Thomas Mann

La République des Lettres

La Constellation Mann : Klaus, Heinrich et Thomas Mann.

Stefan Zweig croyait devoir, au milieu des années '30, faire le récit de ce qu'il nommait "Les Heures étoilées de l'humanité". Pour, alors que la nuit s'abattait sur une Europe devenue démente, selon la formule de son ami Romain Rolland, faire une dernière fois scintiller au firmament les astres morts de notre histoire d'Occident. Un récit, en somme, non pour que se prolonge illusoirement une certaine manière d'écrire que nous révérons aujourd'hui comme l'ultime qu'ait fait naître notre continent (celle de Schnitzler, celle de Freud, celle de Broch, celle de Musil, celle pour le dire vite de l'Anschluszlig; littéraire) dans la soumission de quoi une part de notre modernité vit toujours; sans doute un récit - et c'est là un récit dérisoire et sublime - pour que la fable européenne ne déclare pas forfait à la face de l'inhumain: pour nous prévenir, nous qui ne prêtons plus l'oreille aux Cassandres, qu'il nous faudra peut-être à nouveau convenir de ce qui nous répugne depuis quelques sommeilleuses générations: le droit de l'écrivain à avoir raison.
Eût-il survécu au national-socialisme, il n'est pas interdit de songer qu'il eût certainement découvert, au ciel poétique de l'autre Allemagne, une constellation qui brillait déjà de tous ses feux dès avant l'officialisation de l'abjection - et qui pour cette raison n'avait pu que s'éclipser avec fracas. Non qu'il ignorât jamais l'éclat à nul autre comparable de la famille Mann, même avant la grande vague de l'exil, que lui-même, proscrit, dut également suivre. Qu'on se souvienne de la phrase fameuse lancée d'outre-Atlantique par Thomas Mann comme une provocation au visage du Reich: "Là où je suis, est la culture allemande" - au nom de quoi, malgré les supplications que lui adressait un Walter von Molo de rentrer en Allemagne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le romancier titulaire du prix Nobel en 1929 avait d'abord décliné l'offre. Ni Heinrich son frère aîné dont la renommée était pourtant mieux établie dans les milieux socio-démocrates, ni Klaus son fils dont les premiers romans avaient aussitôt assuré le succès parmi la "génération perdue" allemande, n'auraient osé cette phrase ni montré cette superbe. Toute une fraction de l'autre Allemagne, toutefois, est là, au centre de ce triangle devenu légendaire qu'ont formé, dans les années '30 et '40, le père, son frère et son fils.
Mais de quelle autre Allemagne? A en croire les théoriciens les plus solides de cette période, et pour ne citer qu'eux, Ernst Bloch, Georg Lukàcs et Theodor W. Adorno, cette altérité saute aux yeux et à ceux des écrivains en tout premier lieu: l'autre Allemagne, pour l'écrivain de "notre temps", suivant le mot du futur inventeur du concept de "principe espérance", ne peut être que celle de tous ceux qui ont claqué la porte de la tragique Dichterakademie, Ricarda Huch en tête. Non pas donc seulement celle dont le territoire spirituel recouvre l'anti-hitlérisme, bien sûr, mais plus précisément celle de l'écrivain en rupture de ban (et bientôt, pour les moins chanceux, en rupture d'éditeurs et de lecteurs). C'est-à-dire? La liste des démissionnaires et démissionnés est connue, telle qu'alphabétiquement dressée le 10 mai 1933 dans les archives de l'Académie: Alfred Döblin, Ricarda Huch, Georg Kaiser, Thomas Mann, René Schickele, Fritz von Unruh, Jacob Wassermann, Franz Werfel pour les exclusions les plus spectaculaires et les plus scandaleuses.
A tous ceux-là Stefan Zweig, s'il n'eût dû ajouter qu'un seul chapitre à son récit crépusculaire, n'aurait pu rendre également justice. L'amateur de registres, de répertoires et de collections qu'il était eût préféré n'en retenir qu'une happy few, et c'est bien ce qu'il a fait lorsque, dans ses Souvenirs d'un Européen, il rapporte avoir consigné en 1928 dans son livre d'or du Kapuzinenberg la matière pure de ce qui deviendra bientôt cette altérité. "Je vivais tout à coup au centre de l'Europe et ma maison devint une maison européenne grâce à mon livre d'or, qui portait les signatures de Romain Rolland, Thomas Mann, H.G. Wells, Hugo von Hofmannsthal, Jacob Wassermann, James Joyce, Emil Ludwig, Franz Werfel, Georg Brandes, Paul Valéry, Jane Adams, Schalom Asch, Arthur Schnitzler, Maurice Ravel, Richard Strauss, Alban Berg, Bruno Walter, Bela Bartok et Arturo Toscanini, sans parler des peintres, des acteurs, des savants venus de tous les points de la rose des vents". Ainsi donc Thomas Mann.
