Jean Chesneaux

Jean Chesneaux

Jean Chesneaux, quelle est la genèse de votre travail et son rapport aux autres cultures que vous avez pu aborder au cours de votre existence?

Jean Chesneaux: Depuis longtemps je me préoccupe de la crise de notre société mondiale, ce que j'ai appelé la crise de la modernité. J'ai fait deux ouvrages sur ce thème et chacun de ces ouvrages comportait un chapitre seulement sur le temps, le temps déréalisé, verrouillé, le temps programmé. La crise de notre société est une crise de son rapport au temps. J'ai voulu davantage aller dans cette direction. Deuxièmement, je me préoccupe, depuis longtemps, du savoir historique et j'éprouve une sorte de sentiment sinon de futilité du savoir historique noué sur le seul passé, du moins du caractère non opératoire de ce savoir. En anglais on dirait "irrelevance"; ce mot difficile à traduire s'approcherait d'inapproprié. (...) J'ai beaucoup voyagé aussi, je suis allé à l'Ile de Pâques, en Nouvelle Guinée, au Canal de Panama, à Pétra en Jordanie, je suis allé dans de nombreux endroits relativement insolites, et voyager oe n'est pas seulement se déplacer dans l'espace, c'est vivre l'universalité de la relation au temps dans sa diversité. On mesure la relation au temps d'une façon très forte à travers une autre situation, un autre mode de sédimentation historienne que celui auquel on est habitué. Le désert d'Australie centrale n'a pas la même temporalité. Les voyages ont certainement ainsi aiguisé ma sensibilité au temps. Ensuite, il y a bien évidemment l'âge. J'espère avoir encore une certaine espérance de vie. J'ai nettement dépassé soixante dix ans et le temps est une réalité première à mesure que l'on s'avance dans la vie. Chateaubriand l'a très bien exprimé dans ses Mémoires d'Outre tombe: "A mesure que ces mémoires se remplissent de mes années écoulées, il me représente le globe inférieur d'un sablier." et, écrit encore Chateaubriand, "quand tout le sable sera passé, je ne retournerai pas mon horloge de fer", ce qui est une facon de souligner cette irréversibilité du temps qui est le thème aussi d'un des plus beaux livres de Vladimir Jankélévitch.

Autre élément de la genèse du livre qui est plus récent, c'est ma sensibilité à la crise de l'environnement. La crise de l'environnement c'est un peu la contre partie d'une insatisfaction vis à vis d'une histoire enfermée dans le seul passé, c'est la nécessité d'une interrogation sur l'avenir. La conscience humaine - autre versant de notre temporalité bi-directionnelle - est même temps capable de maîtriser sa relation en amont et sa relation en aval. L'aval, c'est l'avenir de la planète dans ses rapports avec l'avenir de nos sociétés. Quelle terre laisserons-nous à nos enfants? c'est une interrogation qui à elle seule est aussi forte que toute l'interrogation sur tout le patrimoine historique. En une seule phrase cela pèse aussi lourd que les millions de pages écrites sur l'histoire de l'humanité!

