Copi - Eva Peron
Ce qui était bien avec Raul Damonte Botana, dit Copi, c'est qu'il
était un des rares argentins à ne pas prendre au sérieux
"l'identité" argentine, même dans son expression la plus violente.
Comme tous les grands créateurs il était passé maître
dans l'art de la mystification-démystification de ses compatriotes.
Avec lui toutes les petites mytho-latino-manies du pays -- les cathos, les
machos, les psychos, les généros, etc -- étaient conviées
à danser à sa fête des folles, au grand bal tragi-comique
de la vie et de la mort. Il est d'ailleurs dommage que la mythologie du tango,
que les tangueros qui ne sont pas des pédés prétendent
encore "argentino", ne soit pas vraiment passée elle aussi sous les
fourches insolentes de l'énergumène. Cela aurait sans doute
produit un spectacle plus réjouissant que les habituelles vulgarisations
internationales sponsorisées par l'Office du Tourisme de Buenos Aires.
La sainte pute du péronisme, l'icône du Buenos-Aires des années
'50, la passionaria adulée du petit peuple argentin, la mythique Eva
Peron, elle, y est passée. Cela donne une délirante farce macabre
qui conte ses derniers jours. En 1952, à l'âge de 33 ans, l'animatrice
de radio et improbable chanteuse-comédienne Maria Eva Duarte devenue
épouse du dictateur Juan Peron, se meurt d'un cancer. Après
avoir dirigé en star populiste les Ministères du Travail et
de l'Aide sociale argentins, elle joue ici son dernier rôle dans la
vie, en même temps qu'une dernière mise en scène pour
son peuple idolâtre. Refusant de mourir, elle veut sortir de scène
comme elle l'entend et imagine d'assassiner son infirmière dont le
corps sera embaumé et présenté à sa place à
l'adoration des masses venant lui rendre un dernier hommage. Etrange huis-clos
onirique entre l'agonisante au pouvoir
qui se veut immortelle, sa mère, l'infirmière, un "conseiller
politique" intrigant et le dictateur en pleine période électorale.
Dans la réalité historico-politique, la mort d'Eva Peron et
l'image idyllique de la Santa Evita des pauvres fut très largement
exploitée par le pouvoir totalitaire auquel elle était liée.
Du 26 juillet 1952, date à laquelle elle meurt dans une grandiose
manipulation médiatico-électorale où l'on voit les argentins
demander sa canonisation, jusqu'au renversement de Juan Peron par les militaires
le 16 septembre 1955, les informations radiophoniques s'interrompaient par
exemple tous les soirs pour permettre au présentateur de rappeler
gravement au peuple : Il est vingt heures et vingt cinq minutes, l'heure
où Eva Peron est entrée dans l'immortalité. Après
Juan Peron mais toujours pour raisons d'état, le cadavre de l'immortelle
aux milles paires de chaussures connût une errance agitée et
fut bringuebalé de sépultures secrètes en vrais-faux
tombeaux pendant une vingtaine d'années tout autour du monde avant
de trouver enfin la paix.
L'Eva Peron de Copi n'est toutefois pas une simple fable sociopolitique autour
du mythe de cette femme. En 1969, l'auteur est âgé de 30 ans
et vit à Paris où son père journaliste
s'était exilé pour fuir le régime. Poète,
romancier, dramaturge, dessinateur humoristique au Nouvel Obs (la fameuse "femme assise"), il a déjà
écrit quelques essais et une pièce de théâtre. Ses thèmes de travail, s'ils sont proches
politiquement de ceux de la plupart des autres artistes et écrivains
argentins ou chiliens exilés à Paris dans ces années-là,
commencent aussi à être beaucoup plus décalés,
ricanants et hallucinés. Influencé par Genet, Artaud, Jarry
et Beckett ainsi que par tout l'univers de révolte, de BD et de libération
sexuelle de l'époque, "l'enfant pornographe" ne lésine pas plus
sur la subversion que sur la dérision et l'absurde. Ses personnages
extravagants -- les personnes réelles qui les inspirent le sont-elles
moins ? -- évoluent dans un monde de folie qui va de l'anxiété
la plus noire à la grandiloquence la plus hystérique.
A travers la mort de l'égérie d'un dictateur, Copi nous interroge
plus sur le travestissement du réel, l'identité sexuelle, l'oppression
universelle du pouvoir et la solitude existentielle que sur les grotesques
et violentes dérives du mouvement péroniste argentin. Bien
entendu, cela n'a pas empêché les militaires de l'époque
d'interdire ses textes en Amérique latine mais la pièce fût
montée à Paris, dès 1970, par Alfredo Arias, et même
si elle ne fût traduite en espagnol que trente ans après avoir
été écrite, plusieurs auteurs l'ont déjà
mise en scène avec succès. Aucune dictature, hormis peut-être la mort, n'a jamais
été de taille à lutter contre le surgissement du rire.
Eva Peron est encore hommagée chaque année
à Buenos Aires par le syndicat péroniste. Copi, lui, est décédé
après un ultime pied de nez en 1987, victime du sida.
© septembre 2004