Balthus

Balthus

"J'avais dix-sept ans. J'étais coincé entre deux italiennes qui ne voulaient pas comprendre que j'étais le même...". L'homme qui évoque, devant la caméra, ses années de jeunesse est peintre. Il est né le 29 février 1908. Sa fille l'interroge. Il répond détaché, lointain. Au hasard d'une phrase, d'un nom, son visage s'illumine; Dali ? Ah, celui-là... et se perd de nouveau. Son nom ? Balthus. Un plan sur sa femme, Ketsuko: "Je le regarde peindre comme si j'écoutais de la musique". Leçon de guitare: Marron, havane, crème, blanc, noir. Blanc sur noir, havane. Marron sur rose, vert. Brun, blanc, bleu sur brun. Crème, gris sur bleu. Marron, rouge sur vert. Blanc, orange, noir. Rose sur blanc. Brun, brun sur noir, crème. Rouge sur rouge, gris sur bleu, rose. Blanc. Havane, vert, or sur brun. Brun sur gris, bleu. 1933. L'allemagne, la Pologne, l'Europe Centrale d'abord, son père et sa mère, les fêtes, le grand monde. Enfin, avec sa mère seule, à Paris, rue Malebranche. Le petit Balthazar grandit dans l'ambiance du salon qu'elle y tiendra jusqu'à la deuxième guerre mondiale. Cette femme d'exception sait s'entourer: Gide, Valéry, Groethuysen, Du Bos, Bonnard, Jouve déjà, et bien sûr Rilke, l'amant. Puis, c'est l'Italie, l'adolescence, trés vite, il part sur les conseils de Bonnard en voyage d'études. Piero Della Fransesca et Tomaso Masaccio lui serviront de maîtres. De retour à Paris, il a pris le coup de pinceau qu'il ne quittera plus, presque ascétique, faussement lisse. Balthazar Klossowski de Rola est isolé, sa peinture reste confidentielle, elle dérange. André Breton règne, il faut choisir: la modernité, c'est-à-dire le Surréalisme, ou la trahison et Balthus a trahi ("Je ne suis pas un peintre moderne"). Le clergé grogne. C'est un passéiste, un réactionnaire. Seuls quelques-uns saluent et soutiennent le génie, le courage, la liberté de cet aristocrate polonais, amateur de la culture allemande et du théâtre de Kleist. Qui ? Picasso, Giacometti, Artaud, évidemment. Car il y a des parentés, qui pour être amicales, ne trompent pas; des communautés de pensée qui défient les embrigadements les plus durs; des reconnaissances lumineuses, spirituelles, inimaginables. Outre leur passion commune pour l'art pré-hellénique, pour le visage humain, ces quatre-là partagent une terrible lucidité! Ils ont percé le secret de la machinerie sociale, ils touchent au tabou le plus défendu de notre temps, l'oeil du cyclone marchand: la pulsion de mort, et son corollaire totémique: l'image. Pour s'en convaincre, il suffit de relire, tour à tour, quelques gouaches de Picasso; je suggère: le Portrait de Max Jacob conservé au Museum Ludwig de Cologne, La femme au casque de cheveux, du Art Institute of Chicago et la Tête du Hakone Open-Air Muséum, datée de 1972; les dessins d'Alberto Giacometti, période 1914-1965, publiés par l'éditeur Maeght; notamment les autoportraits de 1921-1924, 1935-1940, 1937, la Tête d'homme au crayon de 1936 et les portraits de sa mère de 1958 et 1963; enfin les portraits d'Antonin Artaud; ceux par exemple de Florence Loeb, en 1946 et de Colette Allendy, en 1947;."Avec le dessin, on est au coeur du monde et plus on dessine, plus on pénètre ce qui est. Comme avec l'écriture." nous dit Balthus. Le coeur du monde? L'autre côté du miroir? oui! Une preuve encore: Alice. "Elle se regarde dans le miroir (non représenté) à travers lequel le peintre l'observerait". Visage ovale, nez droit, arcs d'os sur le vide, lévres outrées. Renflements, concavités, jeu d'arrondis: épaule gauche, seins, taille, fesse gauche, cuisses, mollets. Pari des courbes, de la présence du corps. Elle ne se sait pas observée et nous la regardons s'exhiber, perdue dans l'image que nous ne voyons pas. Alice la représentation peinte d'une femme qui a posé réellement oblige à détourner, par pudeur, le regard. Quel vertige! Qui achètera Alice? Pierre-Jean Jouve, traducteur d'Hölderlin, de Shakespeare, romancier, poète, auteur de La voix, le Sexe et la Mort et sa femme, Blanche Reverchon, traductrice elle-même (de Sigmund Freud) et co-fondatrice avec Jacques Lacan de la Société Psychanalytique de Paris. La toile prit place dans la chambre à coucher, au-dessus du lit conjugal. Dès 1935, d'autres amis se joindront au cercle restreint des amateurs: Matisse, grâce auquel les musées américains ont acheté de nombreuses toiles du peintre et Malraux qui, contre l'avis de tous, nommera Balthazar Klossowski à la direction de la Villa Médicis. Genet... On sait la suite. Résumons: Gide, Valéry, Grothuysen, Du Bos, Bonnard, Rilke, Jouve, Picasso, Giacometti, Artaud et plus tard Genet, Matisse, Malraux... Balthus est un peintre qui, embrassant son siècle et interrogeant son humanité, en souligna les zones d'ombre, les creux, les ruptures, les richesses, les redondances, la vanité. "Je ne suis pas un peintre moderne, un peintre moderne cherche à s'exprimer lui-même. Je ne cherche pas à m'exprimer, mais plutôt à exprimer le monde. " Vous disiez d'avant-garde?

Copyright © Jérôme-Alexandre Nielsberg / republique-des-lettres.fr, Paris, samedi 15 septembre 2001. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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