Gertrude Himmelfarb

Les "guerres de culture" aux Etats-Unis ne se sont pas apaisées et ceux qui les ramènent à une simple tempête dans un verre d'eau universitaire devrait lire le passionnant compte-rendu de Christine Hoff-Sommers de la guerre des sexes, qu'il faut rattacher à un conflit plus vaste. Sommers, professeur de philosophie à l'Université de Clark, n'a pas de doute sur l'identité de l'agresseur dans cette guerre. C'est la nouvelle vague des militantes féministes qu'elle appelle gender feminists. Elle se dit elle-même féministe de la vieille école, dans la tradition de Mary Wollstonecraft et Harriet Taylor en Angleterre, Susan Anthony et Elisabeth Cady Stanton en Amérique. Ces féministes, "féministes de l'équité", comme elle les appelle, voulaient pour les femmes ce qu'elles voulaient pour tout le monde, des droits égaux devant la loi. Elle cite Stanton qui déclara en 1854: "Nous ne voulons pas de lois meilleures que celles que vous avez faites pour vous-mêmes. Nous n'avons pas besoin d'autre protection que celle que vos présentes lois vous assurent."

Elle aurait pu citer John Stuart Mill (ou Harriet Taylor qui a co-écrit avec lui l'essai intitulé Affranchissement des femmes) avec un même effet: "Ce qui est nécessaire pour les femmes est l'égalité des droits, l'accès égal à tous les privilèges sociaux, non pas une position à part, une sorte de sacerdoce sentimental". Mieux encore, elle aurait pu citer la stratégie de Mill pour obtenir le suffrage féminin, préconisant non pas un projet de loi accordant aux femmes le droit de vote, mais un simple amendement remplaçant le mot "homme" par celui de "personne", faisant ainsi clairement apparaître que les femmes ont le droit de jouir de leurs droits non pas en tant que femmes mais en tant qu'individus.

Au contraire, la rhétorique des gender feminists ne fait pas appel aux femmes en tant qu'individus mais comme sexuellement définies. Et leur stratégie n'est pas tant la revendication des droits individuels qu'un combat pour une prise de pouvoir collective. Cette sorte de féminisme, affirme Sommers, s'est révélée dès 1970 dans le livre Pour une politique sexuelle de Kate Millet. La génération antérieure de féministes, y compris Betty Friedan et Germaine Greer opérait toujours à partir de la structure héritée du Siècle des Lumières, du libéralisme et de l'individualisme. Elles offrirent aux femmes une version libérale de la prise de conscience dont le but était de les éveiller aux nouvelles possibilités de leur propre accomplissement individuel. Kate Millet rompit avec cette tradition en insistant sur le fait que la société moderne est profondément, irrémédiablement patriarca1e et corrompue par la politique de la dominance sexuelle. La conscience émergeante, dans cette situation, signifie apprendre aux femmes à s'identifier personnellement à partir de leur sexe et prendre conscience que "le personnel est le politique". Quelles que soient les apparences superficielles de leurs vies individuelles, toutes les femmes sont opprimées et harcelées parce qu'elles sont femmes. Leur unique recours est d'engager un combat politique commun, un combat pour le pouvoir.

Sommers pense que la plupart des féministes ne partagent pas cette idéologie. A son instar, insiste-t-elle, elles sont des féministes de l'équité. Et bien que les buts de leur programme (qui s'occupent des questions pratiques du travail, de l'éducation, des droits juridiques et autres problèmes de la sorte) n'aient pas encore été complètement atteints, elles ont de bonnes raisons d'être satisfaites. "Selon tous les critères raisonnables", observe-t-elle, "le féminisme de l'équité s'est révélé être une des grandes réussites américaines." Les femmes aux Etats-Unis constituent aujourd'hui plus de la majorité des étudiants des premiers cycles l'université, elles ont fait d'énormes avancées dans le milieu professionnel et dans le service public, leurs niveaux de salaire se sont substantiellement renforcés par rapport à ceux des hommes, et leurs conditions de travail se sont grandement améliorées. Mais on parle rarement de cette success story, et non pas uniquement parce que la plupart des militants et des activistes qui se font entendre sont des gender feminists, mais aussi parce que ce féminisme qui prône le séparatisme sexuel est lui-même constamment en train de surenchérir sur les enjeux dans la guerre des sexes.