Faut-il alors s'étonner que ce dernier, en un échange involontaire de bon procédé, ait très tôt mêlé le nom du futur suicidé de Petropolis aux affaires politico-littéraires et aux soubresauts calamiteux du Reich? Le jour où il reçoit la somme philosophique de Croce, la célèbre Storia di Europa nel secolo decimonono, qui lui est éloquemment dédiée, il écrit dans son journal en avril 1933 : "L'ambiance vis-à-vis de l'Allemagne est presque aussi mauvaise en Italie que dans les autres pays. Mussolini a déclaré : "Cet Hitler est un singe". Il paraît qu'il dit d'ailleurs à propos du dernier livre de Croce : "Il pouvait bien l'écrire; mais ce qui me met en colère, c'est qu'il l'a dédié à Thomas Mann". Ses informations ne sont pas des meilleures. "Thomas Mann, s'écrie-t-il lors d'un dîner, portant la contradiction à quelqu'un, n'est pas un représentant de l'Allemagne, pas du tout. Il n'a rien fait pour la représenter. Stefan Zweig, oui!" On n'aimerait pas entendre ça même chez nous." De l'Italien dangereux, de l'Autrichien proscrit et de l'Allemand haï, c'est ce dernier qui, sous prétexte de n'avoir pas su se mettre à la hauteur de sa tâche, paraît devoir être stigmatisé pour la différence qu'on a immédiatement voulu lui faire incarner.
Thomas Mann en Allemagne, Benedetto Croce en Italie, Stefan Zweig en Autriche - Miguel de Unamuno en Espagne et André Gide en France, faudrait-il aussi ajouter en supplément de ce qui précède, selon le panorama complet que fait embrasser du regard Malraux à Garcia dans L'Espoir en 1937 -: "La question n'est pas mince, mon bon ami, c'est celle de la civilisation. Pendant un bon moment, le sage, - disons: le sage - a été tenu, plus ou moins explicitement, pour le type supérieur de l'Europe. Les intellectuels étaient le clergé d'un monde dont la politique constituait la noblesse propre ou sale. Le clergé incontesté. C'était eux, et pas les autres, Miguel de Unamuno et pas Alphonse III - et même: Miguel et pas l'évêque, qui étaient chargés d'enseigner aux hommes à vivre. Et voici que les nouveaux chefs politiques prétendent au gouvernement de l'esprit. Miguel contre Franco et hier contre nous, Thomas Mann contre Hitler, Gide contre Staline, Ferrero contre Mussolini, c'est une querelle des Investitures!" Cela pour éviter, aujourd'hui surtout, de succomber à la facilité réductrice d'isoler à la manière d'une monade sans porte ni fenêtre une autre Allemagne, quand cette formule ne prend son sens, semble-t-il, qu'à être englobée, avec ses spécificités il est vrai, à l'intérieur et au sein de ce qui a été une autre Europe des écrivains.
Un singulier glissement - sans cesse dénoncé par Thomas Mann à l'affût des usurpateurs et sans cesse effectué par Heinrich et surtout par Klaus - des attributions et des devoirs jadis fixés à chacun par la polis s'est opéré, qui a abouti, partout en Europe, à un phénomène inouï, celui qu'on pourrait appeler, pour emprunter une formule-titre de 1940 à l'auteur du Docteur Faustus, la légende des têtes interverties. Substitution du social à la création littéraire chez les uns, substitution du pouvoir intellectuel au politique chez les autres, la civilisation aurait littéralement perdu la tête; moins toutefois par la faute de ceux chez qui elle sert normalement à penser que par la folie et la prétention de ceux chez qui elle devrait se borner à gouverner.
