Abdourahman A. Waberi

Biographie Thomas De Quincey
Thomas De Quincey
De l'Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts

Éditions de La République des Lettres
ISBN 978-2-8249-0195-4
Prix : 5 euros
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Abdourahman A. Waberi

L'historiographie consacrée à la Corne de l'Afrique a souvent privilégié le centre impérial et abyssin au détriment de la périphérie connotée négativement. Les "découvreurs" européens avaient les yeux rivés sur ce contrefort abyssin qui passait pour un coffre-fort, on venait de loin pour voir la "Patrie du Prêtre Jean", fruit des amours consommées entre le Roi Salomon et la Reine de Saba. Le mythe de l'Ethiopie éternelle était née pour entrer dans la durée. Les historiens de cette périphérie, longtemps négligée, s'emploient depuis une vingtaine d'années à renverser les mouvements du balancier.

Les multiples colonisations de l'espace somali - italienne au sud, anglaise au nord-ouest, française à Djibouti, éthiopienne à l'ouest - n'ont jamais pénétré en profondeur le tissu social et culturel des différents groupes somalis. Il n'y a jamais eu de projet de colonie de peuplement dans cette péninsule, et partant, pas de littérature de missionnaires qui aurait pu donner un Thomas Mofolo (1) autochtone. Pas même une classe moyenne s'exprimant et publiant dans la langue du colonisateur.

L'absence de la Somalie et de Djibouti dans les annales des nouvelles littératures europhones, par exemple, s'explique par des phénomènes structurels (colonisations éparses et superficielles concentrées sur le pourtour maritime, faible densité d'une population nomade fluctuante, scolarisation tardive et désordonnée, etc.), mais aussi par la survivance d'une littérature orale prégnante parmi ces populations somalies (estimées à 7 ou 8 millions) comme chez leurs voisins Afars ou Oromos. C'est de cette culture, longtemps orale, couchée sur papier depuis deux décennies, dont il est question.

La dictature de la poésie. étudier la poésie somalie est devenu, pour quiconque s'intéresse aux faits culturels de la région, un exercice de style imposé et un écho à la fameuse assertion de Sir Francis Richard Burton (1821-1900) selon laquelle les Somalis sont une nation de poètes:

"Le pays regorge de poètes; tout homme a en littérature une place bien déterminée comme si on lui consacrait une rubrique dans une centaine de magazines; ces gens à l'oreille fine prennent beaucoup de plaisir à écouter des sons harmonieux et des phrases poétiques mais les discordances ou les tournures prosaïques les indignent profondément" (First Footsteps in east Africa, 1856).

Et B. W. Andrzejewski, professeur émérite des langues et des littératures couchitiques à l'Université de Londres, de nous confirmer que, depuis la visite de Burton, beaucoup de choses ont changé mais que la suprématie de la poésie reste intacte. Certes les genres réputés difficiles comme le gabay ont consommé leur déclin mais l'adoption du somali comme langue officielle en 1972 par la junte militaire de Siyaad Barre et la circulation des cassettes (partout et jusque dans l'Hinterland) maintiennent vivace cet art. La télévision (3), moyens modernes fabuleux pour la mémorisation et la transmission, ont ouvert de nouvelles perspectives à la culture somalie en général et la littérature somalie en particulier. Parler à son égard de "technoralité" n'est pas excessif.

De quelques règles prosodiques et veines poétiques. Le premier des traits essentiels est l'allitération qui rappelle les règles de la poésie anglaise d'avant la conquête normande. Les consonnes s'allient avec des consonnes identiques tandis que les voyelles s'allient entre elles, indépendamment de leurs qualités phoniques. Cette allitération court dans tout le poème et non pas dans le seul vers. Aucune entorse n'est tolérée. Le poète qui enfreint la règle se fait huer et son poème est qualifié de deelqaaf (c'est-à-dire un poème où les lettres D et Q sont tour à tour allitératives). S'il ne maîtrise pas son art à la perfection, l'allitération entraîne le poète par le biais des chaînes d'associations phoniques vers des images faciles. Ainsi, on a coutume de dire qu'un mauvais poète emmènera ses auditeurs dans un voyage épuisant et absurde de Mogadiscio à Milan en passant par Mombassa, Manchester et Moscou. Cette stricte observance est toujours la norme pour les genres majeurs (en perdition) comme le gabay; les genres mineurs en vogue comme la belwo ou le heello s'en accommodent plus ou moins. Voici un extrait d'un poème classique - gabay - très célèbre du père du nationalisme somali, Sayyid Mohamed Abdillé Hassan, composé en 1912 à la mort du commandant des armées britanniques tué par les Derviches (les unités combattantes du Sayyid nommé Mad Mullah par ses ennemis. La lettre gouvernante en est le J; il s'ouvre par un long chorus introductif:

