Lokenath Bhattacharya

Dans le dernier catalogue des éditions Fata Morgana, Lokenath Bhattacharya écrit ceci: "J'ai publié plusieurs livres ici ou là au Bengale: ils ont tous été emportés par la bourrasque comme des feuilles sèches, voyageurs sans fin sur des chemins perdus, d'un anonymat couleur de cendre à un monde encore plus gris. Un jour, alors que j'avais déjà parcouru quarante-sept années de ma vie...". Un jour, en effet, il y eut un signe de France provenant de la chambre rare du poète que fut Henri Michaux. Dès lors, les petits livres dispersés dans la poussière du Bengale se succédèrent chez Fata Morgana, chez Granit et, tout récemment, aux éditions Christian Bourgois. Grâce à la complicité de quelques uns, parmi lesquels Gérard Macé, Franck André Jamme, France Bhattacharya, la femme de l'auteur, de belles traductions sont disponibles et donnent accès à une oeuvre magnifique et secrète. On l'imagine, l'auteur, sans ambition d'être écrivain, marchant le long d'une route, les mains couvertes de poussière, une besace à l'épaule contenant tous les mots de la terre qu'il s'apprêterait à lancer ici ou là, peu soucieux de l'objectif à atteindre, de la gloire à étreindre ou bien alors, il est dans une petite chambre, ce peut être à Delhi, à Calcutta, ou dans un petit hôtel de la vallée du Gange, cela est vraiment sans importance. L'homme est scribe en n'importe quel endroit de la terre. Il attend, il regarde, il invente. Il entend les murmures des silences, des rivières, de l'amour. Il offre des livres à qui veut bien les trouver sur sa route, des livres très légers mais aussi épuisés de fatigue, éreintés et très las. Il offre des livres qui sont bien plus que des livres: on croirait lire des phrases gravées sur la pierre, sur l'écorce, des phrases qui calment un peu l'effroi et la soif, des phrases qui sont comme une cruche que l'on tendrait, le soir venu, au visiteur cherchant un gîte. Des phrases qui ne tiennent pas en place dans la chambre devenue plus vaste que l'univers.Dans le premier livre paru en France, il y a une page manuscrite, une page en bengali. On dirait, puisque nous sommes dans l'incapacité de les lire, qu'ils sont des signes noirs dans un azur troublé, rejoignant leurs frères, à leur propre insu: les dessins nocturnes de Michaux. Langue secrète saluant, de la chambre, les dix directions. "J'ai résolu de laisser le vent souffler aujourd'hui, et voilà que je suis toujours ferme dans ma détermination alors que je pénètre suivant mon habitude dans la chambre, perdu dans mes pensées, tête basse, les bras repliés derrière le dos un peu au-dessus des reins, les doigts pris en une étreinte amicale,- et à peine ai-je avancé le pied dans la pièce que je vérifie en vitesse, comme chaque fois, si les tableaux accrochés au mur sont bien droits, si une odeur de poussière ne vient pas jusqu'à mes narines, non, tout est parfait." Et plus loin: "Comme je crois à la valeur des rites je me suis lavé les mains en entrant dans la pièce." Immobilité, vertige, conscience aiguë de sa pauvreté, que l'on franchisse ou non le seuil, empruntant d'autres marches, d'autres danses, les marches du vide ou les danses des clowns: "Mais je ne suis pas qu'un homme ordinaire, qui maintient son discours, les mains jointes." Serait-ce là une forme de prière, préparation à l'écriture, saut dans le vide, dans le néant. Quel est le rôle de ce danseur de cour, de ce coureur de fond dans sa solitude, tenant hors de l'eau sa tête de noyé: "Il joue, il parie le soleil et la lune et pense: 'Que sont les cieux, là-haut, sinon une part de mon souffle?' Il joue, il engage tout: ce qui rend sa chambre agréable, sa propre joie-souffrance, la compagnie de son amour." On va de page en page, recueillant des joyaux qui feraient rire l'auteur. On voit les livres sur la table, une poignée de livres, compagnons de très