Ce qui veut dire ceci: la totalité est l'affaire de la littérature, et de la littérature seule: de la somme à la sommation, comme du concept absolu de totalité à la tentation totalitaire, il y a une différence non seulement de nature (qui scinde l'ordre de la coercition) mais aussi de valeur (qui place d'un côté l'éthique, de l'autre l'idéologique). Il n'y a de primat, autrement dit, et comme l'ont perpétuellement affirmé Thomas et Heinrich Mann, et malgré qu'en aient les Lodovico Settembrini et les Diederich Hessling, que du spirituel sur le temporel. Et qui en fait sa règle d'écrivain est spontanément décrété autre .
L'autre de qui et de quoi? pour réactiver l'interrogation dérangeante d'Ulrich, L'homme sans qualités de Musil qui devait initialement porter le nom d'Anders et savait de quoi il en allait en matière d'altérité. Simplement et terriblement l'autre de ceux qui ont tenté de séquestrer la Dichtung. Car nul n'ignore que ce sont les nationaux-socialistes qui ont relancé le vieux débat qu'on croyait enterré (par et depuis Goethe) du Dichter paré de tous les saints sacrements poétiques et du Schriftsteller parent pauvre de la littérature. Hofmannsthal, pourtant séduit un temps par la "révolution conservatrice", en a même dénoncé le scandale dans son essai fameux sur La Littérature comme espace spirituel de la nation en 1927. Et les trois Mann, comme de bien entendu, en ont fait les frais, qu'on a voulu tout mettre en oeuvre pour les déchoir de leur qualité de poètes - pour faire d'eux précisément des autres.
"Le moindre coup d'oeil qu'on jette aux imprimés d'Allemagne provoque le dégoût et l'horreur", confie Thomas Mann en décembre 1933, à cause des "coups de pieds historiques qu'on nous lance". "Thomas Mann, y lit-on, n'a été que le premier écrivain de son temps, pas le premier poète". Binding (Rudolf Binding est devenu, après l'épuration de l'Académie par les nazis, le second président de la section littéraire) a écrit une phrase selon laquelle "il n'y a pas de véritable poète qui ne soit capable de faire un seul vers. On lui objecte mon nom et, apparemment réduit à quia, il affirme que je ne suis justement pas un poète. Peut-on considérer une telle merde comme possible? Je me pose cette question non seulement en pensant à Jean-Paul, Dickens, Dostoïevski et Tolstoï, mais encore à Balzac, Maupassant et Proust." Dédaigneux d'un superlatif pourtant peu négligeable, Thomas Mann a lui aussi, en même temps que son frère, été offensé qu'on ait pu le ranger au nombre des seconds, au nombre des autres, quand bien même il n'aurait écrit que des romans. Sous les assauts de la terreur le poète devient l'autre nom du bon romancier, et en dénier l'appellation à quiconque revient à le taxer de Zivilisationliterat, c'est-à-dire de "sous-fifre de la littérature", suivant l'expression de Hermann Hesse dans une nouvelle de 1935. Octroyer une indéniable supériorité à l'écrivain hanté par la figure du poète sur celui qui, pour jouer de malchance, ou par manque de talent, se serait sustenté d'une fiction dénuée de génie - là où apoétique voudrait dire aporétique - : ici commencent l'abjection, la calomnie et l'aliénation.
Que cela signifie-t-il en clair? Ceci : que le concept d'altérité doit apparaître comme une propriété littéraire, voire comme le bien propre du Dichter qu'on a rabattu au rang de Schriftsteller. Et surtout ceci: que l'autre est toujours le poète exilé au ban de l'infamie. Stipulations immotivées pour stipulations imméritées, il demeure que les trois Mann ont pris très au sérieux les nouveaux décrets qui les visaient. Des preuves, des exemples? Mais il y en a surabondamment. Du plus spectaculaire (l'exil) au plus subtil (la totale modification d'écriture, en tout cas chez les deux frères, à partir de 1933). Thomas s'en est expliqué dans un essai souvent cité, La Littérature et Hitler (1934), Heinrich dans un essai lui aussi resté fameux, Le Jour viendra (1936).
