Daniel Giraud

Biographie Thomas De Quincey
Thomas De Quincey
De l'Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts

Éditions de La République des Lettres
ISBN 978-2-8249-0195-4
Prix : 5 euros
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Vers Essaouira boucan d'enfer de l'autocar désossé dans un nuage de poussières. Mes pieds sont justes sur une roue et les trois à quatre heures de trajet vont leur faire un bon massage après toutes ces marches quotidiennes.

Le poème surprend le poète tandis que le romancier besogne sa fiction. Comment comparer intensité intérieure et distraction extérieure? Entiché de paraître le roman est une insulte à l'être. Car l'être est en dehors du sujet comme le paraître est dans l'objet.

Face à l'inconcevable: ricanement du dérisoire, effroi du désespoir, cauchemar du grand soir... Comme on fait dans ses draps, on se mouche. Le rire n'est pas plus lié à la comédie que le comique-troupier à l'érotisme. Il est une dimension tragique ru rire et de l'absurde qui échappera toujours au français moyen et au grotesque inconscient du consensus mou contemporain. Mieux vaut tremper son biscuit que de lever l'hostie.

Nous voici arrivant dans la ville blanche aux remparts roses et à l'éternel ciel bleu. J'ai failli passer à côté d'Abdul, un jeune marocain qui lui aussi me lançait dans la rue "Hé Ali Baba !". Mais son sourire était sincèrement amusé. Quant il a su que je venais de Marrakech il a dit: "ah oui, arnakech !" tout en marchant dans les rues droites d'Essaouira, fondée par les phéniciens et construite il y a deux siècles par un français prisonnier du sultan. Il flotte comme un parfum de Pondichery.

A Essaouira j'apprécie l'hôtel "Agadir" tenu avec gentillesse par une vieille dame. Je ne paye que 35 DH ce qui est moins que les pseudo hôtels pour routards - plus friqués que moi, il est vrai. Bien sûr, je n'ai pas "vue sur la mer" mais comme je déteste rester dans la journée à l'hôtel.

C'est en mangeant un sandwich que le vent d'Essaouira m'a baptisé en m'envoyant dans l'oeil une poussière impossible à faire partir. Durant les heures qui suivent j'ai de plus en plus mal. Au point de m'inquiéter: retourner à Casa consulter un occuliste? Rentrer en France? J'ai beau écarquiller l'oeil de plus en plus rouge... Il s'agissait d'un petit caillou, du plâtre, qui s'est barré en haut de la rétine et qui sortira tout seul pendant la nuit.

Le lendemain, soulagé, je marche à travers un enchevêtrement de ruelles sombres et voutées, entre les gosses qui tapent dans les ballons. Quand ils grandissent ils se pointent plus loin, faire la queue au fond d'une ruelle qui peu la vieille pisse et que j'appelle l'impasse aux putes.

Le dimanche, sur la plage de Mogador, des centaines de jeunes marocains jouent au football, pieds nus comme les brésiliens, avec cet enthousiasme qui nous tenait sur les terrains vagues à Marseille dans les années cinquante.

Passant près d'un fort en ruine environné par les flots. Me baladant jusqu'à Diabet où je ne vois pas "le palais de Jimmy Hendrix" comme disait Abdul. Alors que je le repousse un chien se lie d'amitié avec moi au point d'éloigner de moi les mendiants. L'Afrique c'est des boutiques colorées et des murs de parpins jamais terminés, des bois parfumés de Thuya et des puanteurs d'immondices, le cri des mouettes sur le rivage et des hurlements provenant d'une bagarre. C'est dans un journal marocain que j'apprends la mort de Jean-Louis Barrault.

Les souvenirs s'effilochent, les pensées se disloquent... On se radine, on se débine et le dernier mot est au temps. J'étais l'homme du crépuscule qui remontait ivre vivant de Saint Girons quand le soleil tombait et même après. J'étais le marcheur dans la fumée qui pissait ses bières le long d'une quinzaine de bornes. J'étais le visiteur transpirant qui s'arrêtait chez les amis balisant la route. J'étais l'ermitage sans ermite qui cherchait le désert de Barbarie. Et j'étais sans doute aussi là où j'aurai aime être. Toujours ailleurs.

