Pierre Jourde
Le Pays perdu
Géographie d'une tragédie
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Pierre Jourde Pays perdu (éditions L'Esprit des Péninsules)
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Roman autobiographique, où le moi parsème
délicatement les pages sans les écraser, ni les
gêner, il - peut-on dire raconte ? -- décrit le milieu
des origines de l'auteur qui, par métamorphoses
effleurées ou retours successifs et aériens vers le temps
perdu, se découvre doucement comme un lieu originaire, le lieu
d'avant la ville, celui de la montagne, de la campagne, de la boue
initiale, des excréments, celui qui atteste de l'existence d'une
certaine humanité, de sa mort aussi.
Car l'homme du Pays perdu meurt, il disparaît avec lenteur,
fatalité, il semble s'enfouir dans la terre qui le faisait
vivre, chaque jour davantage, il s'éteint et le village devient
celui des âmes perdues : pour Dieu d'abord, pour ce qui reste
ensuite, la civilisation, le progrès. Alors, davantage qu'une
contrée introuvable, cachée, ce pays fourvoie
l'écrivain en lui refusant toute consolation, tout
réconfort, tout apaisement : loin sont l'Anjou de Du Bellay ou
le Vendômois de Ronsard, et, entraîné, le lecteur de
ce voyage considère, non plus un espace géographique mais
contemple plusieurs paysages intérieurs qui se dévoilent
et dessinent quelque chose comme une entité de la perte.
Le pays perdu porte un nom, il s'appelle Fauconde. Village
perché au terme d'une route qui se dérobe sans
arrêt, saupoudrée d'incessantes bifurcations où,
tantôt l'on emprunte les voies du fier progrès --
réseau autoroutier, route nationale --, tantôt, l'on s'en
détourne pour des chemins creux, des ponts de pierre, des
forêts de pins, des hameaux suspendus, il nécessite, pour
s'y rendre, de s'égarer. Une errance pour le seul
néophyte. De faux fuyants en faux fuyants, le pays se
dévoilera tout d'abord au loin comme une promesse :
là-haut, une toiture de lauzes, un vieux mur se laisseront
apercevoir pour, aussitôt, disparaître et surgir à
nouveau où on ne les attendait pas tel des farfadets
déroutants et farceurs, l'illusion guidant vers ce pays de
« nulle part », vers ce non-lieu, cette utopie suspendue
hors de toute temporalité et qui laisse tout le temps aux
civilisés de s'ébattre à ses pieds dans une
indifférence quasi absolue.
Au bout du périple, la route se transforme en boue et, on entre
dans le village par la fin : le cimetière : ici, les morts
rappellent que le temps vit. Quelques mètres plus loin la
grand-mère Elise, quatre vingt cinq ans, sinistre messager
augural, annonce la mort d'une enfant, la seule enfant du village
peut-être... Une mort proclamée comme un coup de
théâtre qui va déclencher le compte à
rebours d'une temporalité tragique, vingt quatre heures avant
l'enterrement. Cette nouvelle laisse aussi entrevoir la menace qui
pèse sur le village : sa fin, son extinction définitive
alors, le voyage qui a débuté dans le paysage va se
prolonger dans le temps, avec la veillée funèbre au cours
de laquelle les villageois viendront rendre hommage à la morte.
Ils apparaîtront un par un sur le devant de la scène, la
maison des parents de l'enfant, accompagnés, dans leur
recueillement de la voix du narrateur-coryphée chantant
l'histoire de leur vie, de leur passé : la douleur des hivers,
l'alcool qui sculpte les corps, façonne les esprits, les
êtres amputés, la saleté, la nuit et les animaux,
le romanesque des amours impossibles, la poésie et les femmes,
les vieux et la généalogie des familles,
l'impassibilité, toujours, quoi qu'il arrive, dans la mort, dans
la vie.
L'alcool frappe d'abord, il est un diable créateur, il
déforme les visages, modifie leur couleur, change les voix et
les attitudes. Lors de la veillée funèbre, il y a bien
Besson, rouge, les yeux injectés de sang, qui se rappelle,
après sa visite à la morte et plusieurs apéritifs,
sa défunte femme et qui pleure, inconsolable, sur son veuvage.
Le père de l'enfant lui posera une main apaisante sur
l'épaule alors il partira, consolé. Mais la boisson ne
bouleverse pas que de l'intérieur, elle a des séides
extérieurs : la glace et le froid. Voyez les mains de Gustave,
aujourd'hui amputées. Gustave a débuté une nuit de
sommeil dans une congère, trop saoul pour trouver son lit. Sans
doute, un besoin pressant de dormir. Au réveil les phalanges
sont tombées, il les a ramassées, les a mises dans sa
poche, a continué son chemin.
Vins et apéritifs en tous genres n'ont pas, seuls, le
privilège de mutiler, les machines font aussi cela très
bien, de même que les taureaux qui encornent, les vaches qui
ruent et les arbres qui tombent. On n'accuse personne, il y a là
une fatalité que l'on n'interroge pas, que l'on ne chicane pas,
le temps des Prométhées est inconnu, s'il ne
l'était pas il serait superflu : dans une grande et douloureuse
sagesse, on accepte la vie. Autre témoin du sort
acquiescé : la saleté des fermes, la bouse des vaches, le
désordre qu'on laisse s'amonceler jusqu'au sublime, un
désordre organisateur, prestidigitateur, qui joue des tours,
fait disparaître les corps. Ainsi, le père de Lucie,
l'enfant morte, venu visiter un voisin précédemment
décédé n'a pu faire son devoir en toute
sérénité car il n'a pas trouvé le cadavre
englouti sous un amas de chiffon, au fond d'une alcôve : la mort
lui a fait une farce, le tragique est parfois grotesque. Et, il sait
également inspirer de la crainte. Dans la nuit, les clameurs
indistinctes du souffle et des mugissements des bêtes
menées au pré par une langue noire, entre patois et
français, inquiétante dans les ténèbres,
font croire à quelque rituel sabbatique et mystérieux. En
été, elles éveillent, empêchent de
s'assoupir de nouveau. L'hiver l'épais silence fond les hommes
dans l'oubli.
Le tragique, c'est enfin l'ultime repli dans cet isolement. Fauconde,
la retraite haut perchée, se replie encore à
l'intérieur d'elle-même : les familles se regroupent en
clans infranchissables qui dicteront des interdits broyés, comme
dans une tragédie cornélienne ou shakespearienne, par le
brise glace amoureux et les enfants de l'amour impossible feront
à leur tour des enfants qui se mélangeront. Un vrai roman
qui n'échappe pas à celles qui savent, qui sont la
mémoire du pays, qui gardent en souvenir la
généalogie des habitants. Il n'est rien besoin
d'écrire dans les petits pays, "on" sait quel
mariage il faut éviter.
Ainsi, Le Pays perdu est un long chant élégiaque,
un chant de deuil et de regret. Un poème pour les êtres
proches qui disparaissent, un poème célébrant,
aussi, la perte d'une humanité qui s'éteint, lovée
dans un repli montagneux français, une bastide qui ne
s'embarrasse pas des règles du moderne veau d'or où
l'orgie de l'avoir domine. L'entité du pays perdu c'est
l'écart, la marge d'avec cette gloutonnerie
effrénée. On y trouve une simplicité, une
humilité qui se perdent... un trésor qui s'enfouit aux
notes de ce requiem merveilleux. Reste le monde, dans sa solitude
autrement tragique, dépossédé de ces
contrées, qui témoigne de la séparation
définitive de l'homme d'avec ses origines.
Pascale Hermann © 07 novembre 2004