Jia Zhang Ke

Des individus, jeunes pour la plupart, qui viennent tous de la même région pauvre de Wenzhou, semblent échoués dans le décor du World Park, parc miniature de la banlieue de Pékin réunissant les monuments célèbres du monde entier, une Tour Eiffel de 108 mètres, La Maison Blanche, le Fuji-Yama, la Tour de Pise, Big Ben... Ils tentent de garder leur unité mais on sent bien que ce que l'on appelerait ici une énorme déprime les caractérise, comme les membres d'une sorte de club méditerranée à la Chinoise où les gentils membres doivent briller et se débrouiller souterrainement avec leurs histoires personnelles. Et comment y parvenir dans une société si éclatée que les décors traditionnels et kitsch se côtoient à vous faire perdre le sens de tout, de la vie, du temps, de l'origine, ne montrant plus les êtres que comme aux limites de leur résistance affective, armés de portables sur lesquels des SMS font part de leurs désirs de se rencontrer clandestinement dans des chambres d'hôtels dont on ne retient que les numéros. Le film s'ouvre dans les paillettes, la lumière et la somptuosité des costumes et des décors de théâtre. De jolies danseuses vivent et dansent costumées chaque jour selon les besoins de l'animation dans une tenue d'un pays différent. Tao, l'une d'elles, 25 ans environ, est la petite amie d'un des gardiens du World Park, Taisheng, le même âge qu'elle à peu près. Un trafiquant invite Tao dans une boîte de nuit où il lui propose de partir avec lui à un salon de joaillerie, lui promettant de l'habiller dans des tenues qui la mettront plus en valeur. Il semble bien lui aussi représenter un échantillon du monde tel que nous le connaissons, avec ses caïds. Elle rejette l'offre, habituée à lutter contre les assiduités des hommes. Taisheng passe beaucoup de temps à se chamailler avec Tao, si bien qu'il finira par la tromper avec une styliste de passage dont le mari habite à Belleville. Mais on appelle Taisheng pour le prévenir que "La Petite", un jeune homme qu'il avait sous sa protection, surnommé ainsi parce que ses parents voulaient une fille, a été hospitalisé après avoir été écrasé par un chargement sur le chantier du parc où il acceptait en secret de travailler la nuit pour gagner davantage d'argent. C'est la raison pour laquelle Taisheng n'a pas répondu à ce message amoureux qui le convoquait dans une chambre d'hôtel envoyé par la styliste à qui il répondra que La petite est mort, comme l'aveu d'un échec qui les concerne tous. Alors que, après de nombreux désaccords, deux de leurs amis -- le garçon qui voulait toujours savoir où était sa petite amie quand elle ne répondait pas sur son portable ayant fini par l'intimider en commençant à s'immoler devant elle -- se sont mariés, Taisheng et Tao sont intoxiqués une nuit par le poêle auquel on les avait pourtant prévenu de prendre garde. Les voisins sortent les corps. Ce n'est que le début de leur mort, diront les deux victimes, testament symbolique qui exprime bien le sens du film : la mort est un long chemin qui ne fait peut-être que commencer sur terre dans ces nouveaux espaces qui dépassent en tout l'être humain.
Le rythme est assez hystérique et pourtant aussi souvent méditatif, en adéquation avec l'ambiance délirante mais vaporeuse du lieu où sévit une hiérarchie aussi absurde que représentative à travers le directeur fantasque, Mu, caricature du producteur de spectacles vivants. Et la périphérie du lieu fait peur, paysages de nuit gardés par des policiers suréquipés qui ne paraissent travailler qu'à porter des bonbonnes d'eau minérale, la police en civil, encore plus déterminée qu'eux, n'hésitant pas à l'occasion à les brutaliser. "Les paradoxes de la transformation sociale sont trop brutaux" a dit l'auteur. The world est en effet le labyrinthe d'une modernité où l'être humain cherche sa place, en état de crise permanente. Les personnages sont étrangement intégrés aux décors qui les engluent, et ils deviennent invisibles dans l'entourage futuriste et désert du parc fait de bureaux de verre et de bretelles d'autoroutes qui nous ramènent comme un refrain -- le film est construit en chapitres -- à leur abandon. Mutants qui, comme dans les films de Wong Kar-wai, se nourrissent beaucoup de petits plats typiques et de thé brûlant devant des murs décrépis qui nous rappellent ceux d'In the Mood for Love (on remarquera que Jia Zhang Ke joue du même décalage que Wong Kar-wai, n'hésitant pas à utiliser l'ouverture d'une célèbre chanson argentine, Dont'cry for me Argentina, comme musique d'ambiance dans l'ascenseur de la fausse Tour Eiffel. Il y aussi du Wenders dans le désert des espaces contemporains, et du Edward Yang puisque les personnages sont traités tour à tour avec réalisme et sous forme d'images d'animation, dans une poésie visuelle aux fulgurances vertigineuses. La hiérarchie est aussi représentée comme un choix aléatoire mais à respecter, et si les "petits" sont dépassés par le monde qui les bouscule, ils se marient pourtant et continuent ainsi à célébrer les cérémonies du vieux monde pour essayer d'en garder quelque chose, peut-être simplement le goût du champagne et de l'excès d'un instant où tout serait encore possible simplement. Il faut mourir pour renaître nous dit le dénouement. Visite organisée dans un chaos humain et matériel, dans un état policier "impérialiste", sorte de regard perdu sur une contradiction invivable et pourtant subie par ce microcosme de techniciens, artistes et joueurs de pokers qui tentent de repérer des valeurs dans une société pervertie parce qu'elle n'est que la copie d'elle-même. La Chine et surtout le monde ne seraient-ils plus qu'un chantier en construction se demandent ces regards qui cherchent à se reconnecter à une réalité qui s'efface dans un décor futuriste et dont ils s'éloignent difficilement, non à cause des distances mais parce que l'extérieur fait encore plus peur que l'absurdité quand elle est au moins connue. Absurdité des décors futuristes où les capitales internationales, à travers leurs monuments reproduits en carton pâte, vous font passer d'un pays à l'autre en quelques pas. A faire le tour du monde sans quitter Pékin, quand on est jeune et qu'on aurait droit à un avenir, comment garder des repères ? comment savoir ce que l'on veut du couple ? comment savoir si les amis vous protègent ou vous trompent ? Comment accepter le pouvoir exercé par ceux qui étaient des vôtres l'instant d'avant ? Comment vivre la migration sociale ? Autant de questions que pose ce film à l'apparence décousue et obsessionnelle, et pourtant extrêmement construit, comme les décors dans lesquels tous se perdent et s'épient, se trompent et se mentent avant de s'unir comme ils le peuvent dans la vie ou dans la mort. L'auteur, star montante du cinéma chinois, a déclaré vouloir, en se déplaçant cette fois à Pékin, renouveler son travail. Il nous offre en tous les cas 2H25 de rêve, un rêve dont le brillant des robes qui font l'ouverture du film égale le sombre des dernières images où il faut être mort afin de voir enfin la neige tomber comme un linceul trop rapidement grisâtre pour que le bonheur soit envisageable.

Copyright © Michel Marx / republique-des-lettres.fr, Paris, samedi 18 juin 2005. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
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