Safa Amir

Biographie Thomas De Quincey
Thomas De Quincey
De l'Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts

Éditions de La République des Lettres
ISBN 978-2-8249-0195-4
Prix : 5 euros
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Safa' 'Amir est née à Jérusalem en 1964 et vit aujourd'hui à Ramallah (Cisjordanie). Ses nouvelles, publiées dans plusieurs revues locales (Al-Katib, Abir) sont pour la plupart centrées sur les personnages d'enfants. Elle est puéricultrice. La nouvelle Goutte de pluie (Habbat matar) a été publiée dans la revue Al-Katib en 1991.

GOUTTE DE PLUIE

Il entrouvrit la porte avec précaution, et par la fente étroite, regarda dans leur direction. Ils étaient toujours là, aux alentours de la maison du martyr. Il ouvrit un peu plus la porte, juste assez pour pouvoir se faufiler, et se glissa dehors sans bruit, de peur qu'ils ne l'aperçoivent. Mais il fut pris de court par une voix irritée qui lui ordonnait de rentrer. Il sursauta et se rejeta en arrière brusquement, refermant la porte derrière lui. Puis il réalisa soudain que cette voix n'était pas celle de l'un d'entre eux, mais celle de son père:

- Mais enfin, je t'ai déjà dit mille fois de ne pas t'approcher de la porte. Est-ce que tu tiens vraiment à nous attirer des ennuis ? Va-t'en jouer avec ta soeur !

Plusieurs fois déjà, sa mère l'avait trouvé devant la porte et ramené jusqu'à sa chambre. Elle avait posé devant lui tous les jouets qu'elle avait pu trouver dans la maison, jusqu'à la poupée de sa soeur qu'elle tenait d'habitude soigneusement cachée de peur qu'il ne la casse comme il s'amusait en général à le faire. Et voilà qu'elle l'avait posée devant lui, le pressant de rester là à jouer et de ne pas essayer de nouveau de sortir. Il se dirigea vers la cuisine. Il tira une chaise près de la table où sa mère avait posé la jatte de pâte à pain, monta dessus et se tint debout là, à observer le mouvement des mains de sa mère qui pétrissaient la pâte.

- Maman, pourquoi est-ce que tu fais du pain seulement quand il y a couvre-feu ?

- Parce qu'ils nous empêchent de sortir pour chercher du pain à la boulangerie, répondit-elle, se préparant à un flot sans fin de questions.

- Moi, j'ai pas peur des soldats. Et toi, t'as peur d'eux ?

- Non.

- Mais Papa, lui, il a peur.

Les mains s'arrêtèrent soudain de pétrir et elle se tourna vers lui.

-Qui t'adit ça?

- Personne. C'est moi qui l'a su tout seul.

- Ne répète jamais cela ! Ton père n'a pas peur ! Allez, descends de cette chaise et va jouer dans ta chambre.

Il descendit de la chaise, la repoussa à sa place, mais revint aux côtés de sa mère et, levant la tête vers elle:

- Maman, pourquoi est-ce qu'ils mettent le couvre-feu ?

- Parce qu' il y a un martyr.

- Je sais bien qu'il y a un martyr. Il s'appelle Nidal. Mais pourquoi est-ce qu'ils mettent le couvre-feu quand il y a un martyr ?

- Quoi encore ? Ses doigts trituraient nerveusement la pâte. A bout de patience, elle lui dit en se penchant vers lui:

- Ecoute, je suis occupée. Va demander à ton père !

Il sortit de la cuisine, mais il n'avait pas envie de demander à son père, se souvenant de la manière dont celui-ci avait crié la veille quand il lui avait posé quelques questions.

"Pourquoi est-ce que maintenant Papa se met toujours en colère; pourquoi il est toujours en train de crier ? Et pourquoi il ne joue plus avec nous comme avant ?"

Il se dirigea vers sa chambre et s'approcha de sa soeur qui était en train de jouer.

"C'est la seule à qui je peux poser des questions sans me faire crier dessus".

Elle répondait toujours avec bonne volonté aux questions qui le tourmentaient, même les plus difficiles. Et même si, pour cela, elle était parfois obligée d'inventer des réponses et de faire appel à toutes les ressources de sa fertile imagination. Quant à lui, il croyait tout ce qu'elle lui disait, persuadé que quelqu'un qui va à la grande école ne peut qu'avoir réponse à tout.

