Romain Gary - Émile Ajar
Il y a trente ans, le coup d'éclat d'Émile Ajar
C'est à l'automne 1974, que paraît Gros-Câlin, le premier des
quatre romans d'Émile Ajar, pseudonyme bien connu et reconnu de
Romain Gary, et qui devait annoncer l'ultime imposture de
l'écrivain. Car en matière de falsification
littéraire, Gary -- de son vrai patronyme, Kacew -- n'en est pas
à ses débuts : en 1958, il signait déjà L'Homme à la colombe sous le nom de Fosco Sinibaldi, et, quelques mois seulement avant Gros-Câlin, comme un
prélude au coup d'éclat d'Émile Ajar, il publie
simultanément Les Têtes de Stéphanie, sous le pseudonyme Shatan Bogat, et La Nuit sera calme, un livre
d'entretiens avec son ami d'enfance, François Bondy. Seulement,
l'histoire nous révèle que l'ami d'enfance n'est qu'un
prétexte, un leurre, puisque Gary s'est en
réalité, tout seul, approprié et posé cette
longue série de questions auxquelles, tout seul, il a
répondu. Quelques mois avant Gros-Câlin,
Gary nous annonçait donc en filigrane, et déjà
très minutieusement, la problématique qui allait devenir
propre à Gary-Ajar, celle de la mise en scène de l'homme
inexistant, du double, du malentendu et de l'identité
usurpée, confondue.
C'est donc il y a trente ans, à l'automne 1974, que Gros-Calin paraît, et qu'une
extraordinaire mystification, à la fois littéraire et
personnelle, se met en place, pour une durée de sept ans. Cette
imposture de Gary, si habile et si méticuleuse, a alors ce
déroulement tortueux qu'on lui connaît : le succès
de Gros-Câlin -- Raymond Queneau alors membre du comité de lecture chez Gallimard
situe le roman "au point de rencontre de Ionesco, Céline, Nimier
et Vian" --, le Goncourt attribué à La Vie devant soi (1975), une
popularité croissante, et la personnification de l'anonyme Ajar
par Paul Pavlowich, le petit-cousin de Gary. Ce sont encore les
critiques littéraires qui ne parviennent à
démasquer la voix de Gary -- l'un d'entre eux écrit
même : "Émile Ajar joue avec les mots, comme seuls Raymond
Queneau ou Aragon, parmi les vivants en sont capables". Ce sont aussi
les suites de ce langage ajarien "éclaté" avec Pseudo (1976) et le début
d'un conflit sans fin avec Pavlowitch. C'est enfin L'Angoisse du roi Salomon (1979),
le dernier roman d'Ajar, et l'angoisse galopante de Gary
lui-même, dépossédé de son oeuvre, de son
succès, et comme dépassé par cette machine
infernale à falsifier. Sans oublier bien sûr la folle
activité littéraire qui fut la sienne durant ces
années Ajar, puisque Gary signe en même temps sous son nom
propre deux romans (Clair de femme,
1977, et Au-delà de cette
limite votre ticket n'est plus valable, 1975), la traduction
française de The Gasp
(Charge d'âme, 1978), l'adaptation théâtrale du Grand vestiaire et la reprise des Couleurs du jour.
Ces années Ajar sont donc placées à la fois sous
le signe de l'excès : la trace -- la signature -- à
déposer à tout prix, le champ des possibles de la langue
à exploiter, à épuiser, la course folle
après les mots, et après un nom d'auteur. Car
"Émile Ajar", ce n'est pas seulement cette "affaire"
retentissante de pseudonyme (appréhendée d'ailleurs comme
une véritable "affaire" policière), mais surtout une
histoire de langage, de littérature et de romans.
En effet, à travers une langue littéralement explosive et
"hors-la-loi", où volent en éclats les formalités
syntaxiques et lexicales, à travers une langue où Gary
renoue, à contre-courant des fameuses "promesses", avec une
liberté "délinquante", pleine d'un humour noir -- un
humour juif --, Ajar met en scène, dans ses quatre romans,
des personnages décalés et haut en couleurs. Toute une
série de personnages attachants, généreux, avec,
aussi, tout leur lot de peurs, d'angoisses et d'interrogations. C'est
alors Michel Cousin qui, dans un cri étouffé, dit la
solitude, le vide intérieur et le besoin d'aimer envahissant
entièrement Gros-Câlin,
c'est le narrateur de Pseudo
lancé dans une quête éperdue des origines, c'est
Salomon Rubinstein et Madame Rosa qui relancent le souvenir
"inoublieux" de la Shoah, c'est enfin l'errance, pleine de doutes et
d'humour de Momo, dans son Belleville natal où se côtoient
des marginaux de tous bords. Autant de personnages qui, il y a trente
ans, ont fait le succès des romans d'Ajar, et qui, tous, se
situent bien en marge (des lois, du langage, de la
société), dans cette marge et cette frontière qui
ont certainement permis à Gary de trouver aussi d'autres
possibilités de la langue pour soulever ses propres peurs, et
dire ses propres origines.
Katia Cikalovski © septembre 2004