Manu Chao

Ramon Chao, écrivain et journaliste espagnol, directeur du secteur de Langues ibériques de Radio France Internationale, vient de publier un texte intéressant sur l'Expreso del Hielo, une opération théâtrale franco-colombienne qui a traversé une bonne partie de la Colombie à la fin de 1993. Chao, 58 ans, qui collabore également au supplément littéraire du journal Le Monde, fut invité par les organisateurs pour les accompagner et pour écrire le carnet de route de la curieuse expédition. Ramon Chao est le père de Manu Chao, chef du groupe de rock français Mano Negra et concepteur du projet.

Le livre de Chao, Un train de glace et de feu essaie de reproduire la vie quotidienne de ce "train de saltimbanques" hallucinant, sous l'angle de quelqu'un qui a vécu les choses de l'intérieur. Le texte attire l'attention par sa sincérité et son aménité. Le style de Chao est sobre, direct, agile. Le récit commence le 14 novembre avec le débarquement à l'Eldorado, l'aéroport de Bogota, d'une partie de la troupe française, avec parmi eux le chroniqueur, les trapézistes Germain et Fabu et les musiciens de Mano Negra. Cela se termine le 31 décembre avec l'arrivée de l'Expreso del Hielo à Bogota. Chao fait des observations fines et pénétrantes, discutables ou non, sur la flore, la faune, la géographie et l'histoire de la Colombie. Ainsi défilent les couleurs de la savane de Bogota, le parfum des terres chaudes, les bruits nocturnes de la caniculaire région du Magdalena moyen, l'agitation et la monotonie musicale du littoral atlantique. Par touches légères, Chao décrit le rythme essoufflé et lent de La Consentida, la vieille locomotive prêtée par Ferrovias, la SNCF colombienne, qui réalise la prouesse de descendre toute la Cordillère occidentale à 25 kilomètres/heure avec ses 21 wagons, pour atteindre et traverser les immenses savanes du Magdalena moyen, avant de refaire tout le parcours en sens inverse. Au total 2 000 kilomètres.

Il y a dans le texte des images fugitives, anodines en apparence seulement, qui brillent comme des pierres précieuses: celle d'un jeune faucon qui décide d'escorter le train jusqu'à Gamarra celle d'une jeune fille à La Gloria qui marche, collée à un mur, pour éviter le soleil, telle "un jaguar à midi" celle d'un vieillard qui, à la sortie de Santa Marta, rattrape le train en bicyclette et demande aux passagers s'ils se souviennent que dans cette région il y eut un massacre d'ouvriers agricoles. Celle d'un canari, à Aracataca, qui, perché tout en haut d'un pylône électrique, réveille tout le voisinage avec son chant joyeux. Chao rappelle certains épisodes de la vie du pays: la fondation de Santa Marta, la construction des chemins de fer, le massacre des bananeraies de 1929, la tentative d'insurrection écrasée par l'armée à la suite de l'assassinat de Jorge E. Gaitan, chef du parti libéral, en avril 1948, l'histoire des Kogis et des Taironas, etc.

Il fait aussi quelques portraits. Celui de Pablo Escobar est sans surprise. Celui du prêtre-guérillero Perez est apologique. Celui de Jorge E. Gaitan, décrit comme "le plus grand démagogue colombien", impitoyable. Avec un humour fin, Chao décrit les déraillements répétés du train et les techniques de Ferrovias pour se sortir d'embarras. Il se lance dans une ode écologique pour évoquer l'agonie du fleuve Magdalena, dont les "eaux tristes" charrient de nombreux détritus et "souvent des cadavres". Heureusement, tout n'est pas que violence dans le long parcours de ce convoi surréaliste bourré de bonnes intentions. De village en village L'Expreso recueille "les désirs humains" de la population, et les phrases rédigées par des enfants et des adultes illuminent le livre de tout le poids de leur espoir naïf.

Mais le plus grand mérite du livre réside dans la description objective du chaos qui règne à l'intérieur de L'Expreso. Chao livre de ces détails précieux qu'un observateur extérieur n'aurait jamais pu capter. Sur ce plan, la transparence est totale. L'Expreso del Hielo avait été imaginé au départ par une poignée de jeunes idéalistes, français et colombiens, comme une expédition artistique, gratuite et populaire, qui apporte un message de paix et de gaieté aux villes et aux petits villages qui s'égrènent le long de l'ancienne ligne de l'Expreso del sol, à présent disparu. Cependant, malgré son irrésistible enthousiasme, Chao montre comment cette entreprise commença mal, dégénéra en aventure et alla de mal en pis jusqu'à la fin. Les pépins s'accumulent tout au long du récit.