- Sawsan, est-ce que tu sais pourquoi ils mettent le couvre-feu quand il y a un martyr ?

- Oui. Parce qu'ils ont peur qu'on sorte de nos maisons et qu'on se venge.

- On t'a dit ça à l'école ?

- Non. C'est moi qui l'a su toute seule.

- C'est pour ça qu'ils m'ont crié dessus hier quand ils m'ont vu près de la porte ?

- Oui. Ils ont peur que tu leur jettes des pierres.

"Papa a peur d'eux, et eux ils ont peur de moi", pensa-t-il.

Il sortit de la chambre et se dirigea de nouveau vers la porte. Il leva très haut la main pour attraper la poignée, mais une chose rugueuse le saisit brutalement par les oreilles. Il se retourna et se retrouva nez à nez avec son père. Il sentit son coeur défaillir pendant que ses bras retombaient lentement le long de son corps.

- Ah ! Si je savais ce qu'il y a dehors qui te donne tellement envie de sortir !

- Je veux... je veux aller chercher quelque chose qui est dans la cour.

- Et qu'est-ce que c'est ? dit le père en essuyant la buée de la vitre pour regarder dehors. Ah, c'est ton ballon, n'est-ce pas ? Il est juste là.

- Mais je t'ai déjà dit que tu ne jouerais pas avec ton ballon dans la maison.

Sa mère s'approchait en s'essuyant les mains. Elle alla à la porte et la ferma à double tour.

- Va me chercher le journal dans la chambre, il est sur le lit, lui dit son père en s'allongeant de tout son long sur le canapé à côté de la porte.

"Depuis hier soir, il lit le même journal, pensa-t-il en se dirigeant vers la chambre de son père. Une fois il me demande d'aller le chercher sur le lit, une fois sur le canapé, une fois dans la cuisine"

Tout à coup, il se souvint que sa mère avait quitté la cuisine. Il s'y précipita, espérant que la porte donnant sur l'extérieur serait ouverte.

"Personne ne me verra. Je vais sortir et revenir en vitesse."

Mais à son grand dam, il trouva la porte fermée à clé.

- Tu ne l'as pas trouvé ? Je t'ai dit qu'il est sur le lit! La voix de son père lui parvint, en colère comme d'habitude. Il se dépêcha d'aller chercher le journal et le lui donna.

"Jusqu'à quand il va rester ici à surveiller la porte ? Je vais attendre, peut-être qu'il va finir par s'endormir sur le canapé, comme toujours"

Réconforté par cette idée, il retourna dans la chambre, où sa soeur était encore occupée à jouer. Il s'approcha et s'assit près d'elle.

- Sawsan, tu sais que le martyr, c'était mon copain ?

- Menteur ! Il était bien plus grand que toi. Comment il aurait pu être ton copain?

- Je te jure ! Il venait jouer avec moi au ballon dans la cour. Des fois même il me donnait des bonbons. Moi, je m'asseyais pour les manger, et lui il jouait avec mon ballon jusqu'à ce qu'il en ait assez. Hier, il était là avec moi, avant qu'il est mort.

- Espèce d'idiot ! Le martyr il meurt pas. Il monte au ciel.

- Qui c'est qui t'a dit ça? La maîtresse?

- Non. C'est moi qui l'a su toute seule.

Il se tut un instant. Il regardait le ciel à travers la vitre. Puis, tout en continuant à fixer le ciel, de nouveau il demanda:

- ça veut dire qu'il est monté comme la goutte d'eau que tu m'as parlé l'autre jour ?

- Oui, c'est ça. La goutte d'eau, elle meurt pas. Elle monte au ciel et elle devient un nuage. Et après ça, elle pleut plein de gouttes de pluie.

- Et Nidal, il va devenir un nuage?

- Bien sûr. Et lui aussi, il va pleuvoir.

Ses yeux s'écarquillèrent encore un peu plus, et il recommença à scruter le ciel, perdu dans ses pensées.

- Et qu'est-ce qu'il va pleuvoir ?

- Il va pleuvoir des garçons comme lui.

