Alain Finkielkraut

Alain Finkielkraut

La Fondation du 2 mars, qui rassemble des intellectuels, des ouvriers, des chercheurs ou encore des citoyens soucieux de la chose publique, a pour vocation de palier à la désaffection des élites devant "l'inéluctable" et l'esprit de résignation qui va souvent de pair: quoique l'on fasse, l'Euro sera nos échanges mercantiles, Internet sera notre nouvelle foi et notre nouveau carnet de note sera le Palm Pilot. Fini, le bon vieil esprit républicain et laïc qui soudait les différences, fini le stylo plume qui tachait nos doigts et nos feuilles de papier constellées de Stabylo, "nous allons vous faire aimer l'An 2000" arguait récemment une publicité. D'ailleurs, à bien y réfléchir, cet inéluctable est bien plutôt un fait et c'est précisément sur ce fait qu'Alain Finkielkraut et Paul Soriano reviennent à travers ce livre en refusant le diktats des évidences et en prenant le risque de penser à contre-courant. L'un y revient par un constat amer (où, il faut bien le dire, la mauvaise foi se dispute à la mélancolie la plus juste) l'autre en remettant en question la convergence de la technique et de l'idéologie dans un Grand Tout Virtuel. Technophobe, Finkielkraut l'est assurément et s'en réclame même en mettant face à face les nouveaux paradis que nous promettent les technophiles et les nouveaux enfers que nous annoncent les plus réactionnaire. "J'ai trouvé davantage de motifs d'inquiétude dans l'aurore annoncée par les amis d'internet que dans les discours d'apocalypse des ennemis d'internet", écrit-il, angoissé. S'appuyant sur le Kant de la Critique de la Raison Pratique ("donc je boude l'écran, mais puis-je vouloir que la maxime de cette bouderie devienne une loi universelle?"), sur Gilles Deleuze, Michel Foucault ou encore Federico Fellini, il en vient à forger le concept d'une "fatale liberté", c'est à dire d'une soumission de la réalité à la représentation de cette même réalité doublée d'une dépossession de l'intimité. Cette fatale liberté ne trouve-t-elle pas son plein épanouissement avec des émissions comme Loft Story? Ridiculiser la notion d'intimité en l'explosant, en la dispersant à travers le tube cathodique en montrant une vie privée en disant "c'est ça LA vraie vie", c'est à dire qu'il n'y a plus de vie au bout du compte mais seulement une représentation de la vie. Encore, s'il ne s'agissait que de ça. Il s'agit bien plutôt de nous faire croire à l'inéluctable de départ: on ne peut pas vivre autre chose que la représentation de la vie. Y-a-t-il une vie derrière les marques? Y-t-il une possibilité d'existence en dehors de Nike, Coca-Cola, la vie des stars, les trottinettes, les transferts de footballeurs, les survêtements, le cynisme, etc...? En cela, le projet du philosophe est louable. Mais dans le fond, le discours rappelle un peu celui ou celle qui se refuse à acheter un portable parce que tout le monde en a et parce que tout le monde l'utilise pour ne rien dire. Que les moyens de communication soient devenus plus importants que les contenu de la communication, cela va sans dire et il est vrai que le contenu disparaît au profit d'un Grand n'Importe Quoi violemment publicitaire. Mais puisque Finkielkraut fait référence à Gilles Deleuze, n'y a-t-il pas avec Internet, (par-delà les comportements imbéciles de la moyenne des utilisateurs) l'idée même d'une pensée-rhizome, d'une arborescence fulgurante et schizophrénique qui appelle plus à la liberté qu'à la fatalité? N'y a-t-il pas l'idée d'une Pensée qui "surfe" de site en site, non pas pour en savoir plus mais pour savoir différemment en glissant sur quelque chose qui tient plus de l'ironie et de l'humoristique que d'une nouvelle foi orwellienne et hégémonique A y bien regarder, les chat en vogue sur la Toile, ne témoignent-ils pas d'une nouvelle moralité, où le bien et le mal se passe de Pechiney et autre Vivendi? L'Euro comme nouvelle monnaie va-t-elle réellement contre les singularités et les personnalités? Bref, s'il y a bien quelque chose dont ont est sûr c'est qu'en matière de nouvelles technologies et de multimédia, les intellectuels (enfin, ceux qui passent à la télé) font preuve d'un manque d'humour affligeant et qu'au lieu de rentrer en guérilla (comme aurait dit Deleuze), c'est à dire sur un mode de guerre où les armes sont la pertinence et le rire, ils montent vite sur leurs grands chevaux et deviennent du coup des cibles évidentes pour les snipers de la bêtise et tous les Goebbels tapis dans l'ombre des multinationales.

Copyright © Emmanuel Dadoun / republique-des-lettres.fr, Paris, jeudi 12 avril 2001. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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