Fernando Solanas
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Fernando Solanas Saccage, Film Documentaire
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1989, c'est l'année où le tango renaît de ses
cendres en Argentine, c'est aussi celle de l'accession au pouvoir de
Carlos Menem. Découragés par les atermoiements du
président sortant Raul Alfonsin et souhaitant
définitivement tourner la dernière page des dictatures
militaires, les argentins se laissent séduire par ce gouverneur
de province portant beau. Ses rouflaquettes latinos et ses discours
populistes néo-péronistes lui permettent de devenir
Président de la République argentine, mandat qu'il
gardera jusqu'en 1999. Dix années pendant lesquelles lui et ses
accolytes véreux abandonnent les réformes promises et
emmènent le pays droit dans le mur de la faillite qui aura lieu
peu après son départ, en 2001, lorsque le Fonds
Monétaire International (FMI) refuse d'accorder un
énième prêt à l'Argentine endettée,
provoquant ainsi la plus spectaculaire crise politique,
financière et sociale de l'histoire moderne du continent
latino-américain.
Le film de Fernando Solanas, Saccage,
sous-titré Argentine, le
hold-up du siècle, reconstitue en dix tableaux la fresque
de cet immense gâchis qui ruina entièrement un pays
prospère. Son documentaire radical -- couronné d'un Ours
d'or d'honneur au Festival de Berlin -- ponctué d'images
d'archives et d'entretiens, reprend étape par étape toute
l'histoire de la crise dès son origine, disséquant les
faits, dénouant les fils, dénonçant les erreurs,
montrant les terribles conséquences sociales de la trahison de
Menem sur la vie d'un peuple poussé progressivement vers la
pauvreté et l'infra-violence. Sans misérabilisme mais
sans concessions, les images fortes et bouleversantes de Saccage montrent les cohortes de
chômeurs, l'hyper-inflation, les services publics
dévastés, les pauvres fouillant les poubelles au pied des
gratte-ciels, le vote de lois absurdes par un parlement fantoche sous
protection policière, l'expansion des bidonvilles, la connerie
télévisuelle, les gosses souffrant de malnutrition, la
répression brutale des manifestations, le chaos... La politique
spectacle irresponsable de Menem et de ses successeurs, mélange
d'ultra-libéralisme, d'incompétence, d'autorité
imbécile, de manipulation médiatique, de corruption et de
dérive mafieuse, y est analysée et dénoncée
avec force et rigueur. La critique ne s'arrête d'ailleurs pas
à l'incurie de ces politiciens argentins mais touche
également au-delà un ensemble d'institutions et de
politiques économiques internationales dont les Etat-Unis sont
les plus puissants manipulateurs dans le monde contemporain. Autant que
les responsables de la faillite argentine Fernando Solanas met en cause
la logique incontrôlée de cette économie de
marché globale dominée par les Etats-Unis sur la quasi
totalité de la planète. Une redoutable et infiniment
destructrice politique économique déshumanisante et
anti-démocratique dans son essence, qui renvoie les peuples dans
un zoom arrière au coeur des ténèbres sociales du
XIXème siècle. La faillite de l'Argentine en est la
démonstration mais n'importe quel pays aujourd'hui engagé
sans réserves dans ce processus turbo-capitalistique
effrené sur le modèle nord-américain peut ainsi se
retrouver ruiné et profondément traumatisé du jour
au lendemain. Nous sommes tous logés à la même
enseigne, et si nous ne prenons garde à défendre nos
droits et nos valeurs démocratiques contre les excès de
la mondialisation et les dominations sinon fascisantes du moins
dévastrices des banquiers new-look de Wall-Street, la France ou
n'importe quel autre pays d'Europe pourrait bien se retrouver dans le même
cas de figure, telle est l'une des leçons historiques que nous
pouvons tirer de l'aventure argentine relatée dans Saccage.
Fernando Solanas, né à Buenos-Aires en 1936, est l'auteur
en 1967 de L'heure des brasiers,
un premier long-métrage documentaire engagé tourné
clandestinement, qui démontait et critiquait déjà
radicalement les arcanes du pouvoir et les réalités
socio-politiques de l'Argentine de l'époque. Il a ensuite
réalisé entre autres Peron (1971), Les Fils de Fierro
(1972), Le Regard des autres (1981), Tangos, l'exil de Gardel
(1985), Le Sud (1988), Le Voyage (1992) et Le Nuage (1998), tous plus ou moins
consacré à l'histoire contemporaine de son pays. Solanas,
artiste militant menacé de mort, exilé, victime
d'attentat politique (dans Saccage,
on le voit d'ailleurs quelques instants sur des images d'archives,
marchant avec ses béquilles lors d'une manifestation de mai 1991
contre les privatisations, après avoir reçu six balles
dans les jambes), est un combattant qui a toujours oeuvré pour
ses idées. Saccage est
son dernier pamphlet contre ce qu'il appelle le "génocide
social" mais c'est aussi -- il se termine sur une victoire populaire --
une note d'espoir, un vibrant appel à la résistance. Son
prochain film, L'Argentine latente,
sera d'ailleurs lui consacré aux luttes et aux
expériences de solidarité de gens du peuple comme les fameux
piqueteros qui ont su résisté dans la tourmente,
permettant ainsi la reconstruction après le désastre.
A lire: René Prédal, Fernando Solanas, ou la rage de transformer le monde (éditions Corlet)
© septembre 2004