- Mais ils vont pas se casser la tête en tombant par terre ?

- Non, parce qu'ils vont descendre comme des gouttes de pluie, et quand les gouttes vont arriver par terre, à l'endroit de chaque goutte il va sortir un garçon.

- Et quand ça va arriver ?

Elle examina le ciel d'un regard expérimenté, puis retourna s'occuper de ses jouets, comme une sorcière revient touiller dans sa marmite, et répondit avec assurance:

- Peut-être aujourd'hui. Ou demain. Mais toi tu les verras pas parce qu'il y a couvre-feu.

Il resta figé sur place, sans un mouvement, l'esprit tendu à essayer d'imaginer comment pourrait être la terre au moment où, de chaque goutte de pluie, sortirait un enfant. Mais sa soeur se leva et sortit de la pièce. Il la suivit dans la pièce principale. Son père n'était plus sur le canapé, mais sa mère avait pris sa place et était assise à tricoter. Il vint s'asseoir près d'elle. Le voyant distrait, elle lui caressa les cheveux et lui demanda:

- Qu'est-ce que tu as ?

- Maman, quand est-ce qu'il va pleuvoir des enfants ?

- Quoi, qu'est-ce que tu racontes ? Qui est-ce qui t'a dit ça ?

- Sawsan.

Elle s'écria, en direction de sa fille:

- Tu n'as pas fini de lui raconter des histoires ! Si tu essayes encore une fois de lui faire peur, tu auras une fessée, tu as entendu ? Puis vers lui:

- Ne l'écoute pas mon chéri, elle se moque de toi !

Elle l'attira contre elle d'une main et le tint un instant serré contre sa poitrine, puis elle retourna à son tricot. Alors il se mit debout sur le canapé pour regarder par la fenêtre. Il essuya la buée d'un petit coin de la vitre, et à travers le petit rond qu'il avait dessiné, il les aperçut.

"Ils sont toujours là. Le ballon aussi est toujours là, près de la pierre. Si je pouvais sortir"

Il se tourna vers sa mère, toujours plongée dans son tricot, et songea qu'elle s'était assise là exprès pour pouvoir surveiller la porte à la place de son père. Il se retourna vers la fenêtre et commença à y dessiner des lignes. Sa mère lui jeta un coup d'oeil, et ses doigts qui continuaient mécaniquement à tricoter s'interrompirent brusquement lorsqu'il eût terminé son dessin.

- Qu'est-ce que c'est que ça ? lui demanda-t-elle presque en criant.

- C'est la carte. La carte de la Palestine. Tu la connais pas ?

Elle posa son tricot et vint tout près de lui.

- Qui t'a appris cela ?

- Nidal.

- Qui ça, Nidal ?

- Nidal, le martyr, tu le connais pas ?

Elle resta quelques instants debout, regardant alternativement son fils puis le dessin, enfin elle alla chercher le père pour qu'il vienne voir le dessin avant qu'il ne s'évanouisse sur la vitre. Il regarda autour de lui: il était seul dans la pièce. Il descendit du canapé et se précipita vers la porte. Il leva le bras aussi haut qu'il put, parvint à faire tourner la clé dans la serrure, entrouvrit la porte et, avec une explosion de joie, il se retrouva enfin dehors. Il courut vers le ballon, posé contre une pierre. Il saisit la pierre. Le ballon commença à rouler vers la rue, mais sans même y prêter attention, il mit la pierre dans sa poche et retourna en courant vers la maison. Il referma la porte derrière lui et se dirigea vers l'escalier intérieur qui conduisait à la terrasse de la maison. Là, il sortit la pierre de sa poche et la lança de toutes ses forces pour essayer d'atteindre l'endroit où ils se trouvaient, près de la maison du martyr. Il leva la tête pour regarder le ciel, et il sentit tout à coup une goutte de pluie lui mouiller le nez. Il dévala l'escalier en courant et, suffoquant d'excitation, appela sa soeur:

- Sawsan ! Sawsan ! Le nuage de Nidal a commencé à pleuvoir !

Safa Amir

Traduction Michel Eckhardt-Elial

Copyright © Jean Bruno / republique-des-lettres.fr, Paris, lundi 01 mai 1995. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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