Un des effets de cette guerre, comme le décrit Sommers, est de renvoyer à leur détermination sexuelle aussi bien les hommes que les femmes. Si les femmes sont des victimes de par leur sexe, les hommes sont par là même génériquement coupables à cause leur sexe. Individuellement, les hommes peuvent effectivement ne pas battre les femmes, ne pas les violer, ne pas être irrespectueux avec elles ou ne pas les sous-payer. Mais chaque homme est fondamentalement et potentiellement coupable de chacune de ces choses de par sa seule qualité d'homme. C'est là le raisonnement qui poussa quelques étudiantes qui, pour tout projet à 1'occasion d' un cours sur Questions actuelles de l'art féministe à l'Université de Maryland, ont distribué des affiches dans toute l'université avec les noms de cinquante étudiants choisis au hasard dans le répertoire de 1' institution, sous l'intitulé: "Avis: ces hommes sont des violeurs potentiels." Les autres hommes ne furent ensuite pas davantage épargnés: Lors du festival d'art de l'université, sur un mur étaient écrits les noms des 15.000 étudiants de sexe masculin et un texte proclamait:"un grand nombre de ces hommes sont des violeurs en puissance".

Sommers mentionne cet incident mais non pas les retombées qui sont encore plus révélatrices. Quand on a interrogé le professeur qui donnait ce cours, elle a déclaré que ce projet a été "un succès fou" et dit qu'elle en était "très satisfaite". Le président de l'Organisation nationale pour les femmes explique que "cet art avait manifestement une intention provocatrice et que cela a réussi. Le président de l'université, confronté à la perspective de suites judiciaires, réprimanda ceux qui s'y engagèrent pour leur manque de "jugement" et qualifia le projet lui-même d'"insensible et d'inapproprié". Les étudiantes qui avaient porté ce projet refusèrent de révéler leur nom, disant qu'elles craignaient d'être éventuellement "harcelées". On ne sait si une action disciplinaire quelconque a été prise contre elles parce que l'université a promis de respecter leur droit à la vie privée.

Ce n'est pas seulement le monde universitaire que ce nouveau féminisme a pénétré (terme d'ailleurs tabou dans le nouveau lexique pour être non seulement patriarcal mais "hétéro-patriarcal"). Les parties les plus efficaces du livre de Sommers sont celles où elle rapporte les statistiques profondément irresponsables qui sont devenues courantes dans la presse populaire et même dans certains manuels: les 150.000 femmes qui sont censées mourir d'anorexie chaque année (le chiffre réel est certainement plus près de 100); ou les 25% de femmes qui sont victimes de viol (statistique largement citée mais gonflée par une définition du viol et de la tentative de viol que la plupart des victimes ne reconnaissent pas comme telle); ou la prétendue augmentation de 40% des violences domestiques le dimanche de la finale de foot, (chiffres sans base factuellement mais qui sont accompagnés d'avertissements aux femmes afin qu'elles ne restent pas à la maison ce jour de mauvais présage), ou les 40% de femmes dont ont dit qu'elles souffrent de dépression sévère; ou l'affirmation qui dit que l'abus sexuel de femmes enceintes cause plus de malformations de naissances que toutes les autres causes combinées; ou la découverte d'une épidémie de harcèlement sexuel dans les écoles (basé sur un questionnaire dont la définition du harcèlement inclut "gestes, regards, commentaires ou jeux de mots"); ou l'accusation que les écoles amènent uniformément les filles à avoir une faible estime de soi. Tous ces réquisitoires ne sont pas le fait des féministes; certains viennent d'enquêteurs professionnels, ce qui suggère combien l'idéologie féministe imprègne le climat actuel.