En gros, ces éléments sont intervenus dans la genèse du livre, mais le résultat est que j'ai été amené à dépasser toutes ces préoccupations, je ne me suis pas contenté de mettre bout à bout mon expérience des voyages, ma sensibilité écologique, la critique d'un oertain savoir historique tourné sur lui-même et la critique de la modernité. A travers cela, et ce n'était pas donné au départ, j'ai été amené à affirmer la priorité de la relation entre, d'une part le présent et le passé et de l'autre le présent et l'avenir, relation intégrée, relation debout, et pourtant une, d'où le vrai sous-titre du livre: Pour un dialogue politique entre le présent, le passé et l'avenir. Ce livre s'est également enrichi d'une préoccupation qui est mienne depuis très longtemps, depuis que, jeune agrégé, j'avais dédaigné un peu naïvement d'aller prendre un poste dans l'université française. J'ai d'ailleurs quitté la France et le Ministère de l'éducation nationale sans explications et je suis parti pour un voyage de deux ans qui m'a emmené d'Alexandrie à Pékin et de Calcutta à Londres. Ce voyage a été extrêmement formateur pour moi et j'ai toujours été très sensible à cette pluralité du patrimoine culturel de l'humanité, à tout ce que le Non-Occident peut nous apporter. Etre à l'écoute du Non-Occident: j'ai essayé un peu cela, très modestement, en Amérique latine, de façon plus poussée en fréquentant les Polynésiens et les Mélanésiens et surtout j'ai une expérience de vingt cinq années d'étude de la Chine, qui a renforcé chez moi cette sensibilité, cette ouverture du Non-Occident, cette conviction profonde que le Non-Occident pèse très lourd et que l'Occident n'a aucun titre à revendiquer une position dirigeante dans l'évolution de l'esprit humain. Si on laisse de côté l'impérialisme économique, financier et politique, l'Occident n'a aucun titre à la direction morale du monde. Le Non-Occident est souvent plus riche: ainsi par exemple le mot français "vieux" est univoque en français tandis qu'en chinois, il y a deux mots qui n'ont aucun rapport l'un avec l'autre: d'une part, il y a le mot "Lao" qui signifie âgé en tant que disposant d'une expérience, en tant qu'être capable d'une expérience dans le présent à partir de l'expérience de situations autres, et en particulier d'un dialogue avec les jeunes générations, tandis que l'autre mot chinois pour vieux est "Qiu", qui signifie au contraire vieilli au sens d'obsolète, de dépassé, de rejeté dans le passé et n'ayant plus ricn à apporter qu'une contribution négative, appauvrissante ou stérilisante. C'est quelque chose d'évident pour un Chinois, moins évident pour un Occidental.

Est-ce qu'à vos yeux, la crise de la société occidentale en cette fin de XXe siècle est surtout une crise de la temporalité?

Jean Chesneaux: Je ne dirais pas surtout, mais de façon constitutive, de façon intrinsèque. La crise de temporalité est au coeur même de notre crise de société. J'ai essayé de développer oela avec un oertain nombre de formules qui je l'espère sont capables d'attirer l'attention. Nous sommes de plus en plus soumis à un "Temps-paramètre", qui occulte et qui étouffe le "Temps-compagnon". Le Temps-paramètre c'est le temps programmé, quantifié, préempté, comptabilisé, alors que le Temps-compagnon, c'est le temps du devenir, c'est le temps qui s'écoule, disait Hegel, dans sa plasticité, le temps de la durée qui connaît des aller et retours, qui connaît des pauses, des moments forts. Arletty sur le pont du Canal St Martin disant à Louis Jouvet: "Il y a des moments qui durent longtemps!" C'est le Temps-compagnon et non le Temps-paramètre.

Cela peut être aussi le temps de l'exaltation en commun, le jour où l'on a appris la capitulation allemande en mai 1945, le temps des grands défilés de Mai 68, c'est la plasticité du temps. (...) J'ai aussi souligné que nous sommes à la fois obsédés par le temps et orphelins du temps. Nous perdons le sens du devenir. Notre temps est frappé d'alignement. C'étaient les disciples de Le Corbusier qui, avec acharnement et férocité, dans les années cinquante et soixante, pourchassaient une chapelle, une mare, un arbre isolé dans un champ, un vieux quartier, une maison qui dépasse et tout cela devait être frappé d'alignement...Tout doit être mis en ligne et obéir. Notre temps risque lui aussi, comme l'espace urbain ou rural des disciples de Le Corbusier, d'être frappé d'alignement. Alors qu'au contraire il faut défendre le temps contre ces prétentions à l'alignement, ce qui nous ramène au Temps-compagnon. J'en viens enfin à "l'intervalle" et à "l'interface". L'interface est une formule empruntée à l'informatique qui suggère un caractère opératoire né dans l'immédiat; il faut que chaque opération mentale, que chaque analyse de la situation sociale, chaque initiative de la pratique s'enchaîne immédiatement. C'est donc l'idée d'un enchaînement impérieux et univoque. L'Interface c'est par exemple la monosémie; la chasse au temps mort. Je plaide au contraire pour l'intervalle. C'est une notion temporelle autant que spatiale. C'est le temps de la maturation, le temps de la pause, le temps de l'incertitude, le temps de la disponibilité, le temps des options divergentes qui doivent pouvoir être confrontées l'une à l'autre. L'interface ne connaît rien de tout cela, comme l'ordinateur.

