Serge Tisseron

Biographie Thomas De Quincey
Thomas De Quincey
De l'Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts

Éditions de La République des Lettres
ISBN 978-2-8249-0195-4
Prix : 5 euros
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Que l'imagerie -- la collection d'images telle qu'inaugurée par l'invention de Nicéphore Niepce -- soit aussi productrice d'imaginaire, voici quelques postures -- quelques scènes - qui nous en rappellent l'évidence.

CLIC. "On n'osait pas, au début de la photographie, regarder trop longtemps les visages des personnes fixés sur la plaque. On croyait que ces visages étaient eux-mêmes capables de nous voir", écrit Walter Benjamin, redisant le rapport jamais aboli entre chimie et magie.

CLAC. L'être humain, constitué d'un certain nombre de couches successives d'énergie, aurait tout à perdre en se laissant tirer le portrait: à chaque cliché -- la photographie ayant le pouvoir de capter, de voler un fragment de cette énergie fluidique --, c'est un peu de cette aura qui disparait ; l'homme, autre oignon, courant le risque de se dépouiller progressivement à la manière d'une peau de chagrin. C'est Nadar, dans ses Mémoires, qui rapporte cette conception fantasmagorique élaborée par Honoré de Balzac.

CLIC. Gaëtan Gatien de Clérambault -- "notre seul maître en psychiatrie", dixit Jacques Lacan -- photographie par centaines, fasciné par le plissé des étoffes, des femmes marocaines voilées de leur haïk ; le haut du vêtement masquant, occultant leur visage en totalité : seule apparait une étroite fente horizontale, noire - le regard, les yeux du modèle restant invisibles. En novembre 1934, le docteur Clérambault procédait à une mise en scène des plus macabres: installé dans son fauteuil qu'il a disposé face à une grande glace celui-ci coincé par son lit placé transversalement --, il se tire un coup de revolver dans la bouche. Il meurt face à son reflet, abimé dans son image. Le psychiatre passionné par les étoffes, affirmeront ses amis, craignait de perdre la vue! En 1949, Lacan pourra prononcer une célèbre conférence intitulée Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je.

CLAC. Josef Südek, photographe tchèque, perd un bras lors de la guerre 14-18; dès les années 1920, il privilégie les jeux de lumière et de reflet, les images flottantes ou "mouillées", l'évanescent, les flous; son but, déclare t-il, est de "saisir les ombres... le reste viendra tout seul". Serge Tisseron établit un parallèle entre ce travail d'apparition/disparition et les phénomènes dits du "membre fantône" - le patient amputé d'un membre continue d'éprouver des sensations (fourmillements, chaud et froid...) à l'endroit où celui-ci manque irrémédiablement. "A la recherche de son bras", Südek pratique la photographie comme tentative de travail du deuil de la partie perdue : j'appelle la présence sans jamais la réaliser, je ne capte jamais si bien la matérialité de l'objet que par son ombre...

CLIC. Deux milliards et demi de pellicules sont vendues annuellement sur la planète, soixante-quinze milliards de photos sont prises - la plupart ne seront regardées qu'une fois négligemment, aussitôt développées qu'oubliées. Un bon nombre de bobines confiées pour développement ne sont jamais récupérées. Le geste de l'index appuyant sur le déclencheur nous accompagne désormais de notre naissance (il existe même sur le marché des films spécial maternité! pour ne rien dire de l'échographie du bébé à naître qui trône dans le cadre du salon) jusqu'à l'instant de notre mort. Revenir sur les images "à la limite" du dernier passage: celle, archidiscutée, de Robert Capa: un républicain espagnol tombant à la renverse, son arme à la main, ou celle d'Eddie Adams représentant un militant vietcong abattu à bout portant par le chef de la police sud-vietnamienne.

CLAC. Le mystère de la chambre claire, sous-titrée "Photographie et inconscient", lorgne pourtant nettement davantage en direction de Roland Barthes, avec le titre duquel il tente une vaine polémique, qu'en celle de Gaston Leroux, chez qui la pratique des "phrases en italiques" introduisait surréalisme et fantastique, inquiétude et suspense, poésie et clin d'oeil.

Clin d'oeil, soit coupure et éclat, connivence et révélation.

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Serge Tisseron, Le mystère de la chambre claire, Photographie et Inconscient (Éditions Les Belles Lettres / Archimbaud).

Copyright © Jacques Barbaut / republique-des-lettres.fr, Paris, mardi 01 octobre 1996. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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