Carlos Fuentes

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Carlos Fuentes : L'Instinct d'Inez.

Certes, les premières pages n'ont pas cette vitesse éblouissante de la narration qui anime Diane ou la chasseresse solitaire, ni ce bouillonnement qui contribue à faire de Christophe et son oeuf une oeuvre-monde. Ce roman aux dimensions modestes paraît d'abord ne nous intéresser qu'à la destinée finissante et lasse d'un chef d'orchestre, quoiqu'un étrange "sceau de cristal", révéré et bientôt rageusement détruit, ouvre de mystérieuses perspectives...
Grâce à un vaste retour en arrière, notre jeune chef, lors d'une représentation londonienne de La Damnation de Faust, ce flamboyant opéra d'Hector Berlioz, se pique d'amour pour une cantatrice qui chante le rôle de Marguerite : Inez. La reverra-t-il ailleurs que sur la scène de la communion et de l'affrontement artistique ?
Il faudra attendre soixante pages pour basculer dans un retour en arrière plus gigantesque. Lorsque notre cantatrice paraît habitée par une femme de l'ère des grandes glaciations, et porteuse d'une ancestrale tragédie : amours que l'on ne sait pas incestueuses dans une grotte aux peintures, vie tribale secouée par le parricide puis le fratricide du chef... Un immense crescendo unit les passages alternés consacrés à la préhistoire et aux représentations, de vingt ans en vingt ans -- Londres, Mexico, Salzbourg. Et ce jusqu'à l'acmé de cette mise en scène de La Damnation de Faust où apparaît nue la femme venue d'un âge révolu et portant, comme la Marguerite aimée par le Docteur Faust, la petite fille sacrifiée. C'est ainsi que "vous aurez donné un autre temps à l'instant que vous vivez, vous aurez bouleversé les temps, vous aurez ouvert un champ interdit à ce que vous avez déjà vécu dans le passé". L'instinct d'Inez est là. Plus loin que sa vie, que son histoire, l'aventure primordiale de l'humanité nous innerve, malgré les artifices de la civilisation, et recommence, grâce à l'oeuvre d'art.
Plutôt que de parler de métempsycose, de vies antérieures, il faudrait invoquer la génétique des populations et le pouvoir d'une fiction qui ranimerait une lointaine mémoire. Comme avec Terra nostra, qui fait coexister un apocalyptique an 2000, l'antiquité romaine et le siècle d'or espagnol, c'est avec L'instinct d'Inez, que nous percevons le mieux l'ambition du projet du mexicain Carlos Fuentes, projet digne de La Comédie humaine de Balzac, sinon plus fou encore : disposer sa trentaine de romans, dont sept restant à écrire, dans un cycle appelé "L'Age du Temps". En ce sens, un pacte faustien est signé avec la durée d'une vie humaine, avec l'Histoire, grâce aux pouvoirs de la fiction... On pense à "l'éternel retour" nietzschéen, mais également au cubain Alejo Carpentier qui, dans Guerre du temps, imagina une nouvelle (Retour aux sources) où l'on vit de sa vieillesse à sa naissance...
C'est un grand roman d'amour, d'amour rarement comblé, différé, à la recherche d'une pureté originelle, animale, soudain explosif, et cependant délivré de la damnation : "je n'ai pas péché, vous les anges vous le savez, vous m'emportez au paradis à contrecoeur, mais vous ne pouvez qu'accepter ma joie sensuelle dans les bras de mon amant"... Ce qui ne paraissait pas, lors des premières pages, devoir être un livre fabuleux finit par nous emporter dans un irrésistible courant fantastique. L'Instinct d'Inez est bien à compter parmi les plus denses des oeuvres narratives de Carlos Fuentes, peut-être l'un des plus grands, avec le péruvien Mario Vargas Llosa, des écrivains latino-américains. Tout deux ont pris en écharpe les destinées de leur continent, tous deux portraiturent et dénoncent les dictateurs et les révolutionnaires, tous deux construisent d'entraînants et persuasifs espaces romanesques, et si leurs convictions politiques divergent -- Vargas Llosa vers le libéralisme et Fuentes vers le socialisme -- ce dernier l'emporte par ses qualités de styliste virtuose, trop virtuose disent ses détracteurs...

Copyright © Thierry Guinhut / La République des Lettres, mercredi 05 novembre 2003