Bien sûr après plus de vingt ans d'Ariège, après ces treize dernières années vacillant dans la puissance des éléments - plus éclairants que notre lampe à pétrole... Après le froid des hivers peu chauffés et le petit doigt que j'avais laissé sur la route forestière. Après la vision grandiose des montagnes s'élevant de tout côté, il était temps de changer pour ne pas s'enterrer et de quitter les vipères qui se rapprochaient quand je tapais du pied. Fallait être fou pour avoir vécu en ce lieu terrible à temps complet ou presque. Fallait être fou pour s'en aller d'un endroit hors du temps.

Bien sûr sous les rugissements du dragon de la Saint Médard l'inondation ariégeoise savait lancer des feux de détresse quand l'isolation chantait all night long tristesse. Et à présent je me relève la nuit dans le silence d'Essaouira la bleue pour écrire que la mort partout nous guette mais que le plus dangereux est cette pulsion qui consiste à se détruire quand on est si mal construit.

Toujours assailli de regrets, de par mon Saturne en exil, rétrograde et affligé de surcroît par une sacrée quadrature. Et lorsque le regret se fait remords il faut que je sorte pour me perdre dans la foule. Tandis que les cadavres de chiens ou de chats achèvent de pourrir au soleil. Maisons blanches aux volets bleus, femmes voilés de blanc aux yeux noirs, joueurs de cartes entassés dans de petits bistrots, emmitouflés dans leur djellabah vous me voyez courir vers l'hôtel, la chiasse au ventre.

Tout le monde ne se rassemble pas devant les télés, sur l'ancienne place aux autocars jouent des musiciens. Mais le vent dans mon micro rendra la cassette inécoutable.

Ici on ne peut boire jusqu'à n'en plus pouvoir. Ca fait des semaines que je n'ai pas avalé une goutte d'alcool. Je n'ai pas le goût d'une retraite petite bourgeoise et en ce moment, hobo du Tao assis sur un banc, place Pasteur de Rochefort-sur-Mer, j'évalue le néant de vase liquide dans laquelle je m'enfonce au fil du temps qui ne se laisse pas tuer. J'aurai pourtant bien voulu l'assassiner mais on ne vieillit pas au fil des jours et des années. On vieillit pas l'implacable durée et l'étouffant entourage. Heureusement que l'ondulement des courbes efface l'écoulement du temps.

Je n'irai plus au bois, carillons de l'aube et klaxons de la matinée. Cherchant le mot pour rire comme un rôdeur en quête de rapines... Je n'irai plus au bois, expulsez-moi donc en urgence absolue ! Les témoins sont subornés mais le montreur d'ombres ne voit rien par le jours de souffrance. Je ne sais pas où est ma place mais je sais où elle n'est pas. Et bien que je sache de moins en moins de choses, je sais que je ne sais pas.

Il ne se passe pas une heure sans que je pense à Dominique... Que faire pour se dégager des pensées? Vivre dans une grotte de l'Himalaya? Je me ballade dans une galerie des arts d'Essaouira, appréciant Ait Tazarin Hamou qu'apprécierait Francis et surtout le gnawa Mohamed Tabal qui aurait plu à Dubuffet.

Comment écrire d'une encre sans comparaison sur ce qui ne peut s'exprimer? Livre ultime au-delà des mots ou utopie radicale? L'effusion irradie, l'infusion exhale. Les marocains qui vendent des pantalons sur les trottoirs espagnols disent "buenos, buenos beneto barato !" (bien, bien, pas cher !). C'est connu ici.

A Essaouira la mode hippie persiste, des vêtements sont même confectionnés dans ce style et en toute saison de nombreux routards, plus ou moins jeunes, viennent se la couler douce... Sur la plage quatre étudiantes me demandent de les aider à faire leur devoir d'anglais. En fait au fur et à mesure de ma traduction je me rends compte qu'elles avaient bien compris texte et questions... Je le leur fais remarquer tandis qu'elles rient.

A Essaouira de nombreux vendeurs vous abordent et ce ne sont pas tous des arnaqueurs. D'ailleurs là-bas l'ambiance plutôt cool ne se prêterait pas à l'escroquerie systématique. La misère pourrait tout expliquer si, en réalité, les escrocs étaient les plus pauvres.

