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La République des Lettres

Abdelkébir Khatibi

Abdelkébir Khatibi
Triptyque de Rabat

La République des Lettres
ISBN 978-2-8249-0122-0
Livre numérique (format ePub)
Prix : 5 euros
Disponible chez • AmazoniTunes

Oscar Wilde

Oscar Wilde

Publié en 1891, Le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde a enchanté des générations de lecteurs. Riche d'une multitude d'aspects, le roman se présente d'emblée comme un conte philosophique, moral, social, protestataire, poétique, mais aussi comme un extraordinaire conte fantastique. Un conte noir plein de sève et de rebondissements qui s'articule autour d'un fort propos sur l'Art, l'expression picturale, la conscience de l'artiste, ainsi que sur les manifestations de l'orgueil humain et ce qu'il est convenu d'appeler "les chemins de la perdition". Un conte tellement noir, à vrai dire, qu'il est peu probable qu'un commissaire priseur accepte de nos jours de chaperonner sans frissonner la vente du Portrait de Dorian Gray peint par Basil Hallward.

Mais qui est Basil Hallward ? Hallward se trouve être un peintre talentueux, riche, couvert d'honneurs. Distingué fleuron de l'Académie des Beaux-Arts de l'Angleterre victorienne, c'est un homme pudique, discret, émotif, spontané. Un coeur droit, digne, sincère et conciliant qui se signale par sa grandeur d'âme, sa fidélité en amitié, ses qualités naturelles de compassion. En somme, Hallward ressemble fort peu à son environnement direct constitué, pour l'essentiel, de jeunes lords volages entichés de peinture à la mode et friands de potins cruels. Il incarne une idée quelque peu rigoriste, mais noble et sainte, de l'art pétrie de désintéressement, de vertu, de sagesse. Fort de son idéal de pureté et en pleine possession de sa technique, Basil Hallward se tient dans son atelier. Il manie frénétiquement palettes et pinceaux. Le peintre met la dernière main à un portrait. Il devine déjà intuitivement que ce tableau sera son Grand oeuvre, un prodige de l'art. Et ce prodige n'aura été rendu possible que grâce à l'homme qui se trouve campé devant lui, à quelques mètres de sa toile, et qui a bien voulu poser durant déjà de nombreuses heures. Le secret de la réussite de cette merveille picturale qu'il s'apprête à terminer tient, en effet, tout entier dans la présence inouïe de ce modèle hors du commun. Hallward en est convaincu ! C'est cet être d'exception qui a rallumé son désir de peindre, qui a embrasé son inspiration, qui est l'accoucheur de son génie ! Dès les premières séances de pose, l'artiste a été littéralement subjugué par son modèle. Depuis ce temps, il voue à cette muse incarnée une affection immodérée qui tourne parfois à l'idolâtrie, pour ne pas dire à la passion amoureuse. Cet astre de l'art, ce modèle fabuleux, a pour nom Dorian Gray.