J'ai toujours pensé que la relation ternaire est plus riche que la relation binaire qui est héritée de la philosophie grecque à travers les classiques tel que Descartes. Entre faire A, faire B et ne rien faire, le troisième terme est une option aussi positive que faire A ou faire B, que je ne développe pas.

Je voudrais ajouter que le livre a évolué bien au-delà des cinq points de départ que j'ai énoncé. J'ai dépassé mes premières préoccupations et j'ai débouché sur une réflexion et un oertain nombre de propositions synthétiques, plus essentielles à mon sens, que je n'avais pas aperçu au départ, qui est la relation entre le présent et le passé et le présent et l'avenir. Je pense que dans la crise de notre société actuelle, tout pousse à déconnecter le présent et à le mettre à l'état d'électron libre. C'est la thèse de la déconstruction qui a eu et a beaucoup de succès dans les milieux intellectuels. Le passé est forclos, il est renvoyé à son étrangeté, nous échappe complètement, est extérieur à nous, l'avenir est complètement bouché. Alors vautrons-nous dans l'incohérence, le flou, le non-signifiant, dans l'aléatoire du présent, pourrais-je dire en caricaturant. C'est ma critique fondamentale envers une certaine futilité post-moderne. Félix Guattari avec qui j'étais très ami disait: plus de vagues, des vogues.

Dans le cadre de votre travail, les fondamentalismes ne peuvent-ils pas être analysés comme des régressions temporelles ou des fixations au passé?

Jean Chesneaux: Pour moi le trait commun de tous les fondamentalismes c'est la négation de la durée du temps. C'est la volonté politique, commune à tous les fondamentalismes, de figer le devenir humain en l'enfermant dans des invariants idéologiques qui constituent un socle immuable. Quand je dis les fondamentalismes, je pense à la fois à l'Islam des intégristes, à la France de Le Pen, aux petits Yankees du Middle West, à la Droite brahmanique de l'Inde. Je prends ces quatre exemples - il y en a d'autres - mais ils sont suffisants pour montrer la généralité du phénomène. Ce qui est commun à tous ces fondamentalismes c'est leur démarche intemporelle, leur négation du devenir. L'avenir est réduit à la reproduction d'un modèle intemporel et a-historique, donné une fois pour toutes, transcendant. Il y a une transcendance séculière comme il y a une transcendance religieuse. Le Pen c'est une transcendance séculière. L'avenir est réduit à la reproduction de ce modèle a-historique et le passé est entièrement enfermé dans ce même modèle immuable qui gomme du passé d'abord tout ce qui représente un cheminement, tout ce qui représente des mutations et ensuite tout ce qui représente des conflits, tout ce qui représente des divergences et des déviations. Vichy était fondamentaliste de ce point de vue là. Vichy se voulait hors du temps, se voulait l'appel à une France intemporelle. Vichy proposait des valeurs françaises comme invariants intemporels. Cela est incompatible avec la démarche démocratique pour qui le devenir humain est en renouvellement constant, passe par des mutations fondamentales, offre toujours des solutions diverses et ne se réduit pas à un modèle immuable, fermé sur lui-même. Je pense que cela vaut la peine d'ouvrir ce chantier, c'est à dire de mettre en cause les fondamentalismes non seulement dans leur diversité, mais aussi dans leur unité! Ils jettent tous ensemble le même défi à la démocratie comme construction inscrite dans le mouvement du temps.

Copyright © Gérard D. Khoury / republique-des-lettres.fr, Paris, dimanche 01 décembre 1996. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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