Gert Hofmann

Le nom de Lichtenberg n'évoque guère plus pour le lecteur français que le fameux "couteau sans lame auquel manque le manche", encore que, selon Marthe Robert, la paternité de cet objet insolite ne lui doive pas être attribuée sans hésitation. L'occasion nous est cependant donnée d'en savoir un peu plus sur ce singulier philosophe allemand avec la parution de l'ultime livre de Gert Hofmann, qui devait disparaître, âgé de 62 ans, en 1993, après y avoir mis la dernière main. "Philosophe" allemand, disions-nous, mais c'est bien plutôt d'une sorte de "Chamfort allemand" qu'il faudrait parler à son propos, tant la proximité des univers de ces deux moralistes, et de la forme qu'ils ont choisie pour exprimer leur pensée, est grande: en témoignent les Cahiers d'aphorismes tranchants, grinçants, drôles souvent et contradictoires parfois - ce qui loin d'être un mal, apparaît comme le signe du doute efficace, fécond, qui soumet au feu de l'expérience individuelle toutes les vérités reçues, fussent-elles neuves - que devait laisser Lichtenberg comme unique gage à une postérité satisfaite autant que circonspecte. Car celui-ci entre dans la catégorie d'hommes qui n'appartiennent pas à leur temps, qui y échappent pour l'essentiel de leur pensée, bien qu'ils soient marqués par les habitudes contemporaines de voir et de sentir.

Et c'est ce personnage qu'Hofmann, critique féroce des apories de son siècle — voir Notre amnésie — a choisi comme figure éminente de son dernier livre. On y rencontre un Lichtenberg difforme, car bossu, et d'une taille qui confine au nanisme qui, comme chacun sait depuis Molière, fait de celui qui en est affligé "un abrégé des merveilles du monde". Un savant respecté pour ses travaux et craint pour ses réparties et autres pensées qu'il avait la manie, heureuse, de noter: "Si vraiment le ciel devait considérer comme nécessaire de me retirer de l'entreprise puis de me remettre dans le circuit, je lui donnerais volontiers quelques indications utiles concernant plus particulièrement le façonnage de mon corps et le plan de tout l'ensemble. Plus droit, beaucoup plus droit!... " Mais il ne s'agit pas là d'une biographie romancée de Lichtenberg: Hofmann nous conte par le menu la rencontre — avérée ? — de celui-ci avec la petite marchande de fleurs Dorothéa Stechard, fillette inculte de 12 ans, et surtout la "scandaleuse" passion qui bientôt les unit: le regard de ses amis, et de son entourage, certes restreint, tant il est vrai que sa vraie vie resta une solitude peuplée de livres et de littérature, s'en trouve dès lors modifié sans pour autant que le cours de leur idylle s'infléchisse; celle-ci ne sera d'ailleurs interrompue que par la mort de Dorothea. L'hypocondriaque impénitent qu'était Lichtenberg, atteint d'une paralysie de la jambe droite, fit conséquemment appel à une servante pour l'assister dans ses tâches quotidiennes... Au lecteur encore curieux, nous préciserons qu'alors ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants (huit exactement)... C'est ainsi que les philosophes (Lichtenberg) et que les ex-contempteurs de leur époque (Gert Hofmann) finissent. On nous laissera cependant préciser nos amitiés, et préférer au père (certes, spirituel seulement) de Lichtenberg, "le neveu de Wittgenstein", tout simplement...

Copyright © François Kasbi / republique-des-lettres.fr, Paris, mardi 01 octobre 1996. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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