Christophe Colomb

Biographie Thomas De Quincey
Thomas De Quincey
De l'Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts

Éditions de La République des Lettres
ISBN 978-2-8249-0195-4
Prix : 5 euros
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A dix-huit mois de commémorer le cinq-centième anniversaire de la découverte de l'Amérique, j'ai reçu un appel téléphonique surprise. C'était l'assistant d'un célèbre directeur de films grand public qui avait l'intention de faire une biographie épique de Christophe Colomb. Accepterais-je de lire le script, ou de parler avec lui de la façon dont les Amérindiens ont été dépeints ? Nous nous sommes rencontrés dans son bureau. Le directeur et ses collègues m'ont écouté avec attention et respect; mais il y avait un problème. Le film culminait avec une scène où quelques soldats espagnols marchent en trébuchant à travers une forêt déserte et trouvent un grand chaudron bouillant. Mort de faim, un de ces soldats en tire un morceau de viande et y plonge ses dents pour découvrir qu'il s'agit en fait d'un membre humain. A ce moment là, les canibales émergent de l'obscurité, il y a une fusillade, beaucoup de personnages non indispensables sont tués par des flèches et Christophe Colomb et son équipage sont obligés de s'enfuir vers le bateau. Dès lors tout s'enchaîne mal pour le héros et il meurt en homme brisé quelques scènes plus tard.

Les imputations de canibalisme amérindien remontent directement au premier voyage de Colomb, quand les habitants des Grandes Antilles ont raconté à leur interprète de langue arabe que leurs traditionnels ennemis de l'est des Petites Antilles, appelées les Caraïbes, mangeaient de la chair humaine. Au début, Colomb était sceptique à ce sujet, mais il ne put s'empêcher de répéter l'histoire dans la littérature propagandiste qu'il produisit à son retour en Europe. Celle-ci a non seulement réussi à faire florès, mais a également produit une justification bien commode pour la conquête et la réduction en esclavage de ces peuples, puisqu'ils vivaient en dehors des lois de Dieu et de la Nature. Malgré l'absence de la moindre évidence documentaire directe, l'accusation se transforma en fait établi et se transmit de façon relativement indemne pendant cinq cent ans, étant acceptée jusqu'à très récemment, même par de nombreux anthropologues. Ce n'était pas si étonnant donc de la retrouver, sur le point de se renforcer à nouveau, par l'intermédiaire d'un film typiquement hollywoodien.

Dans son livre dense et vigoureux, Colomb et le bout du monde, Djelal Kadir montre que la présomption de canibalisme n'était qu'un composant de l'idéologie religieuse globale que les Européens utilisèrent pour justifier leur invasion du Nouveau Monde. Kadir est professeur de littérature, et son travail consiste d'abord en une analyse critique serrée de certains textes-clés fournis par les premiers colons tant en Amérique du Nord que du Sud. Cependant, c'est surtout sur les écrits de Colomb lui-même que Kadir se focalise, notamment sur les journaux de bord de ses différents voyages (tels qu'ils nous sont parvenus par l'entremise de Las Casas et d'autres), ses lettres à Ferdinand et Isabelle ou à ses alliés parmi leurs courtisans, aussi bien que sur les différentes rédactions de son testament. Le plus fascinant de tout, pourtant, est Le livre de prophéties de Colomb, qu'il compila entre son troisième et son quatrième voyage, et qui était un catalogue de passages extraits de sources bibliques, ecclésiastiques ainsi que de textes grecs classiques. Pris dans leur ensemble, ceux-ci prouvaient à ses yeux qu'il y avait un lien d'origine divine entre la découverte d'un Nouveau Monde géographique, la libération de la Jérusalem terrestre du contrôle musulman et l'établissement, comme le prophétisaient les Révélations, de la nouvelle Jérusalem qui, d'après l'Apocalypse et la dénonciation de l'Antéchrist inaugurerait une ère de félicité sans fin, pendant laquelle toute l'humanité serait convertie à la Vraie Foi.

Kadir démontre, d'une façon convaincante, que Colomb était obsédé par l'idée qu'il représentait l'instrument de la Divine Providence. Il signait habituellement son nom sous la forme étymologique grecque: Xpoferens, porteur du Messie. Non seulement avait-il découvert le Nouveau Monde, mais il souhaitait déjà s'approprier toutes les richesses qu'il recelait afin de monter une Croisade pour libérer le Temple Sacré de Sion. Et ainsi, il levait la tête vers les nuages et entrait en conversation avec Dieu à propos de ses fins millénaristes, tandis que ses hommes s'affairaient à rassembler les Indiens et à les asservir, pillant leur terre et les massacrant s'ils résistaient. Colomb est souvent représenté, particulièrement selon les récits populaires, comme un personnage de la Renaissance, un acteur principal dans le drame de l'âge de la découverte, repoussant les frontières de la connaissance humaine sans autre fin que la recherche du savoir en et pour soi.