Hooyaalayeey

Adaa jiitayaan koofilow

dunida joogeen eh

Adigaa judki la gugu wacay

jimic la'aaneed eh

Jahannamo la geeyow, haddaad Aakhiro u jahaaddo

Nimankii janno u kacay war

bey jirin inshae'alliye

Jamescooyinkii iyo haddaad

jawaahirtii aragto

Sida Eebbahay kuu jirraba

Mari jawaabteeda;

Tu n'es plus de ce monde, Corfield

Voyage sans merci, ton destin s'arrête ici !

Et lorsque, maudit, tu entreprendras ton dernier voyage,

Si Dieu permet à ceux qui ont gagné

le paradis de t'interroger,

Quand tu rencontreras les compagnons du juste

et les joyaux du ciel

Raconte-leur comment Dieu te châtia.(4)

L'inventaire des genres montre la richesse du maquis poétique en langue somalie. On trouve dans cette langue tous les genres de l'oralité: chantefables, contes et légendes pour adultes et pour enfants, chant de travaux, joutes poétiques, épopées, récits initiatiques, éloges pour les animaux, etc. outre le gabay, genre noble, épique diraient d'aucuns, on évoquera le burambuur, un genre exclusivement féminin, chanté et accompagné de tambourins. Le burambuur est plus à vocation domestique, on y parle d'affaires privées et familiales alors que le gabay est plus politique au sens fort du terme. Cependant, rien n'est laissé à l'improvisation, le langage est figuratif à souhait, et dans les deux cas, l'artiste allie la fonction didactique et l'ornementation esthétique. enfin, parce que les Somalis sont très majoritairement des musulmans sunnites de rite shaafite, ils ont l'habitude de vénérer les saints. La récitation des qasida est souvent une activité de soliste qui associe le génie poétique traditionnel aux récits hagiographiques à l'adresse des saints musulmans locaux à l'instar de Cheikh Uways (Sud), Cheikh Garweyne (Bas-Juba), Cheikh Moussé et Cheikh Ousman (Djibouti).

Le préjugé de l'anonymat - Longtemps, on a attribué aux sociétés africaines des préjugés pour mieux asseoir le dénigrement systématique: sociétés sans écriture, sociétés sans histoire (cf.Hegel), etc. Et quand le dénigrement s'estompait un peu, on avait recours à un autre artifice tout aussi pernicieux: l'assimilation. Ainsi, on cherchait une origine caucasienne à certains mythes de l'oralité. Dans l'aire culturelle somalie, l'anonymat n'est pas la règle mais l'exception. L'oeuvre reste la propriété exclusive de l'auteur. On se doit de mentionner le nom de l'auteur dont on récite le texte, même à titre posthume. Pour transmettre une oeuvre poétique, l'auteur la récite en public et encourage les amateurs à la mémoriser mot par mot. Les plus doués sont alors chargés de la propager sans oublier de signaler le contexte dans laquelle elle a été composée.

La poésie d'actualité politique, poésie de forum - fondée sur les traditions de panégyriques et d'invectives, s'est intensifiée au lendemain de la seconde guerre mondiale pour accompagner, comme ailleurs en Afrique, les mouvements d'émancipation. Aujourd'hui encore, le poète ou le chanteur endosse souvent son rôle de médiateur dans les conflits sociaux. Cependant, il n'arrive toujours pas à transformer son capital symbolique en bénéfice économique, autrement dit il vit très mal de son art quand il ne se laisse pas fourvoyer par les autorités politiques. A Djibouti par exemple, les grandes voix artistiques qui avaient pris part à la conquête de l'indépendance (M.A. Furshed, Qarshile, Abdi Bowbow,...) ont été réduites à la clochardisation.