Dorian Gray est un jeune aristocrate, beau et fin comme un dieu, fragile et innocent, "encore tout fleuri des roses vermeilles de la jeunesse et des roses blanches de l'enfance". Dorian Gray rayonne comme un Phébus ardent, superbe et glorieux. A l'évidence, il est à lui seul une parcelle d'harmonie, de pureté, de rareté, de charme, d'élégance. Touché par toutes les grâces, possédant de plus naissance et fortune, ce messie de la beauté n'en est cependant pas moins homme. Il mène grand train de vie. Son jeune âge, sa séduction, son raffinement, ses talents de musicien, lui ouvrent toutes les portes. Le monde semble à ses pieds. Cet excellent fils de famille affiche, par ailleurs, un tempérament fantasque, exalté, capricieux, taciturne et se montre effroyablement précieux et narcissique. Rarement, chez un personnage de roman, on a rencontré une telle effusion du moi. L'égotisme de Dorian Gray dépasse tous les records. Son individualisme est un tison rougeoyant autour duquel dansent et crépitent de temps à autre quelques rares flammèches d'altruisme, quelques rares étincelles d'humanité. Dorian Gray éprouve une puissante répulsion envers tout ce qui est extérieur à lui. Au surplus, l'adolescent est taraudé par un constant désir d'absolu. Dorian Gray veut tout ! Il fréquente assidument les coteries de l'aristocratie londonienne. Nous sommes dans l'Angleterre des oisifs, des privilégiés et des élégants dont le plus gros labeur consiste à tirer le cordon des domestiques. Dans les salons cossus, les beaux messieurs font la roue et saupoudrent leur "science" sur un ton badin. Derrière l'écran des politesses et des conventions, les dames se livrent à des propos hardis et insolents. La jeunesse dorée se lance à corps perdu dans une originalité huppée et dans une extraversion surplombante. Les dandys, à la recherche d'émotions nouvelles, occupent leur temps à se parfumer, à inférioriser leurs semblables, à mépriser le populaire et la pauvreté, à défendre "l'absolu modernisme de la beauté". En tous lieux prédomine un théâtre de frôlements, d'insinuations, d'ambiguïtés, qui se juxtapose sur un fond vivace de rivalités, de griefs, de méchancetés et de frustrations. La "distance" que met chacun entre "soi" et toute "choses" est, ici, monstrueuse de non-vie et de réification. Toute une société grotesque et dominatrice s'ébroue artificiellement entre rideaux brodés et meubles précieux, même si une authentique culture savante et artistique sert de trépied aux futilités. Nous sommes aux antipodes de l'Angleterre des manufactures et des bas quartiers décrite par Charles Dickens comme nous sommes aux antipodes d'une Angleterre du sentiment social ou encore de la charité chrétienne.

Entre deux soupers fins, Dorian Gray rencontre un certain Lord Henry qui va devenir son confident, et surtout, qui va lui apporter sur un plateau de quoi satisfaire ses appétits extrêmes: une doctrine de la vie tournée vers un hédonisme échevelé et vers une adoration survoltée toute "pancaliste" de l'art et du beau. A lui seul, ce Lord Henry mériterait plusieurs pages de commentaires. Il faudrait certainement autant de mots pour dire combien le personnage de ce gentilhomme anglais enferme d'irritante abjection. Lord Henry est un virtuose de l'éloquence et du paradoxe. Avec un talent rare et une parfaite mauvaise foi, il distribue dans les dîners en ville ses analyses, ses doctes sentences, ses sophismes sur tout et son contraire. Ce Monsieur "Sans-Gêne" chic pourfend les préjugés et profane les idées reçues. Désabusé, suffisant et ricaneur, il se pose en théoricien d'une philosophie du "à quoi bon ?" et du profit de l'instant. Lord Henry possède le génie du verbe mais n'agit pas, ne se compromet pas. Ses propos malmènent l'ordre moral mais les actes de sa vie conservent un conformisme guindé et inaliénable. Il appartient à cette catégorie de pyromanes de la pensée qui incitent à allumer des incendies mais qui ne touchent jamais aux allumettes. Lord Henry se pique, de surcroît, d'être une sorte d'entomologiste qui se livre volontiers à l'observation de ses semblables et à "l'analyse scientifique des passions". Progressivement, ce personnage ondoyant, cet illusionniste pervers, augmente son ascendant sur Dorian Gray qui se laisse peu à peu bercer par son chant maléfique. L'ingénuité et la ferveur juvénile du modèle se métamorphosent en une maturité cynique et destructrice. Lord Henry, tel Méphisto tentant Faust, présente à Dorian Gray les beaux fruits du Bonheur. Il exalte la jeunesse. Il sublime l'art. Il prône la sacralisation de la beauté. Il célèbre les joies du temps présent et les plaisirs faciles libérés de toutes entraves. Dorian Gray est ébloui. Il se voit soudain saisi de vertige à l'idée de vieillir.

