enfin la beauté même de la morale chrétienne, fondée sur le principe de l'union au Corps mystique du Christ, sur l'abandon de la volonté propre et l'obéissance à la volonté de Dieu, source d'une vie heureuse, car le désir, cause de tout mal, est ainsi détruit. Mais ne cherchons pas dans ces preuves une évidence contraignante: on peut connaître les preuves sans avoir la foi, comme on peut avoir la foi sans connaître les preuves. C'est Dieu, au fond, qui décide du destin de l'homme.

Deux influences capitales pénètrent les fragments des Pensées, celle de Montaigne et celle de saint Augustin. Montaigne n'est sûrement pas le seul auteur cher aux libertins auquel Pascal ait puisé; il n'ignore pas Gassendi, ni peut-être Hobbes et certains libres penseurs italiens. Mais les Essais constituaient le bréviaire aussi bien d'un Le Pailleur que d'un Méré et d'un Mitton. Pascal a donc pu d'abord connaître Montaigne en regardant vivre ses amis. Mais il l'a aussi lu et relu, s'imprégnant non seulement de sa pensée, mais de ses tournures et de ses images. Il a surtout lu, avec passion, l'Apologie de Raymond Sebond et assisté, admiratif, à l'écrasement de la raison humaine et à la victoire des puissances trompeuses. Mais le pyrrhonisme ne représente qu'une étape du chemin à parcourir par le lecteur de l'Apologie. Lorsqu'il dépeint la misère de l'homme, Pascal sait déjà faire sentir qu'il se limite à une face d'une réalité double; il montre ensuite, dépassant largement son modèle, que cette misère n'est que la conséquence de la grandeur. Si l'homme n'avait pas conservé des traces de sa première nature, il ne serait pas misérable, car il n'aurait aucune conscience de sa misère.

Dès le début de son Apologie, Pascal place donc son lecteur dans la perspective du christianisme augustinien, mettant au centre de la religion le mystère du péché originel. Cet augustinisme, Pascal le trouvait d'abord dans l'atmosphère religieuse de son temps: peu d'écoles théologiques échappaient à son influence. Il l'a trouvé peut-être chez certains apologistes antérieurs, dont il n'est malheureusement pas de preuve solide qu'il les ait utilisés; il l'a trouvé surtout, sobre et puissant, chez ses maîtres de Port-Royal et enfin, directement, chez saint Augustin. Il lui doit non seulement sa conception de l'homme, mais aussi sa manière d'envisager le christianisme non dans ses dogmes abstraits mais dans son développement historique, d'où l'importance essentielle attachée à la Bible, dont il suffit d'établir l'origine divine pour prouver la vérité de la religion; enfin l'idée que toute conversion est impossible sans la pureté intérieure, sans une bonne disposition du coeur qui est à la fois source et effet de la grâce, sans l'amour de Dieu. Il n'y a pas de différence fondamentale entre le mouvement qui conduit le fidèle à la perfection et celui qui conduit l'incrédule à la foi.

Nous revenons ainsi à la doctrine des Provinciales. L'art de l'apologiste offre également avec celui du polémiste des ressemblances frappantes. Lettres, dialogues devaient avoir leur place dans l'Apologie. Le classement de la copie atteste un souci de la progression dramatique semblable à celui que nous avons remarqué dans les "petites lettres". Pascal conduit l'incrédule comme par la main, le tire de sa torpeur en le mettant brutalement en face de sa condition, l'oblige à parier, puis lui fait découvrir la vraie religion, parcourir toute l'histoire sainte et enfin juger la condition présente du chrétien. Mais à cette structure dramatique, répondant à une exigence de mouvement, se superpose ici tout un jeu d'harmonies intérieures, un savant entrelacement de thèmes dont la répétition tout au long de l'ouvrage nous ramène sans cesse aux mêmes vérités essentielles; misère de l'homme, Dieu caché; en somme, un mode de composition emprunté à la musique et à la poésie. Pascal est encore poète d'autres manières. Lorsqu'il médite sur la condition de l'homme ou sur la personne de Jésus-Christ, la phrase se charge d'émotion, un rythme se dessine, des strophes s'ébauchent, des images apparaissent, grandioses ou familières. Passer des Provinciales aux Pensées, c'est passer de l'éloquence à la poésie.