J'ai connu deux jeunes marocains, l'un bon genre (style sportif) l'autre plutôt mauvais genre (style fumeur). Ce dernier, petit revendeur sympa rêvait de l'Australie et on a lié sympathie bien que je ne lui achetai quasiment rien...

Il me raconte une blague qui circule dans le pays: Mitterrand tend la main par le hublot: "Tiens, nous survolons la France...". "Pourquoi?" demandent les autres. "Parce que je touche la Tour Eiffel" répond le Président français. Un peu plus tard c'est Clinton qui remarque le survol des Etats-Unis. car il touche la statue de la liberté. C'est au tour d'Hassan II... Il passe la main par le hublot "Tiens voilà Marrakech !". "Pourquoi?" demandent les autres. Et le souverain marocain de répondre: "parce que l'on vient de me voler ma montre !".

Un pote à Rachid, Hassan joue bien du Ginbri, ce luth à trois cordes et il me fait mieux connaître cette musique dont j'ai quelques disques. on se fait "bronze la tête" tandis que les "joints gnawas" tournent dans ce petit bar de pêcheurs sans étrangers. Nous écoutons la cassette que je viens d'acheter (15 DH) d'El Malem Mahmoud Gania, le maestro. Ils me parlent de Zeïda la soeur de ce chanteur et aussi de la transe "gnawa janwa" quand on se plante des couteaux sans souffrir ni saigner. Danse de possession et d'exorcisme.

Quelque part, plus loin que l'oeil peut voir, nous écoutons ces rythmes envoûtants où le ginbri est soutenu par les claquements de "kerkaba" sorte de castagnettes en métal. Mahmoud chante à propos d'un diable qui s'appelle "Mimoun Snawi" tandis que l'on boit du café cassé (café au lait) "ness-ness". Les joints tournent à un rythme accéléré toute la soirée.

Entre deux cassettes (avant Oum Kalsoum), profitant d'un moment de silence, je sors un harmonica et joue un blues rapide, "boogie gnawa"... Au grand plaisir des habitués applaudissant dans une chaude ambiance. C'est ça l'Afrique. Le lendemain sur les remparts Hassan joue du ginbri dans le vent "berrrrrd". Il chante avec Rachid tandis que l'on claque des mains.

Pour goûter au ciel faut s'envoyer en l'air et saisir toute une vie en un instant. L'étreinte du vide me laisse pantois. Il n'y a pourtant pas de quoi attraper mal dans les courants d'air de l'entrebâillement métaphysique. L'insomnie érode mes traits même si l'abat-jour relève la nuit. Je devrais me tordre de rire dans le tourment des pensées, ce concentré d'illusions...

En voyage il vient un moment où brusquement je dois foutre le camp. C'est comme une pulsion à laquelle je ne peux échapper. Ce fut terrible lors de mon tour du monde à la fin des années soixante. Terrible et sans raison, de quoi avoir l'air con.

Le car pour Casa arrive déjà presque plein à Souira. Je me précipite sur une place libre, hélas derrière, sur une roue. Le car part avec un quart d'heure d'avance... Je lis La voie souffie de Faouzi Skali en me reposant les questions sur l'éphémère et l'éternel... De l'étonnement existentiel à l'effarement spirituel.

A chaque arrêt du car monte un ou deux mendiants qui invoquent Allah pendant un bon moment avant de faire la quête pendant que de petits marchands vendent des oeufs ou que des musiciens errants jouent de leur instrument (j'enregistre). A côté de moi une petite vieille se sent mal. On lui casse une bouteille d'eau minérale en plastique pour qu'elle vomisse dedans... Je regarde par la fenêtre... Forêt de cactus... Douleur lombaire. A présent à chaque fois que je voyage en voiture ma scoliose se fait sentir. Très souvent l'autocar doit s'arrêter. Barrages de policiers ou de gendarmes... Les plus beaux poteaux électriques sont ceux dont les fils coupés pendent sans énergie... signe d'un progrès avorté. Au bout de la route je ressortirai le dos cassé (...).

Copyright © Daniel Giraud / republique-des-lettres.fr, Paris, samedi 01 octobre 1994. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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