Osons ce savoureux truisme de Brecht: on ne dépossède que ceux qui ont du bien. Et, en la circonstance, ceux qui ont été dépossédés sont en même temps, secrètement, inavouablement, ceux qui avaient le bien le plus susceptible de se faire convoiter. Qui peut-on voler sinon les poètes? Ce sont toujours eux, les autres, que l'on dépouille, parce que ce sont eux, les poètes, les seuls à posséder. Nul n'ira cambrioler celui qui n'a rien. Tant qu'à faire que de piller, autant ravir ce feu qui, croit-on, ira illuminer celui qui le ravit et le parera d'une auréole indûe. La Dichtung n'a qu'à faire attention à elle, c'est moins sa grandeur que l'on récuse que sa propriété que l'on jalouse. Peut-on comprendre autrement la plainte contre X déposée par Thomas, Heinrich et Klaus Mann lorsque, incriminant le pouvoir nazi, tous les trois se sont cru sans doute moins attaqués que confisqués?
Pour l'auteur de La Montagne magique, en tout état de cause, un détournement a été perpétré. Les uns ont tout pris à l'autre, à ce moi qui se croyait tel et qui, comme dans le théâtre magique du Steppenwolf , a fini aliéné de sa substance. Il faut lire simultanément l'oeuvre de Stefan George et celle d'Erwin Kolbenheyer: entre celle-là et celle-ci point tant de différence de nature que d'antécédence. Ceux-là que l'on décrète à bannir sont, par une splendide et fatidique ironie de l'Histoire, ceux-là encore que l'on pille. Et des trois Mann Thomas surtout a vraiment cru qu'on avait dérobé ce qui chez lui était inhérent à la Kultur - à savoir à ce qu'il avait mis trente ans depuis les Buddenbrook à acquérir - pour, une fois le larcin spirituel commis, le déformer grossièrement. S'étant imaginé être, sinon l'unique, du moins le principal détenteur d'un patrimoine familial - la germanité -, patrimoine dilapidé par de faux héritiers et de vrais usurpateurs, il a dû, sans jamais renier ni abdiquer ses goûts et ses préférences, s'imposer de nouveaux choix, refaire sa fortune en quelque sorte, ceci afin de marquer la différence entre sa supposée propriété et ses simulacres saccageurs.
Jurgen Habermas a semble-t-il vu juste quand, dans ses premiers essais sur Heidegger, il soutient que pour la famille Mann et pour Thomas en particulier la croyance - scabreuse, délicate, inextricable, gênante, rebattue - était très forte en une filiation directe de la Kultur et du national-socialisme. En mai 1945, l'inventeur du génial et dangereux Adrian Leverkühn rejetait formellement l'idée, trop répandue et trop commode, qu'il y aurait selon ses termes "deux Allemagnes, la bonne et la mauvaise". Car "la mauvaise Allemagne", explique-t-il dans L'Allemagne et les Allemands, "c'est la bonne qui a mal tourné, la bonne dans le malheur, dans la faute et dans le déclin". Dans une lettre à son fils Klaus du 21 juin de la même année, Thomas signale encore que son frère Heinrich a été entièrement d'accord avec la façon dont il venait de traiter ce "thème à se rompre le cou": "Il (Heinrich) en a assez de la vertueuse germanophobie d'un monde qui partage de lourdes responsabilités, et il lui plaît que dans mon discours je joue un peu le rôle de Marc Antoine auprès de la dépouille de César". De l'art (difficile) de louvoyer entre les tabous, les sacrilèges et les extrêmes.
Toute cette affaire, évidemment, sent le soufre - selon la métaphore filée du Mephisto de Klaus Mann, selon aussi le nom de Leo Naphta dans le Zauberberg - et l'on tremble de devoir à son sujet soit répéter des platitudes (il n'y aurait pas deux Allemagnes mais une Allemagne ambiguë) soit faire le jeu d'une sensibilité (triomphatrice ou défaitrice). Toujours est-il qu' "il est intéressant", comme l'a fait observer Habermas, "de savoir comment l'auteur de L'Etre et le temps a pu s'abaisser au mode de pensée si évidemment primaire que se révèle être à un regard lucide le pathos sans style du fascisme". Comment donc Martin Heidegger a pu, après le sommet de Sein und Zeit en 1927, dégringoler aussi bas. "Qu'il n'y ait pas là une conséquence proprement nécessaire à l'évolution de la tradition allemande, cela ne fait pas l'ombre d'un doute. Mais il ne faut pas en induire que sont fausses et condamnables toutes les tentatives qui, dans l'esprit du roman de Thomas Mann Le Docteur Faustus, vont précisément chercher l'enracinement des thèmes du nazisme dans la tradition culturelle allemande et mettre au jour les prédispositions qui pouvaient par la suite, dans une phase de déclin, conduire au fascisme".