Le mot même de viol est devenu emblématique dans la guerre des sexes ,mais avec un sens que les premières générations de féministes n'auraient même pas reconnu. L'historienne Gerda Lerner se plaint de ce que le "viol de l'esprit" a soumis les femmes aussi sûrement que le viol du corps. Ce qui signifie que la violation de la nature des femmes et de leur expérience propre est implicitement contenue dans l' idée masculiniste de raison: nous en sommes là. "Quelle sagesse pourrait-on trouver dans les règles? Quelle source de connaissance réside dans le sein gonflé de lait?" demande-t-elle. Catharine MacKinnon dit que l'homme approche la nature comme le violeur approche une femme, en prenant leur plaisir à la violer, à "pénétrer" ses secrets. Sandra Harding décrit les Principes de Newton comme manuel de viol. Et certaines scientifiques féministes objectent que l'ensemble de la science est tellement imprégnée de la pensée "verticale", "phallocentrique" qu' elle présente une violence faite aux femmes.

Ce ne sont pas des idées et des évènements pris au hasard, maintient Sommers. Le nouveau féminisme a ses racines dans les nouvelles épistémologies: la théorie selon laquelle tout savoir dérive de la position du sachant, que le sachant est en premier lieu défini par son sexe, et que le non-privilégié ou le marginalisé peut s'élever au-dessus de son statut uniquement grâce à 1a transformation des idéologies et des institutions qui les ont colonisées. "Transformer" est un mot-clé du nouveau lexique féministe. Les éducateurs concernés par le ravalement de façade des programmes universitaires se présentent eux-mêmes comme des "transformationnistes"; il y a une revue appelé Transformations; et des conférences sont tenues sur des sujets comme: "Transformer la base des connaissances ". Ce n'est pas une simple réforme ou une révision que l'on cherche mais une révolution, une révolution intellectuelle et sociale comparable, disent-ils à celles de Copernic, Darwin et Freud.

Il est intéressant de noter que Freud, et non Marx, prototype clairement révolutionnaire, fasse partie de cette trinité. On aurait souhaité que Sommers en ait mieux tiré partie parce que cela aurait clarifié et dans le même temps rendu plus complexe sa représentation du féminisme. Freud a toujours été la bête noire des féministes. S'il est maintenant cité comme un précurseur, c'est peut-être parce qu'il était lui aussi engagé dans l'entreprise de sexualisation, dans l'intérêt bien entendu du sexe ennemi. Marx leur est plus antipathique parce qu'il a donné la primauté à un concept totalement différent, celui de classe, qui outrepasse ou nie totalement l'importance de celui de sexe.

Sur d'autres aspects néanmoins, le nouveau féminisme est fortement réminiscent de l'ancien marxisme: dans l'idée par exemple que la conscience" (savoir, valeurs, croyances) dérive de l'être ("classe" pour les marxistes, "sexe" pour les féministes); que l'individuel est naturellement soumis à une plus large catégorie ou collectivité (une sororité ou communauté de soeurs serait l'équivalent fonctionnel de celui de prolétariat); et la libération de l'opprimé devra venir par la voie d' une guerre qui transformera non seulement la société mais la nature humaine elle-même. On peut entendre des échos du concept marxiste de "fausse conscience" (le travailleur qui ne pense pas ou ne veut pas agir en tant que prolétaire) dans le concept féministe de femme "non-authentique" (la femme qui ne pense pas ou n'agit pas correctement en tant que féministe). Pour les survivants de l'idéologie de la guerre des classes, l'idéologie de la guerre des sexes n'est que trop familière. En effet, quelques féministes aimeraient mener les deux guerres simultanément. Il y a beaucoup de féministes-marxistes (ou marxistes-féministes) mais peu de féministes freudiennes.

Si Sommers ne tire pas mieux partie de ces oppositions et d' autres différences parmi les nouvelles féministes (destructionnistes, lesbiennes, androgynistes, etc.) et surtout de cette brouille entre celles qui se plaignent de la "victimisation" des femmes et celles qui célèbrent leur "libération" sexuelle, c'est peut-être parce que l'auteur trouve qu'elles agissent trop souvent de concert et atténuent délibérément leurs discordances au service de leur cause commune. Comme les marxistes et leur anciens compagnons de route, elles avancent en ordre séparé et combattent ensemble. Et encore à mesure que les nouvelles féministes deviennent plus militantes, que leur rhétorique et leur programme s'accroissent délibérément, les tensions entre elles augmenteront et elles souffriront du destin qui frappent les mouvements radicaux. Comme les marxistes, elles se diviseront en factions et divergeront de leurs alliées précédentes qui deviendront leurs pures ennemies. C'est déjà évident dans la dispute entre celles que l'on appelle les Nouvelles victoriennes, menées par Catherine MacKinnon, qui voudrait censurer la pornographie et le discours de la haine et établir des codes pour des relations sexuelles politiquement correctes, et les libérationnistes représentées par Katie Roiphe, qui s'opposent avec acharnement à une telle restriction à la liberté sexuelle.