Mais l'étude de Kadir suggère qu'il devrait plutôt être pensé comme un personnage du Moyen Age. ll n'y a sans doute pas de passage dans les écrits de Colomb qui le démontre plus clairement que celui qui concerne le moment où, durant la troisième expédition en 1498, il arrive à l'embouchure de l'Orénoque. Se rendant compte que son bateau est en train d'être repoussé en arrière par un puissant courant d'eau douce, il considère deux explications possibles. La première est qu'il est arrivé au large d'un vaste continent à propos duquel aucun Européen n'a de connaissances. Mais il considère cela comme improbable. Il préfère croire qu'il est arrivé à l'embouchure d'un fleuve qui conduit au paradis terrestre. Il s'engage alors, à travers plusieurs pages, dans une spéculation cosmogéographique tendant à prouver que le monde a la forme d'une poire, avec une protubérance au sommet, similaire au mamelon des femmes, où ce paradis terrestre serait situé. D'ailleurs il déduit que pour avoir atteint cet endroit, il a dû naviguer vers le haut de la colline. Selon le commentaire de Kadir, pour Colomb, cela n'était pas simplement la fin du monde dans l'espace, mais l'éventuel site de la fin du monde dans le temps, où, selon la tradition biblique qu'il connaissait si bien, les prophètes Enoch et Elias attendaient le moment pour élever leur voix contre l'Antéchrist et annoncer l'Apocalypse. Mais Colomb n'osa pas y entrer car il ne crut pas que telle était la volonté de Dieu. En lieu et place il fit voile sur l'Hispaniola, seulement pour se trouver empêtré dans une série d'ennuis plus terrestres qui, deux ans plus tard, auraient pour résultat de le faire revenir en Espagne chargé de chaînes. Les expéditions de Colomb n'ont peut-être pas annoncé une Apocalypse générale, mais c'est sûrement l'effet qu'elles ont eu sur les habitants des Antilles.

Quarante ans après son arrivée, la majorité des populations indigènes des Grandes Antilles avait été anéantie. Vers 1524, elles étaient déjà dépassées en nombre par les esclaves africains, destinés à les remplacer dans les plantations de sucre nouvellement établies. Les premiers récits espagnols sur cette période sont si fragmentaires et partiaux que les archives ethnographiques relatives à la culture traditionnelle des Grandes Antilles se basent essentiellement sur le travail des archéologues. Un des plus éminents travaux en la matière est celui de Irving Rouse, dont l'ouvrage sur les Taïnos est le résultat de plus de cinquante ans de recherches dans la région. Dans The Tainos, il attire l'attention sur le fait qu'en aucun cas Colomb ne découvrit un Nouveau Monde, mais simplement une nouvelle route entre l'Europe et l'Amérique. Les fouilles archéologiques suggèrent que les Grandes Antilles furent d'abord découvertes autour de 4000 avant Jésus-Christ par des peuples issus d'Amérique centrale, et cet événement fut suivi par une série d'invasions perpétrées par des peuples originaires du Bassin de l'Orénoque, qui parvinrent à cet endroit via la chaîne des îles des Petites Antilles. La plus récente d'entre elles fut celle des Karifuna, comme ils se dénommèrent eux-mêmes, ou plus communément le peuple insulaire de la Caraïbe. Au moment où Colomb touchait terre, ces derniers avaient atteint l'extrême Est des Grandes Antilles et avaient commencé à harceler les Taïnos. En même temps, dans les îles plus grandes, et notamment à Boriquen qui sera plus tard Puerto Rico, ils avaient construit d'importantes salles de jeu de paume et pratiquaient une forme de sculpture anthropomorphique qui, à première vue, suggère une relation continue avec l'Amérique centrale. Cependant Rouse avance, de manière assez peu convaincante, que ces dernières similitudes sont plutôt dues à des développements culturels parallèles qu'à un contact direct. Le livre de Rouse s'adresse aussi bien à un public averti qu'à ses collègues universitaires, mais si le corps principal du texte est très détaillé, il reste assez aride dans son traitement des preuves préhistoriques relevant du travail humain. Qui plus est, la compréhension n'est pas facilitée par des discussions méthodologiques assez lourdes. Toutefois, il représente une somme utile concernant les traces encore lacunaires et disparates laissées par le peuple malheureux qui accueillit Christophe Colomb.

