William Pfaff

Newsweek a écrit que les grèves qui pertubèrent il y a peu la société et l'économie françaises constituaient une futile tentative de nier la réalité suivante: la vie facile des Européens est révolue. L'implacable évolution de l'économie globale est synonyme de la fin des soins de santé universels et gratuits; plus d'universités gratuites; plus d'allocations chômage généreuses; plus de subventions pour la culture. Désormais, les européens devront vivre des vies aussi pingres et chiches que les américains d'aujourd'hui, annonce le magazine avec une satisfaction macabre.

Newsweek a raison dans la mesure où ce qui est en train de se passer en France, sous l'apparence d'une défense des privilèges acquis, est un refus indistinct (avec lequel une majorité de Français se sent solidaire) de la version du capitalisme pratiquée à l'heure actuelle aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne et qui n'est pas le capitalisme d'Adam Smith. C'est une nouvelle idéologie économique, qui a émergé dans les universités et les salles de rédaction américaines et britanniques pendant les quinze dernières années.

Je ne suis pas en train d'évoquer le monétarisme, qui est une interprétation novatrice et utile des forces économiques, bien qu'elle ne soit sans doute ni complète ni infaillible. Je fais référence à deux arguments actuellement utilisés aux Etats-Unis et en Grande Bretagne, qui ont acquis partout une extrême influence, y compris à Bruxelles, le siège de l'Union Européenne.

Le premier argument soutient qu'un système d'échanges commerciaux dénués de toute entrave entre les sociétés, à tous les niveaux du développement économique, social et politique, est un formidable avantage qui, en définitive, sera la source d'une vie meilleure pour tous ceux qui y participeront.

Il n'existe aucune preuve sûre que ce soit là une vérité. L'argument est fondé sur l'expérience d'échanges commerciaux, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, entre pays industriels avancés. C'est-à-dire d'échanges entre sociétés ayant atteint à peu près le même niveau de développement industriel. Cet argument défend une théorie sur l'avenir qui se fonde sur les observations de David Ricardo (1772-1823) concernant les relations commerciales de son époque, et qui n'ont en fait que peu de similitudes avec celles de l'économie globale contemporaine.

Le second argument annonce que seul le rapport du capital investi est un critère approprié pour les décisions des sociétés, et que toute autre considération, y compris la préoccupation pour le bien-être de la force de travail et de la communauté à l'intérieur de laquelle la société fonctionne, provoque des distorsions de la rationnalité économique. Le concept d'une "rentabilité sociale" de l'investissement est impérieusement et arbitrairement mis à l'écart par cette théorie. C'est aussi de la pure idéologie, et de surcroît pernicieuse parce que cela tend à détruire le bien-être des populations vivantes au nom d'un futur utopique.

La particularité la plus étrange de la scène politico-économique d'aujourd'hui, c'est que le capitalisme, sous sa forme actuellement enseignée dans les écoles de gestion et pratiquée par les compagnies internationales, est en train de se comporter comme l'ont fait le Léninisme et le Stalinisme dans la première moitié de ce siècle. Il détruit la prospérité ou le gagne-pain de millions d'individus, en se légitimant par un bien-être promis pour les générations à venir. C'est à la fois honteux d'un point de vue intellectuel et immoral. Cette idéologie économique a transformé le capitalisme américain tel qu'il était de 1940 à 1980, d'une machine faite pour créer la richesse et améliorer la vie des hommes, en une machine à appauvrir la société et détruire l'emploi, au bénéfice surtout d'une classe étroite de hauts cadres d'entreprise et d'une classe à peine plus large d'investisseurs.

Les Américains ont accepté un abaissement de leur niveau de vie durant les quinze dernières années avec une étrange docilité mais les Français, eux, ne sont pas un peuple docile.

La convulsion qui a saisi la France n'était pas une affaire raisonnée et raisonnable. Elle fut inspirée par beaucoup d'intérêts égoïstes et corporatistes parmi les grévistes. Mais elle défendait également la version européenne du capitalisme, appelée capitalisme social ou "capitalisme Rhénan" (parce qu'elle a rencontré le plus de succès en Allemagne).

Le modèle européen a considéré que le retour social, ou la responsabilité sociale, est aussi important que le retour de l'investissement pour l'entreprise, et est essentiel pour la société dans laquelle l'entreprise fonctionne. Ce modèle est attaqué intellectuellement et économiquement par l'idéologie actuellement promulguée sans le moindre esprit critique par l'administration Démocrate aussi bien que Républicaine aux Etats-Unis, et par les Conservateurs de Grande-Bretagne.

La nouvelle idéologie a obtenu des gains substantiels en Europe et c'est pourquoi les luttes actuelles en France sont si intéressantes. Sans le vouloir, c'est devenu une campagne dans la lutte pour l'avenir social et économique de l'Europe -- et peut-être de l'Amérique.

Copyright © William Pfaff / republique-des-lettres.fr, Paris, dimanche 01 juin 1997. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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