Patrice Chéreau

La salle était bondée. Une salle grande, rutilante et moderne avec sound-system, murs courbés et sièges d'avion. Un public de jeunes, pas des intellectuels, du tout-venant du jeudi soir. Des couples, surtout, acheteurs de cornets, applaudisseurs de pub. Je me suis dit qu'ils ont dû prendre ça dans les gencives. A l'estomac. Patrice Chéreau nous fait là un film imparable, d'une terrible beauté. Un coup de bistouri dans l'inconscient historique de l'Europe, d'une cruauté de vérité barbare qui n'est soutenable justement que pour ça. Parce que c'est si beau. Et en même temps, d'autant plus terrible. A la limite du gérable, du permissible. Le sang et l'amour, l'horreur et la certitude de l'acte de foi mêlés sont beaux, inadmissiblement beaux. Non seulement Shakespeare et Kurosawa, Rubens, Le Greco et Georges de la Tour sont passés par là, mais en creux et parfois avec évidence Artaud et Bataille, Benjamin et Lacan. Sans parler de l'Opéra. Tout le Maniérisme et le Baroque, et la modernité du Baroque, ça veut dire sa post-modernité: une vision irrémissible, inguérissable de l'Etat, de l'Histoire du Pouvoir et de ses crimes. La réouverture de cette plaie là. Bien entendu, cela va être, c'est déjà, inadmissible. L'époque ne pardonnera pas. Ou plutôt l'époque ne pourra pas -- il est fort à craindre -- être à la hauteur. Pas de cette beauté-là. Tout cela est trop cruel, trop fort, trop criant de beauté, de pureté ultimes pour nous autres. Vous pensez, ça vous arrache les entrailles, rouvre les blessures mal bridées de l'Histoire.

Ainsi le sang déjà, qui y abonde, fait métaphore; c'est comme le sang refoulé de l'Histoire qui remonte, éclabousse tout. Et qu'on ne dise pas surtout que c'est du grand spectacle, du gore, tableau vivant, défilé costumé, cape et épée, sang et larmes gratuits. Bien sûr, l'époque se défendra, chacun ou presque voudra se blinder avec de tels arguments- ainsi qu'avec celui diamétralement opposé qui consistera à dire: certes c'est esthétiquement un film intéressant, mais obscur, excessif, et confus. Surtout, surtout, qu'il s'agit d'une tromperie sur la marchandise, d'une déformation de l'Histoire. Voyons, c'est Marguerite de Valois revue par Dumas revu par Chéreau revus à travers Adjani et les autres. Rien à voir avec l'Histoire, l'auguste Histoire de France, avec ses raisons d'Etat et son Etat de la raison, où tout conspirait- que dis-je, conspire toujours: par voie souterraine et parfois invisible vers l'apothéose glorieuse de la Nation une et indivisible. Pas ces ruisseaux de sang, ces charniers amoncelés et pathétiques, pas cette fureur d'inceste, de narcissisme et de perversion conduisant inéluctablement à la Terreur et au crime d'Etat. Pas cet archaïsme raffiné où se mêlent magie, opportunisme et meurtre. Pas cette irruption au plein coeur de l'Etat d'une extravagante italianité à la Borgia.

Mais La Reine Margot n'est pas seulement le débridage en profondeur des blessures constitutives de la France. C'est également un passage sur le divan et sur le billard des divisions fondatrices de l'Europe moderne. Ce sont les Guerres de Religion bien plus que les clivages idéologiques de la Modernité qui en ont décidé. (Jamais, je n'ai jamais cru, par exemple, avoir le don des larmes en voyant apparaître les falaises blanches de Douvres. Ce fut pourtant le cas. Un cri profond pour la liberté, un non irrépressible qui montait de régions insoupçonnables de ma mémoire historique dissidente. De la Mole s'y rendait. Il y rejoignait tout ce réseau d'un monde nouveau de la liberté de conscience, de l'individualité, de l'Etat de droit naissants. Descartes, Spinoza, Voltaire devenaient possible...).

Car il ne faut pas mentir sur l'Europe, reculer éternellement devant l'évidence. Sans le grand refus de Calvin, de Luther, le Déïsme de Herbert, de Shaftesburry, la résistance acharnée des érasmiens, des juifs d'Espagne, des communes des Pays-Bas, l'Europe n'aurait jamais émergé d'un rêve à dorures de peste et d'immobilisme. Nous serions toujours la même grande roue à prières lamentable et grandiloquente. Non seulement la science, les droits constitutionnels et politiques, les Droits de l'Homme et de la personne humaine n'auraient jamais existé, mais jusqu'à l'amour moderne lui-même. (Même si le Protestantisme a connu par la suite ses propres bûchers, le puritanisme, l'impérialisme de l'idéologie, UNASP, le Ku Klux Klan, l'apartheid... Même si la grande victime de cette histoire fut l'Humanisme!).

Tout cela est dans La Reine Margot. Et ce n'est tout. Il y a l'histoire incestueuse du Pouvoir. Du Pouvoir absolu comme perversion et comme inceste. La figure terriblement efficace de Catherine de Médicis, jouée par Virna Lisi, où celle qui donne la Vie devient bien le visage de la Mort. Chéreau nous le dit: "Le Matriarcat, c'est le Patriarcat", revers et poison corrosif de la même médaille en monnaie de singe. Seule la loi de l'amour- celle de la séparation, de la liberté et de la différence- délivre tant soit peu de la folie du pouvoir. Qu'importe dans le fait de savoir si cela a été ou non la réalité historique dans le cas de Marguerite de Valois. Déjà Alexandre Dumas, surtout (et peut-être, grâce au détournement de la littérature de cape et d'épée en tragédie lyrique d'un genre nouveau, plus puissamment encore!) Patrice Chéreau, nous ont livré le scandale d'une contre-histoire, d'une lecture en profondeur d'une culture du Pouvoir qui nous hanterait encore ...

Quelqu'un a bien crié à voix haute: "Oh non, pas ça!". Quelques personnes sont d'ailleurs sorties dès les premières scènes. Mon voisin s'est mis à renifler discrètement à partir des scènes difficilement soutenables de la Saint-Barthélémy (difficilement soutenables, parce qu'à nouveau horriblement proches, horriblement banales!?). Heureusement qu'il était déjà très tard lorsque je me suis retrouvé dans les rues sombres et tortueuses de cette vieille ville alternativement parpaillote et ligueuse, où l'acier et le feu ont accompagné bien des cris d'angoisse étouffés. Je ne puis que me répéter: Patrice Chéreau nous fait un film terriblement beau, imparable de vérité plus que jamais nécessaire. Ce sont de telles oeuvres qui peuvent faire retrouver la foi, ne serait-ce que dans l'ardent devoir du travail de vérité sur l'imbroglio de nos passés.

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Patrice Chéreau, La Reine Margot, avec Isabelle Adjani, Daniel Auteuil, Jean-Hugues Anglade, Virna Lisi et Vincent Pérez.

Copyright © Patrick Hutchinson / republique-des-lettres.fr, Paris, mercredi 01 juin 1994. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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