Nuruddin Farah

Pour nos yeux gavés d'images, la Somalie se comprend comme un vaste territoire stérile, hachuré de zones soumises à des guerres claniques impitoyables: réalité lointaine, obscure, sans résonances humaine et historique. Au contraire, Territoires de Nuruddin Farah ouvre amplement le champ de nos regards. Tout au long de ce roman inclassable, cet écrivain somali, en exil depuis 1972, lie le fil de l'Histoire à la patte de son personnage et trace plus nettement les contours de la civilisation de la Corne de l'Afrique post-coloniale. En effet, la vie de Askar, enfant somali élevé en Ogaden, à la fin des années 70, au moment où éthiopiens et Somaliens revendiquent chacun le droit de disposer de cette région, est d'emblée placée sous le signe de la quête d'identité. Orphelin de père (soldat combattant pour le Front de Libération de la Somalie Occidentale tué au front) et de mère (morte en le mettant au monde), Askar est recueilli et élevé, avec l'assentiment de la communauté, par une femme, Misra, étrangère à sa famille et à son ethnie. Il établit avec sa mère adoptive une relation très charnelle. Mais malgré une tendresse réciproque et une grande complicité, Askar, qui saisit très vite l'importance de l'appartenance ethnique dans l'exercice des rapports sociaux et familiaux, perçoit douloureusement l'anormalité de la situation. Il doit alors composer avec un sentiment de solitude existentielle, qui le propulse très tôt vers l'âge adulte. La rupture sera consommée lorsqu'à l'âge de huit ans, il sera arraché à Misra et envoyé chez le frère de sa mère à Mogadiscio. Là, dans cette ville, patchwork de civilisations, Askar découvre un monde inversé. En quittant son village à peine effleuré par le colonialisme, il passe de l'autre côté du miroir, dans un territoire où ses anciennes valeurs ont été reléguées au chapitre des curiosités touristiques. Tous les niveaux de culture, au sens large du terme, ont été affectés par la présence du colonisateur. Chez son oncle et sa tante, les croyances, les modes vestimentaires et culinaires, les relations homme-femme (c'est sa tante qui conduit la voiture) empruntent plus à la culture occidentale qu'aux traditions locales. élevé dans un univers où le groupe régissait sa vie privée et assurait sa protection et sa subsistance, Askar fait alors l'expérience de la famille nucléaire où chacun se détermine plus en fonction de sa conscience que de la pression sociale. Cependant, à devoir chevaucher ainsi deux cultures, Askar se sent pris en otage et ne parvient pas à s'extraire du poids de ces héritages. Le contour de ses frontières intérieures, celles du territoire de son coeur, débordent celles de la Somalie, où s'ancre son appartenance ethnique. La confusion identitaire d'Askar, narrateur du récit, transpire jusque dans l'emploi des pronoms personnels, puisqu'il oscille entre "Je", "Tu" et "Il" selon qu'il se sent plus ou moins étranger à lui-même: "Et le temps se mît à croître sur le visage d'Askar, comme il racontait (...) cette histoire, à croître comme un arbre, avec plus de branches et beaucoup plus de feuilles mortes que sur l'arbre qui est sur le visage de la lune. Dans cette procédure, il assuma la défense. Il était également le plaignant et le juré. Finalement, permettant à ses divers "moi" d'agir comme juge, auditoire et témoin, Askar se la raconta à lui-même".

Le titre du roman, Territoires, s'écrit au pluriel, un pluriel énigmatique, caméléon, selon l'humeur du lecteur: le pessimiste y verra le symbole de l'émiettement géographique qui guette la Somalie ou encore de l'atomisation culturelle qui menace l'unité de la nation. Le plus optimiste, parmi lesquels on comptera à coup sûr Nurrudin Farah, cessera de vouer aux gémonies le multilinguisme, le mélange des peuples, le legs occidental et de mythifier, avec une nostalgie paralysante, le passé précolonial, pour en faire un paradis perdu à reconquérir. Pour Nurrudin Farah, on l'aura compris, l'avenir de la Somalie se joue dans le choix d'une voix médiane qui donne sa place à "l'avant" mais qui ne néglige pas pour autant les apports positifs du colonialisme. Nurrudin Farah a résolument opté pour une Somalie moderne où les concepts d'africanité et de négritude, aussi poétiques soient-ils, qui attisent les tentations de repli et de passéisme, sont laissés aux afro-américains en mal de racines. Avec Territoires, Nurrudin Farah incarne ce nécessaire syncrétisme entre la culture occidentale héritée et la Somalie traditionnelle, celle des villages de huttes et de la croyance aux esprits, parce qu'il est l'un des premiers conteurs Somalis à utiliser le langage écrit, et qui plus est l'anglais, dans un pays de traditions orales.

A l'heure où en Europe l'engagement de l'écrivain est perçu comme une faute de goût, ou pire comme un signe d'avilissement, l'oeuvre de Nurrudin Farah peut être entendue comme une profession de foi en faveur d'une reconstruction de l'identité somalie, qui gommerait à jamais les sentiments d'infériorité et de culpabilité.

Copyright © Emmanuelle Sapin / republique-des-lettres.fr, Paris, mercredi 01 février 1995. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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