L'empire de la chanson (heello ou hees) - La modernité dans la poésie somalie date de la première moitié du siècle. Elle succède à la prédominance de la ville sur le nomad's land et à l'apparition d'une nouvelle élite urbaine ouverte aux changements consécutifs à la seconde guerre mondiale. Deux hommes, rattachés à cette période, entreront définitivement dans la postérité. Elmi Ismaïl Liban "Bowndheri" (1908-1941), boulanger à Berbera, est mort de désespoir amoureux parce que la jeune fille, Hodan, qu'il convoitait est donné en mariage à un homme plus fortuné. Depuis, le mythe de Elmi Bowndheri, sorte de Roméo moderne, ne cesse de tourmenter la poésie moderne. On doit à ce modeste ouvrier une poésie d'une très vive émotion qui emprunte à la vie pastorale ses métaphores douces et amères. Le second a pour nom Abdi Deqsi, dit Abdi "Sinemo" (cinéma). Ce natif de la région de Borama a passé beaucoup d'années sur la côte française de Somalis (actuelle République de Djibouti) en tant que chauffeur routier. C'est au cours de ses longs périples entre les deux pays qu'il a inventé un nouveau genre poétique: la belwo. Si l'inventeur est mort lors de la vague colonialiste répressive de 1967 son art, lui, a prospéré. Aujourd'hui, la heello, c'est-à-dire la chanson tout simplement reste le plus vivant et le plus populaire de tous les arts confondus de la péninsule somalie.

Le développement du théâtre en langue somalie est intrinsèquement lié à celui de la poésie dans le nouveau contexte urbain. Car cet art, né autour de la seconde guerre mondiale, est issu du syncrétisme de l'art poétique traditionnel et des procédés dramatiques étrangers: les pantomimes jouées par les troupes britanniques dans le nord, l'influence de l'opéra et de l'opérette dans le sud notamment. Les scènes les plus importantes de la pièce sont toujoursdans une langue élaborée conforme à l'art poétique et à ses exigences prosodiques. Elles sont chantées et accompagnées de musique. Le reste de la pièce (dialogues badins, séquences comiques des personnages mineurs) est en prose libre. Les thèmes les plus récurrents, développés sur le mode satirique, sont ceux en prise avec la société (mariage forcé, conflit des générations, tribalisme, corruption, superstition, etc.). Une fois les spectacles et les tournées achevés, les "produits" se consommeront "oralement" grâce aux cassettes. les duplications et les versions se multiplieront ad infinitum. Cet art connaît des hauts et des bas. Après son âge d'or qui précéda les indépendances il a aujourd'hui tendance à se vautrer dans la répétition, avec quelques sursauts intermittents.

La nouvelle littérature - La littérature récemment écrite a pris son essor autour de 1970. Elle sortira d'abord en feuilleton dans les pages littéraires du quotidien somalien Xiddigta Oktoobar (L'Etoile d'octobre), puis grâce à l'agence de presse nationale. Les auteurs se sont rapidement adaptés au mode sériel et sont passés maîtres dans l'art du suspense. A cette époque, il n'était pas rare de voir une foule prendre d'assaut les kiosques pour connaître la fin de l'histoire de la semaine. Les romans historiques de Farah Mohamed Djama "Cawl", Agoondarro waa u nacab jacayl (L'ignorance est l'ennemi de l'amour, 1974) et Garbaduubkii Gumeysika (Les menottes du colonialisme, 1978) sont caractéristiques de cette période. Le premier, un des événements les plus retentissants de cette époque glorieuse, fut réédité plusieurs fois en somali et en anglais, et figure dans la collection des représentative works (Africa) de l'UNESCO.

Le corpus europhone - Le premier somali a écrire dans une langue européenne est un poète - fallait-il s'en étonner. William Joseph Farah Syad (1930-1992) appartient à la petite minorité somalie de Djibouti passablement christianisée. Même si le français est sa langue de prédilection, l'anglais apparaît parfois dans ses plaquettes (5). Ses courts poèmes tendres et ciselés tournent autour du double thème de l'amour et de la nation. Ils se feront remarquer par une préface généreuse et ambitieuse d'un autre poète: Léopold Sédar Senghor.

Parler de la littérature somalie europhone sans mentionner Nuruddin Farah relèverait de l'abberation. Depuis 1970, date à laquelle parut son premier roman, From a Crooked Rib, Nuruddin Farah (6) donne à lire la Somalie. S'il reste le plus grand écrivain somalien de langue anglaise, il n'en est pas moins talentueux dans sa langue maternelle. Il a été aussi le premier romancier à publier en somali un roman en feuilleton, Tollow Wa Tallee Ma, interrompu brutalement par les autorités somaliennes qui, en août 1974, le condamnèrent à trente ans d'exil.