Essayons maintenant de dominer l'ensemble de son oeuvre et cherchons à définir, dans ce qu'il a de plus essentiel, le génie de Pascal; nous devrons revenir à nos deux thèmes fondamentaux: science et religion. La méthode du géomètre et celle du physicien répondent si parfaitement à la nature de son esprit qu'il les emploie spontanément en toute occasion. Il a d'ailleurs exalté le raisonnement géométrique, opposé à l'ancienne logique formelle et a étendu à l'infini son champ d'application, notamment au domaine de l'art de persuader. Aussi bien, dans la quatrième Provinciale, la conduite du raisonnement, à partir de principes rigoureusement définis, est toute géométrique. Mais à cette science où l'abstrait s'unit au concret, Pascal doit aussi le don qu'il possède de styliser la réalité, de la traduire en figures simples et saisissantes. Le fragment des deux infinis se fonde sur une vision géométrique de l'univers. La distinction des divers ordres de réalité, chair, esprit, charité, nature, grâce, gloire, se rattache de près à certaines de ses recherches. La physique d'autre part lui a donné le goût du fait, qui s'impose à l'esprit avec plus d'évidence que le meilleur raisonnement. Voilà pourquoi l'auteur des Provinciales fonde toute sa dialectique sur le jeu des citations, qui sont autant de faits aisément constatables. Voilà pourquoi l'apologiste se refuse à démontrer par la raison l'existence de Dieu, mais s'appuie sur le fait de l'homme et sur le fait de l'histoire pour établir la vérité du christianisme. En physicien, il sait également instituer d'ingénieuses expériences et dominer la masse des faits pour en donner la loi. À l'emploi de ces méthodes, l'oeuvre de Pascal doit son caractère éminemment concret.

Sa religion est aussi celle d'un génie concret. Loin de se réduire à un système de dogmes à croire et de règles à suivre, elle engage tout son être, elle est d'abord une vie. Elle est foi en une personne, celle du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, celle de Jésus-Christ, d'un Dieu qui s'est révélé aux hommes et inséré dans l'Histoire, dont l'Ancien et le Nouveau Testament gardent le souvenir du passage parmi nous; d'un Dieu qui se communique chaque jour par le don de sa grâce et dont l'âme purifiée découvre la présence au fond d'elle-même. Elle est foi en l'amour, seul principe de vie, commandement qui renferme tous les autres et sans lequel tous les autres ne sont que formes vides. Elle exige la sincérité envers soi-même, la recherche de la perfection, et une constante humilité. Elle accorde une grande importance aux pratiques de dévotion et à l'usage des sacrements, mais sans oublier qu'il faut coopérer à la grâce. Elle se nourrit de la méditation de la Bible, livre fait par Dieu pour mener à Lui, qui révèle les mystères de l'intelligence et touche la sensibilité en lui offrant un haut idéal, incarné en des figures émouvantes, exprimé en un style simple et grand. Elle est inséparable de l'Église romaine et de ses chefs, mais dans un esprit tout opposé à celui de l'ultramontanisme naissant. Enfin, par-dessus tout, la religion de Pascal affirme hautement sa transcendance; elle refuse toute compromission avec les valeurs où elle ne se reconnaît pas, avec les réalités qui lui sont étrangères, avec "tout ce qui ne va pas à la charité": avec la connaissance purement rationnelle comme avec l'absurde superstition, avec la politique et les conventions sociales, enfin avec la richesse et le succès, avec les grandeurs humaines et la puissance temporelle, dont Jésus-Christ n'a pas voulu.

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