Et encore il y a une dizaine d'années seulement, Albrecht Betz soutenait un peu de la même façon que, contrairement à Gottfried Benn, Siegfried Kracauer ou Alfred Kantorowicz par exemple, "Thomas Mann avait un sens très fin de la continuité historique et culturelle", grâce auquel il a rapidement "discerné le préfascisme spirituel". Sans doute la même remarque vaudrait-elle pour son frère Heinrich et, dans une moindre mesure liée au manque du recul, pour son fils Klaus. Tout ceci se retrouve sporadiquement ou intégralement dans les souvenirs de Golo Mann Une Jeunesse allemande, mais le noeud du problème est ailleurs. Si la généalogie de la culture a donné tant de fil à retordre à la famille Mann, au point qu'elle constitue un pan entier de ce que Serenus Zeitblom nomme la "spéculatoire" du roman mannien, il faut probablement en trouver la raison dans l'origine de la création littéraire de ces mêmes écrivains. Que serait, en 1938, un roman qui comme Lotte à Weimar ne se construirait pas à partir du grand modèle goethéen? Rien du tout, pour Thomas. Que vaudrait, en 1934, un cycle qui comme Le Roi Henri IV s'affranchirait de l'exemple schillerien? Peu de chose, pour Heinrich. Que signifierait, en 1939, un roman qui comme Le Volcan occulterait la mémoire nietzschéenne? Rien encore, pour Klaus. Or, "Goethe, Schiller, Nietzsche, les voilà, les étoiles fixes au ciel de l'âme allemande, les sources pérennes de toute la pensée et de toute la littérature allemande contemporaine!", si l'on en croit le premier. Point d'oeuvre dont on n'ait ravi l'origine jusqu'au souffle initial, comme si, devenue soudain peu soucieuse d'elle-même, la culture avait suicidairement scié la branche sur laquelle elle s'était elle-même assise. Canetti avait trouvé une métaphore exacte, pour intituler son roman de 1936 Die Blendung: l'aveuglement.
A qui, quand sonne l'heure du bilan de la culture, appartiennent les sommets du génie? A ceux qui font sacerdotalement profession d'en être les exécuteurs testamentaires, ou à ceux qui impunément y grimpent sans permis? Ou, pour le dire autrement, et mieux : au droit ou à la force? De deux choix l'un: on hérite ou on détourne. Voilà bien le drame de la famille Mann. Et à telle enseigne que Thomas lui a même consacré toute une nouvelle, L'Elu, sur la façon dont savoir à qui devrait échoir la grandeur. Heidegger dans sa superbe souveraine a dit (à propos de Hölderlin) que la poésie était à celui qui l'habitait et à celui-là seul qui y établirait son territoire au coeur de nos Holzwege; Rilke dans son humilité fiévreuse a dit (pro domo) qu'elle était à celui qui avait le courage d'affronter l'infini, pour dissuader d'entrée de jeu, au seuil des Lettres à un jeune poète, les velléitaires ou les faussaires. Il n'y a aucune légitimité au concept de patrimoine: n'a que celui qui est. Sybaritisme aristocratique déplacé? Point du tout: sous le règne de la terreur, sur le grand marché des attributions hâtives et des confiscations expéditives, force a été, pour la famille Mann, d'apposer sceaux et scellés sur ce qui pouvait bien encore lui revenir.
A défaut d'avoir encore une nationalité (la sienne lui a été retirée le 2 décembre 1936), un titre (celui de docteur honoris causa de la Faculté de philosophie de l'Université de Bonn lui a été rayé le 19 du même mois), un lieu (Munich lui oppose un interdit de séjour spirituel en avril 1933 à l'instigation de Richard Strauss et de Hans Knappertsbuch), privé donc de sa couverture officielle et sociale, Thomas Mann a dû tirer à lui ce qui, croyait-il, ne lui ferait au moins pas défaut. Signe en tout cas que l'autre, à l'image de la femme à la recherche de son ombre chez Hofmannsthal, est celui qu'on ne saurait jamais entièrement séquestrer, jamais complètement dépouiller, jamais totalement ravir.