En République de Djibouti, ex-colonie et base militaire française, de jeunes écrivains (7) commencent à prendre la plume pour dépeindre leur univers. Fort de l'assertion d'Edouard Glissant: "se nommer soi-même c'est décrire le monde", ils tentent de se réapproprier le pays - réel et rêvé - occulté par les aventuriers littéraires étrangers et par les potentats postcoloniaux.

Les Somalis en général et leurs artistes en particulier écrivains ne semblent pas avoir eu besoin de "décoloniser l'esprit" (8), comme certains intellectuels et écrivains du continent, à l'image du romancier kényan Ngugi Wa Thiong'o, le demandent. Les diverses colonisations parallèles n'ont pas marqué profondément le tissu social et culturel des populations. Et la colonisation du cerveau - gumeysi maskaxeed - n'est perceptible que sur le pourtour maritime et dans les centres urbains comme Djibouti, Kismayo, Hargheisa et Mogadiscio.

En 1988, le professeur Andrzejewski concluait que, malgré sa jeunesse, la nouvelle littérature somalie avait atteint un niveau d'excellence qui pouvait lui promettre un brillant avenir. Et les écrivains actuels, créateurs et imaginatifs, partagent avec les poètes et maîtres de la parole une confiance et un degré élevé de conscience des potentialités du langage comme médium artistique. Mais aujourd'hui la société somalie -- et singulièrement somalienne -- connaît une crise grave, sans précédent. Beaucoup d'artistes sont réduits à l'errance et l'exil comme cela avait été le cas dès 1974 pour Nuruddin Farah. D'autres, comme le romancier M.J.F. Cawl, ont été assassinés avant et après la chute de la dictature de Siyaad Barre. Pourtant, de petits signes positifs pointent à l'horizon; ils sont souvent le fait de la diaspora. Ainsi, la naissance de la revue Hal-Abuur à Londres. Ainsi également, la publication de la somme poétique (1970-1990) du plus grand poète et dramaturge vivant, Mohamed Ibrahim Warsama 'Hadraawi" (né en 1943), Hal-Karaan; grâce au concours d'une ONG somalienne installée en Norvège. Désormais l'espoir en matière d'édition vient de l'étranger. La minorité agissante de la diaspora s'active partout comme en témoignent les petits journaux politiques ou associatifs qui paraissent à Londres, à Djibouti, à Rome ou à Dire-Dawa (Ethiopie). La (sur)vie de la culture somalie dépend grandement d'elle.

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Notes

1) L'auteur du célèbre Chaka écrit en Sotho en 1910 et publié en 1925. Ce roman historique qui retrace la carrière du chef zoulou est considéré comme le point de départ de la littérature noire en Afrique du Sud.

2) La radio Télévision de Djibouti (RTD) a joué un rôle considérable tant au niveau de la création que de la diffusion.

3) Des exilés commencent à traduire des films américains de série B en somali pour les membres de la diaspora mais aussi pour ceux restés au pays.

4) Cette traduction est proposée par un chercheur somalien, Mohamed Abdi: Ururin Qoraallo La Xulay/2.Tix (Recueil de textes choisis, chants et poèmes en langue somalie avec leur traduction), Besançon, UFR Lettres, Juin 1989.

5) Khamsine, Présence Africaine, 1959; Cantiques et Harmoniques, Dakar, NEA, 1976; et enfin, Naufragés du destin, NEA, 1979.

6) Le dernier roman de Nuruddin Farah traduit de l'anglais nous arrive de Genève: Du lait aigre-doux, éditions Zoé, 1994, 304 p., 130 F.

7) Comme l'essayiste Ali Moussa Iye (Le Verdict de l'arbre, Dubaï, 1991), le romancier Daher A. Frarah (Splendeur éphémère, L'Harmattan, Paris, 1993) ou l'auteur de ces lignes.

8) Cf l'essai de Ngugi, Decolonising the mind, Ed. James Currey / Heinemann, Londres, 1986.

(Cet article est dédié au professeur B. G. Andrzewski, de l'Université de Londres, qui vient de nous quitter à l'âge de 72 ans.)

Copyright © Abdourahman A. Waberi / republique-des-lettres.fr, Paris, samedi 01 juin 1996. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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