Pour obtenir le surnaturel privilège de conserver sa jeunesse intacte, Dorian Gray n'hésite pas alors à confier son portrait au Mont-de-Piété des Enfers. On peut dire qu'avec ce pacte pernicieux, c'est tout l'art de la peinture, mais aussi tout ce qui constitue le coeur de la conscience humaine, qui vont s'en trouver meurtris jusqu'à l'épouvante ! Porté par ses fascinations sataniques et par ses innombrables phobies, Dorian Gray s'abandonne à un immense blasphème. Très rapidement, il est gagné par la licence et la dépravation. Croisé de l'antéchrist, Borgia, Sardanapale, il se souille de crimes et de débauche. Il s'enferme peu à peu dans le train fantôme du nihilisme, de la cruauté, du mensonge, du scandale. C'est le voyage décadent, l'errance hallucinée du prince déchu, zombie dévoyé engagé dans un processus de non-retour.

L'Art, quant à lui, fera éclore ses implacables vérités. La narration se terminera avec la fin aussi tragique que terrifiante du héros. On voit toutes les raisons qui peuvent susciter l'admiration de ce texte d'Oscar Wilde. C'est le roman du dérèglement, de la dégénérescence, de la perdition délinquante, née d'une souffrance, d'une aspiration rebelle à faire voler en éclats un modèle social fermé, un ordre moral castrateur, des moeurs ambiantes oppressives. C'est aussi l'oeuvre d'une exaltation violente et aveugle, fanatique et mégalomaniaque, de l'excellence et du beau. Pour Dorian Gray, l'art devient une préoccupation unique, fantasmagorique, obsessionnelle. Esclave de ses fixations idéalistes, il brise tout ce qui se met en travers de ses rêves. Oscar Wilde nous donne, ici, la radiographie d'une passion de l'art, folle exorbitante, monomaniaque, totalitaire, qui tourne autour d'elle-même, qui phagocyte, qui vampirise, qui ne partage pas. Quoique poursuivant la quête sur-héroique d'un "graal esthétique", Dorian Gray est l'anti-chevalier par excellence. Enfin, on est également fondé à parler, à propos du Portrait, d'un roman "d'avertissement". L'oeuvre vient s'inscrire dans la longue lignée des récits qui depuis les temps les plus immémoriaux émettent des signaux de danger à l'adresse du genre humain, colportent une parole d'alarme sur les périls que font encourir certains choix de comportement, scandent les grands leitmotiv moraux de tempérance, de prudence, de sagesse. En relatant l'itinéraire d'une "âme faillie" (terme de Dante), Le Portrait de Dorian Gray témoigne d'une expérience du défi et de la déconvenue qui fait figure de mise en alerte. Sans conteste, cette "diablerie" d'Oscar Wilde recèle un message de responsabilité qui retentit encore aujourd'hui et pour chacun. L'oeuvre, il faut être juste, ne rencontre pas toujours un égal enthousiasme de lecture. Le roman est à ce point étrange et dérangeant qu'il déclenche souvent d'irrémédiables passions comme de puissantes réserves. Oscar Wilde agace. Certains critiques lui reprochent sa méconnaissance de la peinture, sa superficialité, son maniérisme. D'autres vilipendent son élitisme mondain, son mépris du peuple, ses moeurs libertaires matinées de puritanisme, son goût de l'émancipation frotté de pudibonderie. Que n'a t-on pas dit, par ailleurs, sur le masochisme, la culpabilité, la nature mijorée d'Oscar Wilde ! Auteur contrariant (et souvent contradictoire), Oscar Wilde se montre trop sulfureux pour les uns et pas assez pour lcs autres. Face aux télescopages de la critique, Oscar Wilde, dans sa préface au Portrait, a deux phrases qui apportent une touche d'humour salutaire: "la diversité d'opinion sur une oeuvre d'art indique que l'oeuvre est neuve, complexe et vivante. Où les critiques ne s'entendent pas, l'artiste est d'accord avec lui-même". En marge des appréciations disparates, le lecteur trouvera de nombreuses satisfactions à revisiter ce texte unique qui jette mille passerelles entre pensée et sentiment, conscience et idéal, création personnelle et signification artistique, entre frissons et merveilles.

Copyright © Didier Robrieux / La République des Lettres, Paris, mercredi 01 mars 1995. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.

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