République des Lettres

Robert Musil

Robert Musil L'Homme sans qualités (2 volumes, éditions du Seuil)

C'est en 1957 que le poète et traducteur Philippe Jaccottet fit publier en France, malgré le refus de Gallimard, la traduction d'un des chef-d'oeuvres littéraires du XXème siècle: L'Homme sans qualités de l'autrichien Robert Musil. Cette première traduction française était réalisée à partir de l'édition allemande établie par Adolf Frisé chez Rowohlt dix ans après la mort de Musil. Elle était composée de l'édition originale en deux parties publiée en 1931 (Der Mann ohne Eigenschaften, littéralement L'homme sans caractère particulier) et 1933 (Vers le règne millénaire ou les Criminels), auquels furent rajoutés de façon quelque peu confuse et arbitraire une cinquantaine de chapitres inédits. Très controversée, l'édition Frisé fût remaniée pour être rééditée en 1978 et c'est cette dernière version, aujourd'hui jugée la plus conforme au roman inachevé de Musil, qui a servi de base à la nouvelle édition publiée cet automne en deux volumes de 730 et 1050 pages aux éditions du Seuil. La traduction révisée de Jaccottet est de plus enrichie, notamment dans le second tome qui contient de nombreux fragments inédits posthumes, notes, ébauches et variantes diverses, du nouveau et méticuleux travail de traduction des germanistes Jean-Pierre Cometti et Marianne Rocher-Jacquin.
Robert Musil (1880-1942), qui avait abandonné des projets de carrière militaire, puis d'ingénieur, avant d'étudier la philosophie et la psychologie puis de se consacrer finalement à la littérature, a semble-t-il commencé la composition de sa grande fresque romanesque dès le début des années 1920. Il l'a poursui jusqu'à sa mort en 1942, à l'âge de 62 ans. Tout au long de sa vie, de Vienne à Genève en passant par Berlin d'où il sera chassé par le régime hitlérien qui interdira en outre ses livres, il n'a cessé de recomposer dans une quête sans fin ce chantier littéraire complexe à qui il donnera successivement plusieurs titres (L'Espion, Le Rédempteur,..) et qu'il ne pourra finalement que laisser inachevé. Il a publié d'autres ouvrages avant -- d'ailleurs avec un certain succès mais sans qu'ils lui permettent toutefois de vivre de sa plume -- ou ensuite parallèlement à L'Homme sans qualités, mais tous portent en germe ou sont plus ou moins directement liés en partie à son grand-oeuvre central. Parmi les plus connus on trouve notamment des recueils de nouvelles tels Les Désarrois de l'élève Törless (1906), Noces (1911), Trois Femmes (1924) et des pièces de théâtre: Les Exaltés (Prix Kleist, 1921), Vincent (1923), entre autres ironiques Oeuvres préposthumes (1936), essais, aphorismes et études critiques diverses. Musil tiendra aussi pendant toutes ces années un Journal qui sera publié de façon posthume.
L'homme sans qualités, c'est Ulrich, un "héros du possible", un homme intelligent à l'esprit libre et ouvert qui pose un regard lucide sur la fausse réalité du monde dans lequel il est plongé. Analysant de façon aiguë l'intellect et les sentiments profonds de ses contemporains et de lui-même, il est "bien obligé de se dire que les qualités personnelles qu'il s'était acquises dépendaient davantage les unes des autres que de lui-même". L'ordre apparemment stable de la réalité qui l'entoure ne lui semble qu'une fiction parmi de multiples autres. C'est pourquoi "il hésite à devenir quelque chose". Il penche plutôt pour faire de sa vie l'expérience d'un changement permanent de moi dans le théâtre de la vaste mais si peu crédible comédie humaine.
Contre tous les hommes "à qualités", ses contemporains européens (et notamment de l'empire austro-hongrois moribond -- La Cancanie) qu'il traite avec une ironie mordante, contre tous les militaires, prêtres, entrepreneurs, politiciens et autres fantoches maniaques quelque peu dérangés à la fois comiques et tragiques toujours pleins de valeurs, de morales, d'idéologies et de certitudes inébranlables, Robert Musil oppose Ulrich, un homme de l'ailleurs, du possible, du précaire et de l'incertain.
Dans la seconde partie de L'Homme sans qualités, après l'épreuve de démystification et de détachement du monde social, Ulrich retrouvera une "soeur" depuis longtemps oubliée avec qui il pourra approcher de façon quasi mystique -- mais la raison reste toutefois toujours présente -- un "autre état" de l'homme. Une nouvelle humanité en congé du social et aux "limites de l'impossible", comme dans la fiction et le roman, qui eux restent toujours ouverts.

La République des Lettres, mercredi 20 octobre 2004

 

 

 

 

 

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