Les Taïnos auraient été mieux avisés d'accueillir les Espagnols comme l'ont fait les Caraïbes. En réagissant hostilement à tout empiétement, ces derniers ont maintenu les Espagnols totalement à l'écart de leurs îles. Ce n'est qu'après que les Anglais et les Français aient commencé à les envahir dans les années 1620, presque cent-cinquante ans plus tard, qu'ils commencèrent à perdre leur autonomie. En effet, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, ils conservèrent un rôle actif dans la lutte contre les deux puissances européennes. Dès cette époque, ils réalisèrent de nombreux mariages interethniques sur certaines îles, avec des esclaves noirs en fuite. Mais avec la déportation depuis Saint Vincent, en 1797, de la presque totalité de la population des cinq mille Caraïbes noirs vers une île du Honduras, leur capacité à influencer la politique coloniale cessa effectivement. Depuis lors, seule une petite communauté de Caraïbes a survécu sur une île de la Dominique, où la relative absence de terres convenant aux plantations sucrières l'a en grande partie protégée d'un conflit direct avec les colons.

Le livre de Philip Boucher, Canibal Encounters, et les textes de Wild Majesty s'intéressent tout particulièrement à cette histoire. En fait, les deux volumes se complètent joliment l'un l'autre. Boucher est un historien et son champ est large: il traite avec assurance des thèmes politiques coloniaux, bien que son doigté dans le maniement des sources ethnographiques soit moins assuré. Au contraire, les textes de Peter Hulme et Neil Whitehead sont tous des récits de témoins oculaires. Il s'agit d'une sélection excellente et très diversifiée, comprenant des exemples provenant de sources célèbres mais aussi sortis de l'ombre. Mais comme ces sélections sont accompagnées de commentaires relativement feutrés des éditeurs, il est souvent utile d'avoir le livre de Boucher à portée de main pour les contextualiser. Un thème récurrent apparaît dans les deux volumes, à savoir la manière dont les descriptions de la société caraïbe, par des témoins oculaires ou des auteurs européens se basant sur des récits, ont reflété les changements d'idéologie dans les métropoles autant que les réalités de la vie dans les Caraïbes. En fait la principale impression qui ressort de l'anthologie de Hulme et Whitehead est l'étonnement d'observer à quel point la compréhension européenne sur les Caraïbes a pu être superficielle. Malgré un contact prolongé et une multitude de sources, I'ethnographie européenne concernant ces îles n'est pas beaucoup plus riche que celle concernant les Taïnos.

La plus grande chance d'obtenir une telle compréhension semble s'être présentée à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, lorsque nombre de missionnaires franco-dominicains vivaient parmi les Caraïbes. Mais tous se lamentaient du peu de succès qu'ils avaient à obtenir des conversions, et ils n'apprirent apparemment pas beaucoup de choses sur la société caraïbe elle-même. Aucun ne produisit des textes comparables à ceux des remarquables chroniqueurs jésuites de l'Orénoque du XVIIIe siècle tels que Guilij ou Gumilla.

Il semble que lorsque les Caraïbes ne pouvaient résister militairement plus longtemps aux incursions extérieures, ils le faisaient psychologiquement. L'absence de descriptions ethnographiques faisant autorité ne peut que donner aux croyances allogènes sur les pratiques canibales toutes leurs chances de prospérer. Mais pareillement, l'absence de récits fiables nous empêche de trancher la question: les Caraïbes mangeaient-ils ou non des hommes ? Hulme et Whitehead éludent la question, probablement parce que dans leurs publications antérieures respectives, ils ont adopté des positions quelque peu opposées. Boucher passe en revue l'état actuel des arguments parmi les spécialistes, concluant que la preuve en faveur du canibalisme est très ténue. Si celui-ci était effectivement pratiqué, il s'agissait probablement d'une procédure fortement ritualisée qui devait impliquer l'ingestion de la graisse d'ennemis morts, dans certaines occasions très rares. Sans aucun doute, ils n'auraient jamais simplement fait bouillir quelqu'un dans un pot-au-feu.

Quelques jours après ma rencontre avec le réalisateur, son assistant me rappela. Il se confondait en excuses. Le réalisateur m'avait apprécié, mais il était désolé: la scène canibale devait être maintenue. C'était le passage le plus fort de ce film. Mais peut être notre rencontre n'a-t-elle pas été entièrement vaine. Le film n'a pas encore été projeté dans notre cinéma local, mais on m'a dit que la scène du guerrier plantant ses dents dans un membre humain bien cuit est simplement une séquence de rêve enfiévré. Peut être est-ce la métaphore la plus appropriée pour de telles fantaisies canibalistiques.

Copyright © Paul Henley / republique-des-lettres.fr, Paris, vendredi 01 septembre 1995. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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