La guerre des sexes doit être comprise dans la perspective plus large de la guerre des cultures. La nouvelle épistémologie des nouvelles féministes est l'ancienne épistémologie du relativisme et du subjectivisme mis à jour par le post-structuralisme et le post-modernisme. Et le nouveau féminisme n'est qu'un aspect parmi d'autres du multiculturalisme qui est maintenant la doctrine en vogue dans les universités, écoles et institutions culturelles américaines. Ce fait justifie à la fois sa force et sa faiblesse; sa force, car il s'accorde si facilement avec cette idéologie et sa faiblesse parce que cette idéologie elle-même est source de division et discordante. Le féminisme doit rivaliser avec toutes les autres forces en compétition pour une place prééminente dans l'arène multiculturaliste, dans le programme éducatif, l'emploi, la presse, la représentation politique ou quoi que ce soit d'autre où le principe de multiculturalisme est rnis en oeuvre. Si les féministes insistent sur le sexe comme facteur premier dans la conscience individuelle et la politique, les Noirs peuvent faire de même pour la race, les Hispaniques pour l'ethnicité et les homos pour l'orientation sexuelle.

Même à l'intérieur des cercles féministes, ce combat pour le haut du pavé s'installe, ainsi les lesbiennes accusent les féministes du courant majoritaire de perpétuer les stéréotypes hétérosexuels, et les Noires les accusent d'être des Euro-Américaines et des racistes. Ces conflits intestins de réciproque destruction peuvent prendre un tour curieux. Sommers décrit une conférence féministe sur la glasnost tenue à l'université de New-York où une femme écrivain russe enchanta les Américaines par son attaque spirituelle sur le Canon (Corpus des oeuvres canoniques). Cela leur prit quelque temps pour réaliser qu'elle décriait le canon communiste et qu'elle voulait restaurer celui de la grande littérature. Une autre russe expliqua au grand malaise des Américaines, que le rejet soviétique de la féminité consistait à supprimer la littérature russe traditionnelle, où les femmes jouaient un rôle si important aussi bien au niveau moral que spirituel, et dans son hostilité envers le christianisme qui avait été le pilier de cette littérature.

La sexual politics est donc un jeu auquel n' importe qui (y compris les hommes) peut se livrer. Et les féministes de l'équité peuvent y prendre part grâce au développement et à la promotion d'une vision alternative du féminisme. Dans ce livre instructif et courageux, Sommers a effectivement exposé l'idéologie et la stratégie du féminisme dominé par le radicalisme sexuel. Mais elle aurait du se renseigner bien plus attentivement et peut-être de façon plus critique sur le féminisme de l'équité qui affirme ne pas rechercher d'autre protection pour les femmes que celle qu'ont déjà les hommes. Est-ce un principe suffisant d'équité? Les femmes n'ont-elles pas besoin d'une protection particulière sous l'effet de certaines circonstances? Le féminisme de Friedan / Greer, avec sa "conscience émergeante" et "l'accomplissement individuel de chacun", n'est-il pas plus proche de ce féminisme qui prône le séparatisme sexuel que de celui du féminisme de l'équité? Que reste-t-il à l'ordre du jour de ce féminisme de l'équité qui ne peut pas être accompli par des hommes et des femmes de toutes convictions plutôt que par un mouvement féministe organisé qui a toujours couru le risque de tomber dans le radicalisme du gender feminism ?

Copyright © Gertrude Himmelfarb / republique-des-lettres.fr, Paris, vendredi 01 avril 1994. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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