Les premières divisions et les désertions apparurent à Santa Marta, alors que le tour n'avait pas encore commencé: Philippe, Renaud et Jeff s'en vont, choqués par la nullité de la direction artistique. En réalité, l'Expreso n'a pas de chef: chacun fait ce qu'il veut. Trois jours plus tard, quatre musiciens de Mano Negra abandonnent à leur tour le train et retournent en France. La qualité du spectacle est en chute libre. Dans chaque village pourtant, les gens accueillent l'Expreso avec sympathie. Pour eux, n'importe quoi est toujours mieux que le vide et la routine soporifique de ces endroits isolés. Le moral des artistes est au plus bas. Les dissensions éclatent, des groupes se forment et s'opposent, ceux d'un wagon contre ceux d'un autre. Le travail est saboté. Une telle aberration a commencé à El Corzo, village situé à côté de Bogota, lorsqu'on préparait le train. Plus tard, un trapéziste s'ouvre la tête. D'autres se blessent du fait de la difficulté et de la désorganisation du travail. Presque tout le groupe est victime d'une diarrhée infernale à Aracataca. La chaleur, les moustiques et le vallenato les perturbent profondément, dit Chao. La crise éclate un peu plus loin, dans un petit village nommé Gamarra. Cati Benainous, la directrice de production, décide d'arrêter la tournée. Simplement. La moitié des participants ayant déjà déserté. Les accidents se répètent. Fabrice se trompe, règle trois fois trop fort le lance-flammes et brûle Carlos, l'opérateur de Roberto, le dragon-iguane.

Comme si cela ne suffisait pas, il n'y a plus d'argent, explique Cati, et le climat de l'équipe devient "détestable". "Il vaut mieux tout arrêter maintenant plutôt que de s'exposer à une débandade honteuse", conclut-elle. Elle ajoute que les francs qui lui restent serviront pour payer un avocat à Bogota car il y aura des problèmes, pour rupture de contrat, avec les annonceurs. "Ils ont payé pour une piste de ski, pour écouter Mano Negra, pour voir des tempêtes de neige, et on ne fait rien de tout ça. Ils peuvent nous réclamer l'argent", admet Fernando, le Brésilien qui codirige l'Expreso. Les Français acceptent. On fera une dernière représentation à Gamarra, et après, direct à Bogota. C'est la fin de l'Expreso.

C'est alors que les employés de Ferrovias, silencieux jusqu'à ce jour, rejettent la solution de Cati. "Si vous arrêtez maintenant, ce sera une insulte pour la Colombie. On nous attend à Barrancabermeja. Ce serait très dangereux de passer par la gare comme des voleurs, sans s'arrêter. Ils seront furieux. Les gens de là-bas ne rigolent pas", avertit Jorge. Diablito, un autre cheminot, lance une phrase qui fait trembler tous les rockers: "A Barranca pas question de faire la foire après le spectacle, comme vous avez fait ici. Gamarra, c'est la brousse, mais à Barranca on va être dans un quartier résidentiel. Et là-bas on n'appelle pas la police mais les sicarios." Diablito fait allusion à un incident qui est vite évacué dans le livre. C'est Manu Chao qui l'expliquera à un journaliste de Best, une revue de rock: en plein spectacle à Santa Marta, Mano Negra se met à crier: "El pueblo unido jamâs serâ vencido" (Le peuple, uni, ne sera jamais vaincu), slogan des FARC, l'une des guérillas colombiennes. Les autorités locales en tombent des nues. La presse aussi. Le climat se dégrade. Les soldats chargés d'escorter le train deviennent nerveux. Tout cela parce que le sénateur était venu saluer le groupe sur scène. Comme cela se pratique partout, surtout en Colombie. Mais Mano Negra ignore beaucoup de choses et prend ce geste pour une "provocation", une "atteinte à la sécurité" du groupe. Et bêtement, envenimant les choses, ils rompent eux-mêmes la dite neutralité de l'Expreso en lançant ce slogan. On n'est pas loin de la fusillade. Hystérisé par la présence d'un gouverneur à Facatativa, Manu retombera dans les mêmes erreurs quelques jours plus tard.

L'argument de Diablito à Gamarra est de la pure dynamite. Pris de panique, les artistes décident de continuer la tournée. Ils se reprennent et acceptent, pour la première fois, d'assister à des réunions de travail. Adieu à la théorie du non-chef chère à Jean-Marc. Le personnel s'organise enfin en équipes. Les cheminots en font partie et montrent comment il faut organiser le spectacle. La locomotive, selon eux, doit être décorée et l'entrée dans les gares doit être une vraie fête, avec le wagon de feu en flammes et les musiciens en train de jouer. La chaotique direction artistique en reste baba.