rares lecteurs, on les lit, on les relit, comme un enfant qui n'aurait goût que pour les histoires d'aventures ou les jeux dans d'immenses jardins: "Nous voulons graver un voyage. Les pauvres scribes que nous sommes n'y arriveront peut-être pas. (...) Nous sommes des petits. Triviales sont nos richesses et notre pauvreté. L'essentiel est ce que nous voulons voir- que nous pourrons ou ne pourrons pas voir, le temps venu. Y parviendrons-nous? Tomberons-nous avant?" Comme bâtie sur des ruines ou sur une terre défaite, cette oeuvre ne laisse pourtant rien à l'abandon. Il y a une grâce dans l'écriture de Bhattacharya, une grâce atteinte à force d'exigence et d'abandon, tout un peuple de mendiants, de vagabonds qui semblent entrer dans les livres, comme s'ils revenaient chez eux après un long voyage, comme s'ils retrouvaient une maison amie, l'auteur regrettant presque de les aimer si mal, de les accueillir avec autant de maladresse. Il y a le feu de la vie dans ces pages venues du bout du monde et que l'on a plaisir à lire et relire car elles portent en elles un étrange pouvoir fantomatique. Il n'y a là, au fond, à l'exception du livre paru chez Christian Bourgois, aucune histoire. C'est une voix qui parle, c'est un corps qui chante, qui danse, qui psalmodie. Une vie tellement attentive à la vie d'autrui, à la vie lointaine, à la vie qui passe: "Le temps est venu de se jeter les uns les autres de la poussière dans les yeux. Le jour et la nuit. Le matin et le soir. Je jette de la poussière dans vos yeux, et vous dans les miens." Mais n'est-ce pas avec de la poussière que l'on fait de l'or ou de la boue, ce qui revient au même. Ce que l'on quête est la lointaine paix, la paix inaccessible, celle qui nous traque jusque dans la chambre, jusque sur les routes de la vallée du Gange."Et le sac sur son dos ne contient rien d'autre que la malédiction sans fin de sa naissance." L'auteur est sur les routes, en effet, ou dans le silence troublant des chambres. Il y a la solitude mais il n'est jamais seul. Les ancêtres sont là qui l'accompagnent, les villageois de son enfance le suivent à la trace. Il y a tellement d'obstacles sur son chemin, des rivières en crue, des torrents de boue et la mort qui rôde, comme partout, comme au fond de n'importe quel coeur. Pourtant "La mort n'est pas encore complète dans la chambre." Le souffle n'est pas sur le point de s'éteindre, des lampes brillent quelque part, des mains ont allumé des feux. "Avant tout cela, pourtant, il lui faut rembourser ses dettes. Les rembourser ici, dans cette chambre." Alors le scribe écrit mais son rôle est très flou. Tantôt abasourdi de silence, tantôt porté par la rumeur des voyages, le murmure des conversations amies, il est un peu ce colporteur que l'on prendrait pour un mendiant, vadrouillant deci delà, délivrant quelques mots et des regards brûlants. "Je suis juste un homme. Je suis aussi un millier d'hommes. Cette chambre est à moi, à moi seul. C'est une chambre plutôt perdue, et pourtant c'est également un univers." Alors n'hésitez pas, si vous aimez les livres qui sont comme des maisons construites un peu à l'écart des grandes routes, si vous aimez les chemins où le silence est roi, eh bien entrez dans les pages des livres de Bhattacharya où s'affrontent souffrance et joie, beauté et malédiction, offrande d'un écrivain remarquable et secret. Vous y trouverez de l'eau pour votre soif, vous y trouverez un désert que n'aboliront pas les pages, une fraternité qui, par pudeur, retient son nom, une errance infinie entre le monde et la chambre.

Copyright © Joël Vernet / republique-des-lettres.fr, Paris, dimanche 01 mai 1994. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de cet article sur quelque support que ce soit est interdite.
Noël Blandin / La République des Lettres
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