François Maspero

Dante, dans sa Divine comédie, montre Ulysse aux Enfers, dans la fosse du huitième cercle, puni pour avoir cherché à franchir les Bornes d'Hercule pour voir "le monde sans habitants qui est par-delà le soleil", pour avoir voulu aller vers la connaissance.

Autre enfer, autre Ulysse, la guerre emporte ses protagonistes dans une odyssée sans espoir de retour, le monde vers des changements inaltérables. François Maspero écrit le roman d'une adolescence où les grands-pères s'appelaient Virgile, les héros étaient des oncles, où un officier italien rêvant de ressembler à Ulysse partait pour Stalingrad, où enfin une adolescente vit s'engloutir un monde en même temps qu'un pays, là-bas, "par-delà le soleil".

Le roman de François Maspero débute en 1942, alors que l'Italie fasciste décide d'envahir la Provence en représailles de l'offensive alliée d'Afrique du Nord. Lise, à qui la maladie et la guerre ont enlevé les parents, quitte son pensionnat pour rejoindre ses grands-parents, Virgile et Titine, qui habitent un hameau. A l'orphelinat déjà Lise était une fille seule, une fille qui "parlait davantage aux compagnons imaginaires qui la suivaient depuis sa petite enfance qu'à ses camarades de classe", pour qui "les autres n'étaient que figurantes, couleurs de kaléidoscope et bruit de fond." Au village l'attend un quotidien perturbé par la guerre qui enrichira son univers. étrange pays où les ennemis ressemblent plus à des voisins avec qui on se rend à la messe, dont les attitudes et habitudes frappent par la similitude, mais qu'on accuse quand même de chaque malheur, rien n'étant plus insupportable que de se reconnaître en quelqu'un d'autre. L'Italien parle presque la même langue que le Provençal, souffre de l'Occupation plus qu'il n'en fait souffrir, c'est le voisin sur qui le malheur serait tombé, et tout en sachant que le pauvre bougre n'y est pour rien, on l'accuse, on l'accable, tout en lui offrant un verre pour le consoler. En ce pays les Français, les Parisiens qu'on appelle "étrangers du dehors", sont les véritables étrangers, les Italiens, eux, viennent du même soleil, de la même mer, comme si la familiarité ne se souciait pas des frontières et des politiques. Pour l'adolescente qu'est Lise, les quelques années de guerre vont être formatrices, et ce personnage en devenir riche de ce qu'il sera, va voir disparaître, et son enfance et le monde d'avant-guerre, celui de ses grands-parents, celui du village, celui d'une Provence sauvage. Fille d'un professeur parisien réputé et d'une mère paysanne, Lise symbolise la rencontre de deux mondes. Mais alors que ses parents vont disparaître, un monde plus fort, plus sûr de lui, va enterrer l'autre, n'ayant pour survivance que l'amas de béton et le grouillement des estivants sur les plages que la Côte d'Azur connaît aujourd'hui.

La richesse des personnages de François Maspero se trouve dans leur simplicité, une simplicité qui en fait des "personnages au-dessus du commun". Comme le mythe se caractérise par la simplicité de ses récits, les personnages les plus simples revêtent les habits épiques que leur donne l'écriture de François Maspero. époque héroïque qui prolonge l'enfance en adolescence, où les hommes évoquent au bord de la Méditerranée les héros disparus, Achille, Ulysse, époque chaotique où les plus considérés, les plus riches, sont souvent les plus lâches, où les moindres sont les plus courageux, comme l'oncle Loup qui enrobe ses anecdotes d'exploits, simple marin gonflé par son imagination et son courage: "du récit souvent brumeux qu'il faisait de son équipée, surnageaient quelques hauts faits." Mais pour Lise, les histoires de l'oncle Loup furent les récits fondateurs, "les plus beaux contes." Il y a du Scipion dans l'oncle Loup, autre marin loquace et fantasque, personnage d'Albert Cohen dans Mangeclous.

Pour François Maspero chaque nom a un sens. Véritable toponymie du nom, l'histoire particulière de chacun dévoile peu à peu ses particularités nominales, la maison Dore devient la maison d'or, ne trouvant sa véritable signification, son sens le plus simple et le plus profond que sous la plume de François Maspero et le regard de Lise. Maison qui renvoie à un véritable âge d'or c'est la maison voisine que le père de l'adolescente voulait acheter. L'auteur explique chaque surnom, époque où l'on était proche des gens et de la terre, où tout était signifiant, où le monde s'expliquait par lui-même ou par les récits de l'oncle Loup, "l'homme des cosmogonies merveilleuses". Mais aussi topologie des lieux, avec ses sentiers fermés par les haies, dissimulés par la nature, avec la plage, son sable sensuel ouvert sur l'horizon, univers protégé des étrangers par les créatures merveilleuses nées de l'imagination de Lise: "Elle savait charmer les plus petits avec les histoires de bêtes mystérieuses qui vivaient dans la montagne, le semble-demi-pintadon qui avait une patte plus courte que l'autre à force de toujours marcher dans le même sens à flanc de colline et qu'il suffisait d'appeler pour que, se retournant, il perde l'équilibre..." Imagination, contemplation, rêveries, armes de petite fille devant le monde et les autres, qui ne la protégeront pas de l'arrivée de l'armée allemande remplaçant les soldats italiens. Plus organisée, sans souci de fraterniser, véritable étrangère et ennemie, c'est maintenant une armée de guerre qui occupe la Provence et qui n'hésite pas à faire abattre les arbres ou les maisons trop visibles de la mer pour se protéger d'un débarquement, transformant peu à peu le paysage familier de Lise. Puis suit le débarquement des Alliés et son bain de sang, qui dans ses destructions ne fait que préfigurer les profondes modifications qu'occasionneront touristes et spéculateurs. Disparaîtront ainsi les éléments de la rêverie et de la poésie de Lise qui constituaient son univers fait de crainte et d'espoir, de caresses de sable et de chemins pierreux. Plus tard, en revenant au pays, elle cherchera sur la plage de l'oncle Loup "son seul royaume absolu et son vrai refuge", où jadis elle attendait le retour des êtres chers et disparus, l'évocation d'une enfance qui ne reviendra plus, arrosée du sang de la guerre comme la déchirure douloureuse d'un hymen. En même temps que disparaissait le monde, disparaissait son grand-père Virgile et sa grand-mère: "En fait il ne se remettait pas de voir disparaître une forme d'ordre qui avait été toute sa vie, si pénible qu'eût été celle-ci. Rien n'était plus comme avant. Le rythme du monde était brisé. Il ne pouvait qu'en mourir. Il avait fait son temps. Il en mourut..."

Très beau texte évoquant un lieu au bout d'une terre, là où s'arrête la mer, Le temps des Italiens est le roman des passages, passage de la guerre et de ses combattants, se nourrissant des rapports ambigus avec l'ennemi et l'étranger, passage d'une époque à une autre plus moderne et sans pitié pour les souvenirs enfin, passage de l'adolescence, court et léger esquif d'où l'enfance est tombée, lieux de tous les espoirs et de toutes les craintes."Lise avait toujours vécu dans le présent. Un présent lourd du silence du passé". Habitante magnifique des longues plaines du temps et du silence, Ulysse léger et discret dont la guerre et le monde moderne ont accéléré et exilé la vie, toujours en transit, quand elle se retournera sa vie sera derrière elle.

Copyright © Philippe Lechermeier / republique-des-lettres.fr, Paris, mercredi 10 mars 1999. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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