Secoué par l'intervention des cheminots, l'Expreso continue et passe l'épreuve de Barrancabermeja. A La Dorada le public est "en or", dit Chao, "venu en partie de Bogota, Medellin et Cali." Mais un des wagons est détruit par le feu. Deux membres de l'équipe, ivres, en viennent aux mains et provoquent l'accident. Le train part et cinq musiciens restent. Résultat: la présentation à Utica est annulée. La situation ne s'améliore pas à Facatativa. Mieux que cela, Faca se transforme en une autre débâcle, en un Gamarra bis. "On nous regarde comme des Martiens", observe quelqu'un. Le personnel de la gare est hostile. Bouchon déclenche un incident en menaçant de déféquer sur le bureau du chef de gare. Manu et Cati se chamaillent. Les problèmes internes continuent. L'Expreso était parti avec 99 personnes, on en est maintenant à 40. Cati et ses amis annulent la représentation à Bogota, craignant d'être lynchés dans cette ville. Pour eux, Bogota c'est la jungle, une immense "cour des miracles", où la foule peut à tout moment "se déchaîner" et "tuer quelqu'un" devant la pauvreté du spectacle apportée par l'Expreso. Chao constate: dans les conditions où se trouve l'équipe, et en l'absence de Mano Negra, on pourra réaliser "à peine la moitié de ce qu'on avait promis". Pour consoler les annonceurs ils réalisent, dans des condtions très mauvaises, trois représentations à Faca. Par chance, les trapézistes et les French Lover's font un tabac et sauvent la face. La tournée s'achève piteusement dans une banlieue de Bogota. Chao pourtant annonce le contraire: "A la fin de la tournée on atteindra la perfection", écrit-il dans son journal.

Mais que s'était-il donc passé ? Une tournée artistique peut cacher autre chose. Proposée comme une fête de concorde populaire, l'Expreso del Hielo fut dévoré par une vision différente. Pour Mano Negra il s'agissait plutôt de réaliser une autre "folie" -- ses extravagances sont connues en France, en Italie et en Argentine -- vivre l'Aventure, celle qu'on ne fait "qu'une seule fois dans sa vie", comme dit Chao. Pour le groupe, la Colombie était le terrain idéal: le pays "le plus violent du monde", avec des militaires atroces, des guérilleros féroces, des trafiquants infâmes, un peuple excessif. Le cocktail ne pouvait être plus exotique. Drogue, alcool, fusillade et danse à tous les coins de rue, etc., etc. Ce panorama faux et néfaste de la Colombie qu'une certaine presse européenne se plaît à véhiculer et que Mano Negra exploite dans ses plans, va électriser leurs fans de l'Hexagone. La fantasme de Tintin au Congo rôde dans l'Expreso. Chao le résume en une phrase: "Une odyssée confortable dans un pullman avec douches et WC ne laisserait pas un tatouage aussi indélébile dans notre vie."

Un tatouage indélébile. C'est de cela qu'il s'agit. D'un grand safari ? Un safari délirant dans un pays de bêtes sauvages? Chao distille avec délice cette idée en citant une répartie humoristique de Gaitan en 1926, lorsqu'il rétorque à des dames de l'aristocratie russe fraîchement expulsées par les bolcheviques et qui ne peuvent cacher leur curiosité devant ce Colombien: "Nous sommes de féroces sauvages venus en France étudier la civilisation occidentale." Il continue en racontant qu'il est le "grand-prêtre" d'une "religion précolombienne secrète" et que chaque jour il parcourt le fleuve, nu sur un crocodile, suivi par toutes les bêtes de la forêt. Il explique: "La parole, seule, sans contenu, attire les bêtes." Une phrase qui, selon Chao, "a coûté à la Colombie trois cent mille morts".

Mais les féroces sauvages n'attaquèrent pas l'Expreso. Comment cela est-il possible ? Abasourdi, à la fin de l'aventure, on spécule. Il fallait que quelque chose arrive. Chao se demande si la tranquillité n'aurait pas été négociée "à l'avance" avec le guérilla. D'autres l'attribuent à la "responsabilité" et à la "neutralité" de l'équipe. Mais il n'y eut jamais de neutralité. L'Expreso del Hielo avait l'appui de deux gouvernements, colombien et français, et d'entreprises privées, adversaires traditionnels de la guérilla. Un pays inégal et bourré de problèmes, mais un pays intelligent et digne. Pas celui imaginé par les membres de Mano Negra ni celui dessiné dans une curieuse carte de Colombie, au début du livre, avec une Cartagène (sur la côte atlantique) bizarrement coincée dans le département du Valle et reliée par voie ferrée à Buenaventura (sur la côte pacifique. . .).

Quelle image de la France retiendront les Colombiens à l'issue de cette aventure ? On peut se poser la question. L'enfer est pavé de bonnes intentions. Un effort de réflexion réellement sérieux devrait être fait la prochaine fois qu'une telle entreprise est proposée. L'épopée de Mano Negra laisse un goût amer dans la bouche.

Copyright © Eduardo Mackenzie / republique-des-lettres.fr, Paris, mercredi 01 juin 1994. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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