Les nazis ont cru tout prendre du bien de l'écrivain, ils n'ont pu lui prendre son identité car la "Dichtung", quand elle fraye sur les sentiers marécageux de l'idéologie totalitaire, se mue en ontologie. Supposition a été faite que Klaus Mann, comme pour empêcher que la littérature ne succombe aux coups mortels et aux vols sacrilèges de ses agresseurs, avait délibérément renoncé à la fiction pure, dernier sinon meilleur moyen de vider la maison avant saisie; que Heinrich Mann, pour en sauver tout de même les meubles, avait changé de résidence littéraire, en abandonnant lui aussi la fiction au bénéfice du roman historique; que Thomas Mann, enfin, pour éviter de compromettre ce qu'il appelait le "génie de la narration" avec l'abjecte braderie du vivant menée au nom de la culture (fût-elle, ainsi sollicitée, indûment revendiquée), avait aboli le roman au profit de sommes symphoniques. Tout ceci, bien entendu, sous bénéfice d'inventaire critique. Il demeure qu'au moment du règne des "salauds" (Hermann Broch), tous trois ont soutenu qu'étaient logiquement simultanés la banqueroute du fait littéraire, la victoire du national-socialisme et l'extinction du sentiment de l'humanité. Hitler et ses sbires n'ont pas seulement abâtardi la figure de l'écrivain ni galvaudé le lexique de la culture, ils ont encore et surtout, selon Thomas Mann qui dénonce cette ultime manipulation dans Allemagne ma souffrance, donné un sens moins pur aux mots de l'humanité. "L'abaissement du niveau culturel", soumet-il à enquête auprès d'autres écrivains en 1934, provient (à moins qu'il ne l'annonce) d'un "retour à la barbarie", "phénomène littéraire fait de sauvagerie, d'anarchie et de sans-culottisme verbal". "S'il survit encore quelque délicatesse humaine et quelque respect pour la culture, bien des choses qui nous venaient des siècles précédents sont déjà aujourd'hui tout simplement incompréhensibles. La profondeur, la complication, la dualité de la personne, le jeu, la mélancolie, la raillerie de soi, l'ironie, l'ambiguïté, la liberté de la forme, font l'effet de bouffonneries, et la nuance excite la fureur. L'Allemagne est devenue amok, elle se soucie comme d'une guigne de la civilisation". Bien pire, dans ce délire de spoliation littéraire: la dénaturation du monde. "Il faut parler de défiguration", conclut en 1939 l'auteur du sarcastique et scabreux Frère Hitler, "car en vérité notre époque a réussi à défigurer tant de choses: le national, le socialisme, le mythe, la philosophie de la vie, l'irrationnel, la foi, la jeunesse, l'art, la révolution, que sais-je encore?"
Voilà le grand crime poétique: reprendre la langue du "Dichter" pour la faire servir à des fins qui ne sont pas les siennes. Une expropriation de la demeure, une exploitation du génie, une exaction du langage. Le "national"? Mais, dans la langue de Thomas, Heinrich et Klaus Mann, le national n'est rien d'autre que l'enfance imaginaire de l'homme, non sa sanctification ni sa finalité. La "révolution"? Elle a pour initiateurs Novalis, Schopenhauer et Freud, pas ceux qu'on a dit, pas Spengler ni Rosenberg. La "philosophie"? Elle est un humanisme, non une sympathie pour la mort. L'"irrationnel"? Il a pour autre nom E.T.A. Hoffmann, Nietzsche et Trakl, non les meutes sanguinaires qui en son nom ont déferlé sur l'Europe. L'"art"? Ce sont Dürer, Wagner et Mahler qui savent ce que c'est, non Albert Speer. Et le "mythe"? Le mythe, a rétorqué Thomas Mann dans son immense tétralogie Joseph et ses frères de 1934 à 1943, Heinrich Mann dans sa somme Le Roi Henri IV de 1935 à 1937, Klaus Mann dans Mephisto en 1936, le mythe est un système de repères ordonnateur, une synthèse de l'humain et du religieux, une totalité de la vie, non un succédané théologique, non un slogan politique, non un faux-monnayage de l'infini.
Comme il finit en funambule, le XXème siècle des écrivains "autres" a commencé en somnambule. Soyons malheureux: la constellation Mann a dit ce moment qui marque l'avènement de l'ère de l'aliénation littéraire. Soyons heureux: elle a vécu ce moment qui a changé le poète prométhéen ravisseur du feu de l'Olympe en divinité à qui l'on dérobe ce même feu. Si dei sunt, poetae sunt.

Copyright © Pascal Dethurens / La République des Lettres, mercredi 01 juin 1994

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